La jouissance de l’idiot

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Alors que le désir avait été jusque-là constamment réprimé par la morale, les sagesses et religions, une certaine pente de la modernité, qui va du freudo-marxisme à Deleuze (si ce n'est aux spinozistes à la mode) prétend faire l'apologie du désir. Lacan, lui aussi nous enjoint à ne pas céder sur notre désir mais c'est en référence à Antigone et très différent, signifiant tout au contraire qu'on ne peut en rester au culte des plaisirs ni au service des biens. Il ne s'agit sûrement pas d'inventer des désirs artificiels - ni de céder aux séductions marchandes ni de cultiver un érotisme raffiné (mais si vain) - plutôt de prendre au sérieux ses désirs profonds et de s'affronter à la déception de leur réalisation (ce n'était que ça) au lieu de les refouler.

J'ai moi-même souligné qu'on tenait à notre désir plus que la vie, rien de pire, en effet, que cet ennui mortel lorsque le manque nous manque. Ce n'est pas mythifier pour autant un désir toujours un peu absurde, trompeur ou tyrannique et poursuivant l'impossible, ni surtout laisser croire qu'on pourrait soi-même susciter son propre manque et désir ! Nous avons besoin pour cela d'être pris dans le rapport aux autres et d'y croire (être dans l'illusio du jeu, comme disait Bourdieu, pour courir après le ballon). Ne plus y croire nous plonge dans un certain désêtre, une humeur dépressive de désoeuvrement et de désorientation qui témoigne certes de notre liberté dans son indétermination mais ne peut trouver en soi-même son dépassement. Contredisant ce rêve d'auto-engendrement d'un self made man, nous avons besoin d'une causalité extérieure nous divertissant de nous-mêmes pour sortir de l'ennui d'une liberté vide. Le désir vient bien de l'Autre. S'il n'y a pas d'essence humaine, de sens universel traçant notre destin d'avance, il y a toujours pour y suppléer un sens pratique immédiat, des exigences sociales, des processus en cours et surtout nos rapports, plus ou moins bons, avec nos proches.

Vouloir cultiver le désir n'a donc aucun sens, sinon comme nouvelle injonction à la jouissance et moralisme inversé, identification au Maître qui ne mène comme toute sagesse qu'à se duper soi-même et frimer devant les autres. Si le désir est manque et désir de l'Autre, désir de désir et désir de reconnaissance, il est inséparable de son milieu humain dont il est le produit, dans sa négativité même - à l'opposé d'un désir purement positif ou machinique qui serait l'expression spontanée d'une supposée créativité individuelle, ce que tout dément ! La levée de l'interdit ne libère pas l'authenticité d'un désir intérieur mais dévoile plutôt sa construction sociale. Le désir mimétique ou jaloux exprime à l'évidence notre existence sociale, faite de passions qu'Aristote décrit dans sa Rhétorique comme effets de la représentation que nous nous faisons de la représentation que les autres se font de nous - passion de corriger cette fausse image comme une injustice et revenir à plus de justesse (à nos yeux). Ce souci narcissique de notre réputation constitue le versant public et actif de l'identification (aux yeux des autres), se manifestant dans nos rivalités aussi bien que dans nos appartenances et nos idéaux, mais dont l'identité est paradoxalement fuyante et change selon les groupes, nos humeurs, ce qui nous arrive. C'est un premier point.

Il y a pourtant une identité qui nous colle à la peau et ne relève plus de la dialectique des désirs ni d'un "projet fondamental" plus ou moins conscient mais se manifeste par des traits de caractère répétitifs, non plus inconstants cette fois mais bien plutôt symptômes indestructibles, relevant de ce qu'on peut appeler une sorte d'habitus, et qui est en tout cas notre seconde nature, part intégrante de notre personnalité aux yeux des autres au moins. L'interprétation hégélienne du désir comme désir de reconnaissance peut sembler en faire un rapport immédiat aux autres comme du Maître à l'esclave, mais cette intersubjectivité en temps réel réduit le sujet à un simple noeud de relations - position dans un groupe, dans une structure synchronique (justifiant thérapies de groupe, familiales, systémiques) tout comme certaines conceptions de la conscience en font un simple appareil photographique intériorisant l'extériorité. Ce présentisme n'a effectivement aucune stabilité, ouvert à tout vent, réponse instantanée, téléphonée, du tac au tac. La référence freudienne y ajoute l'épaisseur d'un passé qui ne passe pas, avec toutes les perturbations que ces fixions névrotiques peuvent apporter à l'intersubjectivité aussi bien qu'aux phénomènes collectifs.

On est très loin du développement d'une supposée essence humaine ou de "devenir ce qu'on est". L'histoire singulière de chacun ne se réduit pas à seulement nourrir nos connaissances, intégrer les codes sociaux, intérioriser l'extériorité. Ce qui va se passer, c'est que des moments de notre vie vont être déterminants dans la structuration de notre personnalité et la constitution de nos symptômes par nos traumatismes ou culpabilités, nous attachant à des modes de jouissance particuliers qui participent de notre être-au-monde, avec toutes nos blessures. Cette individuation n'a absolument rien de glorieux - le "choix de la névrose" n'a rien à voir avec l'idéal, ni avec nos valeurs morales - mais elle est effective, s'incarnant dans la banalité de nos fantasmes pervers (le névrosé rêve de perversions). Il est significatif que ces fantasmes mettent en scène les différents objets de la pulsion qui engagent le corps dans l'extériorité, ce que Lacan appelle l'objet a, lieu du "plus-de-jouir" (où le regard est d'ailleurs privilégié). Ce qu'il faut souligner dans ce montage pulsionnel, c'est qu'il préserve la présence au monde dans son immédiateté corporelle (sa jouissance) alors même que, d'un autre côté, le fantasme semble abolir le temps dans une répétition déréalisante et obstinée (éternel retour).

Ce qu'on retiendra, c'est à quel point ce sont nos défauts et nos ratés qui nous identifient finalement beaucoup plus que notre image ("ça, c'est vraiment toi"), participant de notre style qui est l'homme même. Contrairement à ce qu'on se raconte, notre humanité est dans notre grain de folie et nos fragilités qui nous rendent solidaires plus que dans nos vertus ou performances cognitives. Une société de Maîtres ou de surhommes n'a aucun sens (c'est la guerre), ce qui nous tient ensemble comme toute espèce grégaire, c'est notre faiblesse individuelle (notre péché originel), conformément à la définition d'Éric Bapteste des collectifs dans le vivant comme "des handicapés qui s'épaulent".

Il y a bien, en tout cas, un glissement du désir à la jouissance chez Lacan après ses Ecrits, aboutissant à faire du symptôme ce qui fait tenir ensemble le Symbolique, l'Imaginaire et le Réel, bricolage nous empêchant, pauvres névrosés, de devenir fous. Ce symptôme dont on ne veut pas guérir, ni rien savoir, se situe hors vérité, passant du désir de l'Autre (ou de l'identification) à une jouissance qui n'est plus la jouissance phallique ni transgressive, ni la jouissance de l'Autre qui nous secoue, mais ce qu'on peut appeler la jouissance de l'idiot, celle qui nous est propre. On n'est plus sur le même plan, "car le désir vient de l’Autre, et la jouissance est du côté de la Chose" (p853). Avec la pulsion on n'est plus, en effet, dans l'interaction, le simple jeu des désirs, mais dans la répétition solitaire bien que théâtrale de nos propres obsessions (à laquelle l'Autre peut se prêter). Il y a bien une jouissance primordiale qui nous tient à notre symptôme, nous donne consistance et qui constitue dans une cure la résistance à la guérison comme au changement de personnalité. L'incidence de l'histoire personnelle, qui forge notre identité et nous singularise par nos tics, nos automatismes de réactions, nous fait incontestablement sortir des discours collectifs, la thérapeutique individuelle se substituant alors aux politiques collectives.

Bien sûr, la jouissance du symptôme n'annule pas pour autant le désir (de l'Autre), les fixations du fantasme n'annulent pas les troubles de l'identité, et, de même qu'on ne peut valoriser le désir, il ne s'agit pas de valoriser la jouissance de l'idiot - encore moins de s'en satisfaire, passant du descriptif au prescriptif. La jouissance de l'idiot est non seulement insuffisante, elle est la jouissance qu'il ne faudrait pas, jouissance qui reste interdite à qui parle comme tel en même temps qu'elle est exigée par notre surmoi pour justifier notre existence. C'est donc bien insoluble et nous situe comme sujets divisés, à l'intersection de ces différentes déterminations, synchronique et diachronique.

S'il est nécessaire de marquer l'écart entre désir et jouissance, de bien délimiter leurs domaines respectifs (identification précaire d'un côté, identité inavouable de l'autre), ce n'est pas pour s'enfermer dans une thérapeutique détachée du politique mais pour renoncer à l'utopie d'une politique guérissant nos névroses, et distinguer ces différentes temporalités et dimensions individuelle ou collective intriquées, qui ne constituent aucune essence humaine mais notre construction par l'espace et le temps, notre environnement et notre histoire. Au lieu d'idéaliser notre humanité sous prétexte que nous sommes faits de rapports humains, on est bien obligé de reconnaître qu'on est loin d'une harmonie préétablie de nos communautés et que notre condition humaine est plutôt celle de la difficulté des rapports personnels comme des perturbations individuelles qui peuvent parasiter la politique aussi...

Ce n'est pas un texte autonome mais juste un chapitre supplémentaire à l'article sur "le désir comme désir de l'Autre", le complétant par ces réflexions sur l'évolution ultérieure de Lacan après les Ecrits, passant effectivement du désir à la jouissance.

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