Notre part de responsabilité

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Chaque élément isolé qui se montre comme condition, origine, cause d’une telle circonstance et, par conséquent, a apporté quelque chose qui lui est propre, peut être considéré comme comptable de cela, ou, au moins, comme y ayant une part de responsabilité.
Hegel, Principes de la philosophie du Droit, p150

Les deux déterminismes

Rien n'étant sans cause, il y a bien un déterminisme intégral, sauf qu'il y en a deux ! On a déjà vu qu'on ne peut, comme le prétendent des physiciens, tout réduire aux causes mécaniques, y compris la mécanique quantique. Il est absurde de parler d'une "fonction d'onde universelle" qui rendrait compte de tout ce qui arrive dans l'univers. Comme j'ai essayé de le montrer, il y a place pour une autre causalité qui n'est pas physique et s'oppose même à l'entropie universelle, c'est l'intervention du vivant et de sa part de "liberté" échappant au pur déterminisme physique, introduisant, par sélection et apprentissages, les causes finales dans la chaîne des causes. On passe ainsi d'une cause mécanique, s'épuisant dans son effet, à une cause cognitive orientée vers un but, la "liberté" ressentie n'étant que l'autonomie de mouvement et de décision, entièrement dépendante des informations disponibles et des capacités cognitives de chacun. A cause de notre finitude, au minimum l'information est toujours imparfaite et le résultat de la cognition est non seulement approximatif mais sujet à l'erreur (pour Hegel, même "l’esprit n’est que ce qu’il sait de lui-même"), sans parler de l'étendue de notre connerie humaine. Le fait qu'il soit d'un tout autre ordre que le déterminisme physique, et moins "efficace", n'empêche pas d'avoir affaire à un déterminisme aussi inévitable, combinant l'hérédité à la formation individuelle, déterminisme de sa personnalité, de ses acquis génétiques et cognitifs. On sait maintenant à quel point notre personnalité et nos actes dépendent entièrement de notre passé, de la société, des cultures dans lesquels nous avons été baignés, notre liberté se réduisant à en appliquer volontairement les normes avec un certain degré d'incertitude, comme dans la mécanique quantique. On a dans un cas comme dans l'autre un déterminisme intégrant une part d'incalculable (non pas d'indéterminisme à vrai dire impensable). Le libre-arbitre nous faisant notre propre arbitre de nos actes ne saurait être inconditionné, sans motivation, mais la plupart du temps contraint et résultant de nos représentations comme de la douleur ou du plaisir attendu.

Causalité individuelle

Cette causalité extérieure mise en évidence par les sciences sociales est loin d'être claire encore de nos jours mais avait commencé depuis la naissance de la sociologie à susciter le soupçon qu'on ne pouvait plus croire à un libre-arbitre véritable, fragilisant notamment les fondements de la Justice, obligée de tenir compte dans ses peines au moins des circonstances atténuantes jusqu'à risquer d'effacer la responsabilité individuelle. C'est contre cette excuse sociologique, accusée d'exonérer les malfrats de leurs crimes, qu'un premier ministre avait pu oser l'imbécilité de proclamer que "Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser" ! Admettre nos déterminations sociales et intellectuelles ne fait pas disparaître pourtant la responsabilité individuelle, comme le soutenait Lucien Lévy-Bruhl dans sa thèse de 1884 sur "L'idée de responsabilité" détachée justement de la question du libre-arbitre : "Avec cette faculté d'agir en connaissance de cause et de choisir librement la conduite qu'il veut suivre, l'homme s'attribue une causalité véritable à l'égard de ses actes, il s'en reconnaît l'auteur" p2. Il faut ajouter qu'on ne peut même se dérober à notre responsabilité pour nos fautes involontaires. Ainsi un artisan est responsable de la qualité de son travail, bonne ou mauvaise. Celui dont la maladresse cause l'effondrement d'une construction a beau en être tout autant ébahi, il en reste bien responsable d'une façon ou d'une autre - et c'est une responsabilité que peut endosser tout autant une IA s'excusant effectivement de ses erreurs précédentes quand on lui fait remarquer, ayant bien une identité d'agent cognitif, admettant ainsi son erreur sans faire intervenir un quelconque libre-arbitre et encore moins des intentions mauvaises.

En d'autres termes, les actes volontaires d'un homme lui sont imputables, et l'imputabilité des actes correspond à la responsabilité de celui qui agit. Mais c'est surtout la conscience morale qui implique nécessairement la notion de responsabilité. Que serait le devoir pour un être qui n'aurait pas l'idée de sa propre responsabilité? p3

La responsabilité est effectivement d'un autre ordre lorsqu'elle est celle d'un acte volontaire, projeté d'avance même si, cette fois, la détermination est sociale ou idéologique (ce que l'expérience pourra démentir) mais tout votant pourra être tenu pour responsable de son vote quand ça tourne mal même si le vote participe d'un mouvement collectif et d'un moment historique bien au-delà de l'individu. La responsabilité des anciens communistes ne peut s'effacer complètement d'avoir soutenu des régimes tyranniques et menteurs ayant trahi tous leurs rêves. C'est bien pire évidemment pour les anciens nazis dont les rêves eux-mêmes étaient criminels. Il ne suffit pas pour autant de s'abstenir, comme si notre action n'avait aucune importance puisque déterminée, car, malgré tout, "ce qui est actif est toujours individuel" (Hegel, La Raison dans l'Histoire, p107), notre abstention pourra donc nous être tout autant reprochée. Les remords et la culpabilité qu'on peut en éprouver ne sont pas seulement individuels, rage de s'être trompé et d'avoir échoué dans son entreprise, car s'y rajoute le jugement social (ou de l'Histoire) entre honneur et honte, comme nous pouvons éprouver le poids de nos dettes. La fiction de l'anneau de Gygès capable de nous rendre invisible relativise l'intériorité de la "loi morale en nous" sans en effacer la contrainte purement logique, qui ne relève pas tant d'un supposé libre-arbitre échappant à tout déterminisme mais seulement d'une réaction motivée par la raison s'opposant à des déterminismes particuliers au nom de l'universel - sans besoin donc de se croire libre de tout et sans raisons impératives.

Pas d'autre causalité qu'humaine

Une autre remarque de Lévy-Bruhl va cependant plus loin, ne se contentant pas de préserver la place d'une causalité individuelle mais en faisant même la seule véritable causalité :

Il y a plus: c'est le rapport des actions humaines à la personne dont elles émanent qui nous donne la notion la plus haute et la plus complète de la causalité. Toutes les autres causes que nous concevons dans la nature, si elles ne sont pas pour nous simplement des antécédents invariables, nous nous les représentons d'après le type que nous fournit l'exercice même de notre activité volontaire. p2

L'homme est moralement responsable, parce qu'il est réellement l'origine première de son progrès ou de sa décadence au point de vue de la perfection. C'est à lui, considéré dans l'essence de sa personnalité, que ses décisions doivent être rapportées. La chaîne des causes ne remonte pas au delà. Tandis que dans la relation ordinaire de causalité, la cause, antécédent par rapport à un phénomène, est en même temps conséquent par rapport à un autre phénomène, et ainsi de suite à l'infini, nous trouvons ici un point d'arrêt dans la régression. p105

D'une part, ce qu'on appelle liberté ne serait ainsi rien d'autre que la cause finale, cause qui n'est pas elle-même sans cause mais introduit l'erreur, et sa correction, dans l'équation cybernétique d'une gestion par projet. Il n'y a pas cependant que le fait, il y a d'autre part notre propension à penser qu'il n'y a pas d'autres véritables causes que l'action d'une liberté et donc d'un vouloir, faute qu'on peut imputer à un autre (sinon, il n'y aurait qu'un enchaînement déterministe de conséquences inéluctables). Il faut un coupable, aussi bien pour la sorcellerie que pour les théories du complot ou les foules cherchant un bouc émissaire. Dans ses antinomies de la raison pure, Kant opposait déjà un déterminisme, effectivement irréfutable, à la possibilité des commencements, d'actes fondateurs tout aussi irréfutables. Il est amusant qu'on retrouve cette sacralisation de nos actes et de notre supposé libre-arbitre dans la physique quantique, avec l'exemple bien connu dit du chat de Schrödinger, jusqu'à vouloir faire de la "conscience" la cause de la décohérence, du résultat de l'expérience nous faisant basculer du monde quantique au monde classique ! Effectivement dans le monde physique comme dans le monde social, un enchaînement de conséquences ne permet pas d'isoler une cause déterminante. Et une cause qui ne change rien à une trajectoire précédente n'est qu'une étape transitoire sans existence indépendante. Ainsi, on peut dire d'un point de vue strictement marxiste que le capitalisme n'existe pas puisqu'il n'est qu'un système de production adapté au machinisme et ses investissements capitalistiques, se transformant d'ailleurs avec la numérisation en autre chose encore. La charge de la cause est bien dans l'évolution technologique déterminant le système de production et non dans la lutte des classes ou la cupidité de capitalistes qui n'en sont que des opérateurs.

Que l'économie soit un "procès sans sujet" et l'Histoire comme l'évolution (biologique, technique, culturelle) nous déterminant plus qu'on ne la détermine, tout cela ne peut nous enlever pour autant toute responsabilité ou culpabilité comme si nous ne faisions que subir passivement au même titre qu'une pierre qui roule. D'ailleurs, nous revendiquons volontiers nos engagements même si nous comprenons tardivement que nous n'avons fait que suivre le mouvement. L'affirmation de notre rôle actif est aussi la revendication de nos croyances avec lesquelles nous nous identifions, du moins lorsqu'il s'agit des actions volontaires dont nous assumons les motivations. Ce n'est pas la même chose pourtant d'assumer son projet contre vents et marées ou d'en corriger les conséquences imprévues en reconnaissant sa responsabilité. Quelques soient les déterminations extérieures, toute vie animée doit y réagir sans cesse, ne pouvant rester inerte en simple spectateur. Les effets après-coup de son agitation lui seront de toutes façons imputées au regard du résultat, et ceci indépendamment des bonnes intentions initiales (dont on sait que l'enfer est pavé). Cela nous fait sans doute responsables plus que coupables, et sans recours, alors qu'il nous faut agir dans l'urgence , un peu à l'aveugle. Chacun y a pourtant sa part, avec tous ses errements, dans ce "délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre".

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