Tenant pour assuré que l'entendement humain créait ses propres embarras et n'usait pas avec modération et justesse des aides véritables qui sont au pouvoir de l'homme, que de là provenait une ignorance infinie des choses et, avec cette ignorance, des maux sans nombre [..] Mais il ne fallait nullement espérer que les erreurs qui se sont imposées et qui continueront de s'imposer éternellement se corrigeassent d'elles-mêmes (si l'esprit demeurait laissé à lui-même). p61
Si nous avons fait quelque progrès dans une telle entreprise, la méthode qui nous a frayé la voie n'a été autre que l'humiliation vraie et légitime de l'esprit humain. [...] C'est ainsi que peu de place est laissée à la puissance et à l'excellence du talent. p71
C'est bien tardivement que j'ai dû me résoudre à reconnaître l'étendue de notre connerie congénitale (au lieu de notre supposé bon sens), et qu'on ne pense jamais par soi-même (malgré l'injonction de la pensée critique), ne faisant d'une façon ou d'une autre que répéter ce qu'on nous avait mis dans la tête (à l'instar des Grands Modèles de Langage). Or, ces constats qui paraissent encore audacieux, sinon insultants au regard de l'humanisme démocratique, n'ont bien sûr rien de nouveaux puisqu'ils sont au fondement des sciences tels que Francis Bacon les théorisait, notamment avec son "Novum Organum" de 1620, dans une époque enfoncée dans l'obscurantisme et les guerres de religions (ranimées aujourd'hui par l'islamisme). Comme on le verra, son combat contre les faux savoirs et nos limites cognitives n'est pas la seule résonance avec notre actualité de cet auteur trop négligé, alors qu'il a été le fondateur du progressisme et des institutions scientifiques. On peut certes lui reprocher bien des choses, et d'avoir péché par trop d'optimisme à faire miroiter un avenir qui n'est pas si radieux. Il n'est pas exempt non plus de conceptions archaïques (sur les femmes notamment), sa pensée étant datée de plus de quatre siècles. Il ne faisait qu'anticiper une science sortant à peine des limbes, et ne pouvait sauter par-dessus son temps - selon son propre principe que "la vérité est fille du temps".
Lorsque Bacon avait dit, de son accent à la fois simple et pathétique, que la logique formelle était plus propre à consolider et perpétuer les erreurs qu'à découvrir la vérité, que le syllogisme liait les intelligences et n'atteignait pas les choses ; qu'il ne fallait plus jurer sur les paroles des maîtres, ne plus adorer les idoles, changer de méthode, pratiquer l'observation, recourir à l'expérience, il avait semé les idées qui quelques cent ans après le "Novum Organum", ont germé, ont levé, ont formé une moisson couvrant toute l'Europe. Paul Hazard, La pensée européenne au XVIIIe siècle
Pic de la Mirandole (1463-1494) n'est plus guère connu que par son nom et sa prétention de couvrir tous les domaines du savoir de son époque - à seulement 24 ans - mais je me souviens avoir lu avec un certain enthousiasme le début de son
Kojève a été très important en France pour la compréhension de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dont il a donné une lecture limpide... mais qui en était une réinterprétation marxisante, anthropologique, matérialiste, assez différente de l'original sur de nombreux points (Etat universel, fin de l'histoire, rejet de la dialectique de la nature). Ses innovations (notamment le désir de désir) étaient cependant très éclairantes, parfois trop, constituant en fait une dogmatisation du système hégélien, transformé en système clos, définitif, et supposé ouvrir sur une prétendue sagesse.
La philosophie, depuis Socrate, s'oppose aussi bien au dogmatisme qu'au scepticisme comme recherche de la vérité et savoir en progrès mais le scepticisme en constitue un moment essentiel pour mettre en cause le dogmatisme qui se reconstitue sans cesse. Selon Heinz Wissmann, ce qui distinguerait la mythologie de la philosophie, ce serait que la mythologie s'arrête au principe d'oppositions de forces antagonistes quand la philosophie en cherche l'unité. On retrouverait la même distinction du monothéisme avec le dualisme manichéen, mais cela dit bien une vérité sur la tendance des philosophies et des sciences à reconstituer un système unifiant (Fichte en fait même le principe de la science). Il faut dire que, contrairement au dualisme qui se le donne au départ, l'unité supposée rend très problématique la justification du mal et du devenir, ce qui rend cette clôture dogmatique instable, simple aboutissement momentané qui sera livré à la critique d'un nouveau moment sceptique, tout comme les dogmes précédents. C'est ainsi que les sciences avancent en changeant de modèles ou de paradigmes au travers de l'histoire quand elles rencontrent des faits qui en montrent l'insuffisance. C'est ainsi que la philosophie progresse aussi, non pas une simple diversité d'opinions mais une succession de figures qui se répondent et intègrent les questions du temps.
Karl Jaspers (1883-1969) reste assez méconnu en France. Ce qu'on peut considérer comme son premier ouvrage philosophique, "Psychologie des conceptions du monde" (1919), n'est même pas traduit alors qu'il fondait ainsi ce qui sera l'existentialisme à partir d'une typologie caractérielle de la relation au monde des différentes personnalités : attitude enthousiaste ou pragmatique, aspiration à l'élévation spirituelle, etc. Avec ce livre, il passait en fait de la psychologie à la philosophie, à ce qu'il appelait une philosophie de l'existence, toute existence étant "située" par rapport au monde, étant "orientation dans le monde". Le moi n'était plus ainsi une pure intériorité mais renvoyait désormais à la place où il se trouve, au rôle qu'il joue dans la situation, à son environnement extérieur (ce qui fait penser aux thérapies familiales ou systémiques).
Dans la lignée de mon
Revenir sur Heidegger peut paraître excessif à certains - son nazisme le disqualifiant définitivement. Ainsi, pour Emmanuel Faye, il n'y aurait rien à sauver de son oeuvre qui ne relèverait que de l'esbroufe, voire du camouflage, et pas de la philosophie. C'est une double erreur car si son nazisme avait effectivement des fondements philosophiques, ils continuent à travailler notre époque et n'ont pas été assez pris au sérieux. L'influence de Heidegger se fait sentir notamment dans la critique de la technique et une certaine écologie qu'on peut dire religion de la nature. Il y a une véritable nécessité à en déconstruire les présupposés.
J'ai essayé de montrer les dangers du concept moderne d'
Les premiers livres de philosophie que j'ai lu, avant d'en avoir l'âge, ont été la Critique de la raison pratique de Kant puis l'Être et le Néant de Sartre. Ce n'est pas un livre sans faiblesses mais celles-ci n'ont pas tant d'importance au regard de l'influence qu'il exercera sur son époque. En effet, s'y fondait une position politique opposée à celle du nazi Heidegger et de sa quête de l'originaire, position de gauche pour laquelle "l'existentialisme est un humanisme". Revenir à Sartre est utile pour combattre le retour des tendances identitaires et autoritaires en y opposant une liberté de principe qui nous constitue comme interlocuteur, véritable dignité de l'homme. On donnera cependant presque un sens inversé à l'affirmation anti-platonicienne que "l'existence précède l'essence", où l'homme n'est plus au centre, auto-création de soi-même, alors que c'est le milieu qui détermine entièrement l'évolution d'une essence humaine changeante - ce qu'il faut concilier avec notre liberté supposée, sa nécessité métaphysique comme sa réalité pratique.
Je n'ai pas parlé d'Alain dans mon bref survol de la
On peut dire que l'année aura été consacrée à une mise en cause radicale de la subjectivité dans ses conceptions religieuses ou mythiques qui n'épargnent pas la philosophie, jusqu'à l'existentialisme au moins, ni bien sûr la politique, en particulier le supposé rationalisme démocratique plutôt démenti par les faits. Tout cela n'empêche pas la subjectivité d'exister et de constituer notre expérience intime de la vie.
C'est un livre original et important que nous offre, directement en poche, Frédéric Worms, spécialiste de Bergson et de la philosophie du vivant. Autant le dire tout de suite, cette histoire n'est pas du tout mon histoire, ignorant tout un pan de la philosophie française contemporaine mais son découpage en moments philosophiques n'est pas sans intérêt même s'il est bien sûr contestable et partial, privilégiant ses propres thèmes. En révélant l'autonomie relative du champ philosophique et son caractère autoréférentiel (ou relationnel), il fournit de nouveaux éclairages sur quelques philosophes et donne cohérence à la trajectoire d'une French theory qui ne peut malgré tout être déconnectée qu'artificiellement de la philosophie allemande en particulier. Le plus fascinant pourtant, c'est de retrouver, malgré la volonté expresse d'y échapper, une histoire strictement hégélienne de la philosophie après Hegel, avec les thèmes qui se répondent et se déplacent d'une période à l'autre : l'histoire, le processus, la dialectique, le négatif, la mort, le concept, etc.