Temps de lecture : 21 minutesCe qui devrait être le coeur de la philosophie, c'est bien la question politique, de son irrationalité et de son impuissance. La seule question philosophique sérieuse est celle de notre suicide collectif, la philosophie pratique ne pouvant se réduire à l'individuel qui n'est rien sans l'action collective. Ce que les anciens Grecs appelaient sagesse, celle des 7 sages, était une sagesse politique, bien si précieux car si rare au milieu des folies collectives. Platon lui-même n'aura pas brillé par ses tentatives d'occuper le rôle du roi-philosophe. Rien de plus difficile en effet que de faire régner la concorde et la justice quand tout s'y oppose, passions publiques et intérêts privés, mais surtout notre ignorance qui nous fait adhérer aux solutions simplistes de démagogues.
De nos jours, dans le monde des réseaux globalisés et des échanges marchands, c'est-à-dire d'un Etat de droit qui s'impose à nous et qu'on ne peut plus remettre en cause à cette échelle, on peut trouver cela encore plus désespérant car, au-delà du local, la portée de l'action politique s'en trouve extrêmement réduite par rapport aux cités antiques. Un peu comme dans les empires, et contrairement aux discours d'estrade, désormais les institutions démocratiques ne sont plus du tout dans nos pays l'émanation d'un peuple souverain mais s'adressent à la diversité des citoyens dans un ordre mondial établi (défendu par la puissance américaine au nom des droits de l'homme et de la marchandise).
C'est là qu'on aurait bien besoin d'une critique de la raison pratique qui en montre toutes les limites, comme la raison pure a dû admettre les siennes, au lieu de prétendre à un universel sans effectivité. Il s'agit de renverser l'idéalisme du sujet, actif et libre, en matérialisme d'une action dictée par l'extérieur. Alors qu'on s'enorgueillit de toutes parts de cultiver l'idéalisme des valeurs qui nous élèvent et les vertus du volontarisme, qui nous ferait triompher de tous les obstacles sur lesquels nos prédécesseurs s'étaient cassé le nez, il nous faudrait nous résoudre au contraire à un peu plus de modestie et une rationalité limitée confrontée à des forces sociales qui nous sont hostiles et des puissances matérielles qui nous contraignent. Ce n'est pas la radicalité du devoir-être, des bonnes intentions initiales, qu'il nous faudrait renier mais les fantasmes de toute-puissance qui font disparaître la dureté du réel, sa multiplicité et la part du négatif dans une surestimation délirante de nos moyens. Ce délire de présomption si enthousiasmant promet des lendemains qui déchantent et cherchent des boucs émissaires à la trahison d'un si beau projet (on a déjà connu). Au lieu de faire assaut de radicalité, s'enivrer de mots et faire violence à un réel qui nous résiste, il n'y a pas d'autre voie que d'essayer d'identifier les leviers qui nous restent et de guider son action sur ses résultats, on peut même dire sur son peu de résultat, question qui devrait nous préoccuper plus que tout car on ne peut en rester là.
Il ne fait aucun doute que ce monde est insupportable et qu'il faudrait le changer, il n'y a absolument pas coïncidence entre la pensée et l'être mais bien plutôt disjonction entre l'être et le devoir-être. Nous sommes loin de vivre dans le meilleur des mondes qu'on puisse célébrer. Comment ne pas avoir la rage, depuis toujours, contre les conditions qui nous sont faites et l'injustice universelle ? S'y ajoute désormais l'impératif des urgences écologiques qui rendent plus incontournable encore la nécessité de changer de vie. Il faut partir de ce dualisme initial, rencontre d'une pensée immatérielle menacée matériellement par le non-être qu'elle doit surmonter. Il ne suffit pas pour autant de vouloir pour pouvoir. C'est difficile à comprendre, encore plus à admettre, tant les solutions peuvent sembler relever de l'évidence, mais la réalité première que nous devons reconnaître est bien celle de notre échec, de l'impossible sur lequel on se cogne et du peu de portée d'années de militantisme comme des débats théoriques de l'époque. C'est le préalable pour essayer au moins de trouver les voies d'une action plus efficace, que ce ne soit pas un devoir-être pour rire.
La révolte se tourne naturellement vers les théories subversives disponibles qui prétendent offrir un débouché à sa volonté de changer le monde mais elle ne fait le plus souvent ainsi que se nourrir d'illusions. Depuis la fin du communisme, car notre problème est bien l'échec du communisme partout, les aspirations révolutionnaires à l'égalité et la justice, ne trouvant plus d'autres issues, ont dérivé de plus en plus vers l'extrême-droite, de l'islamisme au nationalisme. Au niveau théorique, on a assisté aussi à l'impensable retour d'une sorte de fascisme, sous la forme adoucie du "populisme", auquel Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont voulu donner une dangereuse caution intellectuelle, organisant la confusion entre gauche et droite, alors que, malgré leurs dénégations, le populisme reste l'appel à un pouvoir autoritaire, volontariste, souverainiste, nationaliste et identitaire.
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