Prendre ses désirs pour des réalités ?

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Ce slogan de Mai68, "prenez vos désirs pour des réalités", avait une charge libératrice, engageant à l'action, à s'affirmer et n'avoir pas peur de prendre des risques, ce qui évoquerait plus aujourd'hui l'esprit d'entreprise et les injonctions du développement personnel que l'esprit de révolte initial. Il n'était pas si absurde pourtant, à cette époque de libération des moeurs et d'émancipation sociale, de prendre au sérieux ses désirs, ou comme disait Lacan, de "ne pas céder sur son désir", car les désirs sont réels aussi et orientent nos vies, rien de pire que de les refouler. C'était alors un important progrès sur le surmoi punitif et a pu participer notamment à la légitimation du désir de libération des femmes, à la simple reconnaissance de leur désir, de leur existence de sujets désirants.

Cette sacralisation du désir avait cependant une face moins reluisante, celle d'un surmoi devenu injonction à la jouissance, idéologie du désir dénoncée dès le début par des marxistes comme Clouscard, soulignant sa complicité avec le libéralisme et la société de consommation qui en constituent incontestablement l'infrastructure matérielle, comme la publicité l'illustrera à outrance. En ce temps-là, la formule de Spinoza affirmant que "le désir est l'essence de l'homme" avait pris le caractère de l'évidence plus que de raison, se situant à l'opposé de l'homme de devoir que tous (curés, moralistes, idéologues, militaires, etc.) professaient avant, glorifiant au contraire le sacrifice des femmes, des soldats, des travailleurs. Là aussi, il faut y voir une conséquence des évolutions du travail qui ne se contente plus de la peine du travailleur pour "créer de la valeur" mais a besoin de sa motivation et veut explicitement mobiliser son désir devenu facteur de production.

Faire du désir un quasi impératif moral est non seulement problématique mais comporte aussi un côté autoritaire incitant les mâles dominants à forcer le consentement au nom du désir - comme le revendiquait Sade ("Français, encore un effort si vous voulez être républicains") - ce qui est abondamment dénoncé dans notre actualité. Il faut bien dire que l'interprétation courante n'allait pas plus loin que de donner crédit à la naïveté de l'enfant roi de croire pouvoir réaliser tous ses désirs, que ce serait même un droit de l'homme en plus d'un devoir, fantasme de toute puissance assez commun mais qui se cogne vite au réel justement. Pourtant rien de plus efficace encore de nos jours que de laisser croire aux foules qu'elles sont toutes puissantes, qu'il ne s'agit que de volonté, appelant logiquement à un pouvoir autoritaire capable de s'imposer à tous pour modeler la réalité selon nos désirs en dépit des résistances et des forces contraires, la libération des désirs se renversant en répression féroce des dissidents.

Au minimum on soutiendra qu'il faut donner de l'espoir, peindre l'avenir en rose pour motiver l'action et susciter l'enthousiasme de la jeunesse. Le postulat fondamental, qui est celui de toutes les religions ou idéologies, reste bien de prendre ses désirs pour la réalité future. Il est assez comique de voir les candidats les plus minoritaires se croire obligés de prétendre gagner l'élection présidentielle par miracle, tout comme plus généralement sont ridicules les promesses de campagne avec leurs prétentions de tout changer qui n'engagent que ceux qui croient à ces sornettes (il n'en manque pas). Ainsi, les fanfaronnades de Macron ont beau s'être brisées sur l'insurrection des Gilets jaunes comme sur la pandémie, ce n'est pas ce qui a mis un terme aux fanfaronnades des candidats à sa succession.

Il est indispensable de prendre conscience que ce qui avait un sens dans les combats millénaires pour la liberté, la démocratie et la justice, où même les échecs annoncent l'avenir d'une évolution civilisatrice sur le très long terme, tout cela n'a plus véritablement de sens à l'ère d'un emballement climatique destructeur et d'un temps qui nous est compté. Là, pas question de prendre ses désirs pour des réalités et nous projeter dans un avenir radieux, ce serait pur négationnisme de ce qui nous attend quand il faut au contraire prendre la mesure du désastre et de notre manque de résultats jusqu'ici. Peu importent nos désirs quand la catastrophe est là et qu'il faut sauver ce qui peut l'être avec les moyens du bord, comme en temps de guerre.

C'est le mode panique d'un pragmatisme où, "en te défendant le désir, je te permettrai le vouloir" comme disait Sénèque (Lettre à Lucilius 116), car nous avons une obligation de résultats. L'urgence du moment est bien de se soucier d'une réelle efficacité à plus ou moins court terme, et donc de savoir distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas afin de construire des stratégies réalistes obtenant des résultats concrets - ce qui est certes presque toujours insuffisant, si ce n'est désespérant, obligeant à tenir compte des rapports de force, de l'infrastructure matérielle, des tendances de fond et des opportunités qui se présentent, faisant feu de tout bois. Il s'agit bien de laisser tomber notre désir d'idéal au profit d'objectifs ciblés du local au global, ce qui exige plus de lucidité et de persévérance que d'enthousiasme vite retombé pour des objectifs plus ambitieux mais inatteignables.

La difficulté apparaît à tous dans le contexte actuel de confusion des esprits, de populisme fascisant, de complotisme en même temps que d'effondrement de la gauche et de marginalisation des écologistes. Il n'y a pas de quoi gonfler les muscles et faire des plans sur la comète. Le possible, et ce qui dépend de nous, semblent pour l'instant réduits à la portion congrue. Encore faut-il le dire, en prendre acte, et surtout pas prendre là-dessus nos désirs pour la réalité mais déplorer l'état lamentable de nos forces - en attendant des jours meilleurs ?

Il ne sert à rien de ne pas désespérer d'une situation quand elle est catastrophique mais il est raisonnable de penser que l'accélération du réchauffement et la multiplication de ses conséquences funestes devraient changer la donne et réveiller assez les esprits et les gouvernements pour accélérer une transition écologique à peine entamée. Au fond, il suffirait d'attendre tout comme il nous a fallu attendre que le réchauffement se fasse plus sensible pour que les menaces écologiques commencent à être prises au sérieux. Est-ce encore prendre ses désirs pour la réalité ? Pas sûr, du moins si on n'attend pas trop de ces réactions immédiates à l'événement, toujours un peu tardives et réduites au minimum vital mais qui n'en restent pas moins plus décisives que de vaines incantations.

On n'évitera pas les conséquences extrêmes d'un réchauffement qui s'emballe, il est trop tard. Le temps des illusions est fini, vient celui du temps des catastrophes à répétition où il ne s'agit plus que d'éviter le pire par tous les moyens disponibles, pour ce qui n'est plus que négation de la négation parant les coups du sort. Cette course contre une entropie que nous avons nous-même produite cette fois, jusqu'à menacer nos conditions de vie, n'est pas pour autant si facile à combattre - à chaque fois de façon spécifique, localisée.

Nous voilà en tout cas, comme Rimbaud après la Commune, déchus de nos rêves et rendus au sol de la rugueuse réalité, retrouvant la leçon de toutes les sagesses qu'il nous faut renoncer à nos désirs subjectifs illusoires, que la réalité ne peut que décevoir, il nous faut s'arracher le coeur pour affronter la nécessité objective et la division entre l'être et la pensée, entre l'être et le devoir-être pour nous, ce qui relève de la responsabilité de notre raison et de l'information qu'on en a. Il n'est pas question pour autant d'ignorer nos désirs, car nous sommes bien des êtres de désir, ni de renoncer totalement à nos idéaux mais, malgré notre besoin d'illusions, de les régler sur la réalité de façon opportuniste pour avoir une chance de les réaliser et passer plus modestement de la pensée théorique à la pensée pratique confrontée à son objet.

Ceci est d'autant plus à l'ordre du jour que notre horizon temporel s'est rétréci aux prochaines dizaines d'années qui viennent, jusqu'au pic de population, nous faisant descendre de notre monde idéal en son éternité pour nous ramener sur terre, à nos réalités présentes et ce qu'elles peuvent avoir d'indésirable, ne pouvant plus attendre la conversion des désirs et tout nos blablablas pleins de bonnes intentions. Ce présentisme attentif à la valeur de ce qu'il peut perdre est en même temps entièrement tourné vers l'avenir, dans l'imminence d'une catastrophe annoncée qu'on doit tout faire pour empêcher, objectif qui ne relève plus du tout de désirs personnels malgré ce qu'on prétend. Il n'y a pas d'écologie individuelle, nous appartenons à notre lieu comme à notre temps dont nous sommes l'expression, désirs compris, qui nous sont d'autant moins particuliers, malgré les apparences, qu'ils sont en réalité mimétiques et désir de l'Autre.

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1 réflexion au sujet de « Prendre ses désirs pour des réalités ? »

  1. "Quand on peut tout ce que l’on veut, il n’est pas aisé de ne vouloir que ce que l’on doit. » (Louis XIV)

    Nous pouvons modifier cette citation pour l’adapter à la situation actuelle :
    Quand on peut moins que ce que l’on veut, il n’est guère aisé de vouloir ce qu’on doit.

    Cela marche aussi bien. Quelle que soit la situation, adapter notre volonté à la réalité reste délicat.

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