"Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, ce n'est pas la théorie qui tente d'en rendre compte (ce n'est pas un dogme freudien ni une philosophie), mais uniquement le dispositif et ce que disent les analysants. La grande différence avec les autres thérapies, en effet, c'est qu'il ne s'agit pas d'un formatage, d'une "rééducation émotionnelle du patient" (p585), de l'application d'une théorie (il y en a plusieurs, chez Freud même). Il s'agit d'une parole "libre"... qui finit par dire toujours à peu près la même chose, retombant dans les histoires ennuyeuses de papa maman et de séduction sexuelle (si ce n'est de pédophilie). Chaque témoignage est certes singulier, mais il est d'autant plus étonnant d'y retrouver des mécanismes répétitifs qui étaient restés inaperçus (en dehors de la littérature) et dont on peut constater à quel point ils restent inacceptables aujourd'hui.
Il est bien clair que ce qui scandalise encore, c'est la place de l'inconscient (déresponsabilisant), l'importance de la sexualité (qui nous tire vers le bas), la fonction du phallus (du mâle dominant) et le complexe d'Oedipe (répressif) aboutissant à la castration (qui nous empêche de jouir), toutes choses qu'on s'acharne à dénier et dont il faut interroger l'universalité (y compris des extraterrestres?). Si les libertaires voudraient se débarrasser de l'Oedipe, les féministes du phallus et les religieux ou moralistes de la sexualité, c'est qu'on se trouve face à un réel qui n'est pas présentable, à l'opposé des représentations religieuses ou politiques comme des promesses publicitaires du développement personnel (dont les praticiens ne se soucient guère du transfert)".
J'ai repris ces deux paragraphes de mon article "Philosophie et psychanalyse" pour rappeler ce que la psychanalyse garde de scandaleux, à l'opposé de toute sagesse, thérapeutique ou normalisation, mais il faut insister sur le fait que la caractéristique première de la psychanalyse réside bien en effet dans l'analyse du transfert qui change tout. On peut s'étonner certes de cette place du transfert dans l'analyse qui semble hors sujet mais résulte là encore de la simple observation, vérité d'expérience : "Alors qu’une fois, j’avais délivré de son mal l’une de mes patientes les plus dociles, chez qui l’hypnose avait permis de réaliser les plus remarquables prodiges, en ramenant l’accès douloureux à sa cause, elle me passa à son réveil les bras autour du cou". C'est par cet "amour de transfert" que Freud interprétera le transfert comme projection sur l'analyste de l'image paternelle. En fait, il s'agirait plutôt selon Lacan du fait que le dispositif met l'analyste en position de sujet-supposé-savoir, l'amour s'adressant alors au savoir.
Ce phénomène qui semble marginal, simple parasitage du processus analytique pour ceux qui y voient une reconstruction de son enfance, oblige au contraire à le réinterpréter complètement en dépassant le contenu manifeste et sa prétention de vérité par la réintégration de l'énonciation et du sujet auquel elle s'adresse comme discours de séduction et désir de désir, ce qui a une portée considérable - suspicion portée sur la vérité comme sur tous les discours.
Kojève a été très important en France pour la compréhension de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel dont il a donné une lecture limpide... mais qui en était une réinterprétation marxisante, anthropologique, matérialiste, assez différente de l'original sur de nombreux points (Etat universel, fin de l'histoire, rejet de la dialectique de la nature). Ses innovations (notamment le désir de désir) étaient cependant très éclairantes, parfois trop, constituant en fait une dogmatisation du système hégélien, transformé en système clos, définitif, et supposé ouvrir sur une prétendue sagesse.
Karl Jaspers (1883-1969) reste assez méconnu en France. Ce qu'on peut considérer comme son premier ouvrage philosophique, "Psychologie des conceptions du monde" (1919), n'est même pas traduit alors qu'il fondait ainsi ce qui sera l'existentialisme à partir d'une typologie caractérielle de la relation au monde des différentes personnalités : attitude enthousiaste ou pragmatique, aspiration à l'élévation spirituelle, etc. Avec ce livre, il passait en fait de la psychologie à la philosophie, à ce qu'il appelait une philosophie de l'existence, toute existence étant "située" par rapport au monde, étant "orientation dans le monde". Le moi n'était plus ainsi une pure intériorité mais renvoyait désormais à la place où il se trouve, au rôle qu'il joue dans la situation, à son environnement extérieur (ce qui fait penser aux thérapies familiales ou systémiques).
Alors que le désir avait été jusque-là constamment réprimé par la morale, les sagesses et religions, une certaine pente de la modernité, qui va du freudo-marxisme à Deleuze (si ce n'est aux spinozistes à la mode) prétend faire l'apologie du désir. Lacan, lui aussi nous enjoint à ne pas céder sur notre désir mais c'est en référence à Antigone et très différent, signifiant tout au contraire qu'on ne peut en rester au culte des plaisirs ni au service des biens. Il ne s'agit sûrement pas d'inventer des désirs artificiels - ni de céder aux séductions marchandes ni de cultiver un érotisme raffiné (mais si vain) - plutôt de prendre au sérieux ses désirs profonds et de s'affronter à la déception de leur réalisation (ce n'était que ça) au lieu de les refouler.
Dans la lignée de mon
La politique rend fou. Ce n'est pas une nouveauté mais toujours aussi effrayant à chaque fois que les camps adverses se mobilisent et qu'on ressent la pression de la foule. J'avais moi-même dénoncé la folie de
Peu de gens lisent les premiers dialogues de Platon dont l'authenticité est mise en doute par certains car ils semblent à la fois maladroits et contredire ce qui deviendra sa philosophie ultérieure. C'est que, justement, ces dialogues sont plus socratiques que platoniciens, écrits du vivant de Socrate et nous donnant ainsi accès à son enseignement, en grande partie négatif, basé sur l'affirmation paradoxale qu'il ne sait rien.
On ne peut rien comprendre au monde sans dialectique, on ne peut rien comprendre à la succession des idéologies libérales, totalitaires, néolibérales, etc. Ce n'est pas seulement l'identité des contraires, fondement de l'ésotérisme et d'un savoir paradoxal réservé au petit nombre, ni même leur complémentarité ("L'erreur n'est pas le contraire de la vérité. Elle est l'oubli de la vérité contraire". Pascal). Il s'agit bien de leur contradiction active dont nous sommes plutôt les sujets, produits de l'époque que nous produisons, de même que nous sommes les produits des autres, d'une culture et d'un langage que nous participons à (dé)former et transmettre. Le désir illustre parfaitement cette dialectique entre intérieur et extérieur en tant qu'il est désir de désir.
Dans la conjonction des crises actuelles (économique, écologique, géopolitique, anthropologique) aucune des solutions du passé ne peut plus convenir, toutes ayant échoué d'une façon ou d'une autre, leur échec étant à chaque fois un échec de la liberté. La dialectique de l'histoire nous force donc à innover non seulement pour sauvegarder nos libertés menacées mais en conquérir de nouvelles.