En l’absence du dogme de l’Incarnation et donc de la Trinité, les théologiens juifs et musulmans ne purent s’opposer à la philosophie (parathétique) païenne qu’en proposant à sa place le seul dogme de la Création. Or, ce dogme affirme le caractère arbitraire de toutes les liaisons dont on parle et exclut ainsi la Philosophie en tant que telle, puisqu’il rend impossible de parler du Concept. C’est pourquoi il n’y a jamais eu nulle part de philosophie judaïque ou islamique mais seulement une théologie (mono-théiste). Seul le Christianisme a pu énoncer (par la bouche de Kant) une Parathèse (synthétique) philosophique, grâce à l’introduction dans le discours philosophique de l’équivalent du dogme de l’Incarnation. Mais ce n’est qu’au moment où le dogme de la Trinité fut lui aussi introduit (par Hegel) dans le discours philosophique, c’est-à-dire au moment où l’ensemble du discours théologique (chrétien) fut trans-formé en un seul et même discours philosophique, que celui-ci se trans-forme lui-même (de ce fait même) en Système du Savoir hégélien. TI p341
Dès son origine, le Christianisme se présente lui-même comme une sorte de Para-thèse, qui se situe dans l’Univers entre la Thèse hellène et l’Anti-thèse hébraïque. Saint Paul proclame la sagesse chrétienne comme une double négation des thèses contraires ("folie pour les Grecs, scandale pour les Hébreux"). Mais si la mystique radicale semble avoir accepté d’emblée le Silence auquel équivaut la négation paulinienne du couple antithétique, le Christianisme discursif s’est efforcé dès le début de substituer au ni-ni de saint Paul la Para-thèse classique du et-et, c’est-à-dire de la double affirmation partielle et plus ou moins partiale des thèses contra-dictoires que sup-posait le discours chrétien.
Par ailleurs, le Christianisme s’insère dès le début dans le cadre hellénistique en ce sens que le dogme hébreu s’exprime discursivement, en tant que doctrine chrétienne, dans un Univers dominé par le discours hellène. En d’autres termes, dans et par la Para-thèse chrétienne, l’Anti-thèse du Judaïsme suppose comme posée la Thèse païenne énoncée par les Grecs. C’est donc en niant le Paganisme que le Christianisme s’affirme. Mais il se distingue du Judaïsme en tant que compromis para-thétique, où le Paganisme thétique n’est nié que partiellement, en vue d’être complété par ce qui est retenu du Judaïsme antithétique. La proportion de l’un et de l’autre ayant d’ailleurs varié au cours du temps, au fur et à mesure que s’explicitait la "contradiction dans les termes" inhérente au Christianisme pris et compris en tant que Para-thèse discursive.
Du point de vue qui nous interresse ici, deux mythes judaïques excluaient la possibilité de toute philosophie quelle qu’elle soit. D’une part, le mythe de la création du monde ex nihilo par un acte de volonté "libre" de l’Un-tout-seul parménidien affirmait (du moins implicitement) le caractère arbitraire du lien entre l’Essence et le Corps dans tout ce qui existe-empiriquement en tant qu’Objet. D’autre part, le mythe de la création du Discours par Adam, qui nommait comme bon lui semble tous les objets quels qu’ils soient, établit (explicitement) le caractère arbitraire du lien entre le Sens et le Morphème dans la Notion "en général". Or si toutes les liaisons sont arbitraires, il y a tout aussi peu de sens de parler du Concept que si toutes les liaisons sont nécessaires. Et dans la mesure où le dogme thétique de la Science hellène affirmait le caractère nécessaire de toutes les liaisons quelles qu’elles soient, la négation totale de cette nécessité (c’est-à-dire l’ "affirmation" de la non-nécessité de toutes les liaisons) par le dogme de la Théologie hébraïque constituait une anti-thèse authentique. TI 191-192
Si l’on pouvait par impossible, éliminer Dieu dans le Judaïsme, toutes les liaisons dans le Monde seraient pour ce Judaïsme athée tout aussi nécessaires qu’elles le sont pour la Science "laïque" des Grecs. Autrement dit, il suffirait de soumettre à une "loi" nécessaire la volonté du seul Dieu, pour que le dogme "judaïque" coïncide avec le dogme scientifique des Hellènes. Inversement, il suffit d’introduire dans la "loi d’airain" ("ananke" reconnue par ce dernier un élément de "volonté libre" (ou d’action "consciente et volontaire") pour que ce dogme prenne une coloration (plus ou moins) "judaïque" (c’est-à-dire théologique). Et c’est précisèment ce qu’essaye de faire la dogmatique parathétique chrétienne.
Mais si le monothéisme prédestinait le Judaïsme (religieux) à subir un "compromis" parathétique avec le Paganisme (scientiste), la christologie incitait le christianisme (moralisant) à promouvoir ce compromis. En effet, à quelques "miracles" près, le Dieu judaïque incarné (en tant que Logos) subissait la nécessité des liaisons dans ce monde et consacrait en quelque sorte celles-ci en tant que nécessaires. Dans l’ensemble de la durée-étendue du Monde, les essences se liaient d’une façon bi-univoque et nécessaire à leur corps respectifs dans tous les objets quels qu’ils soient, dans la mesure même où cet ensemble était le monde où vivait le Dieu incarné, ou devait devenir un tel monde, voire l’a déjà été. Autrement dit, le Monde chrétien où a vécu incarné le Dieu judaïque est un Cosmos de la science hellène qui a reçu une "fin", c’est-à-dire un but et un terme final, déterminant son propre commencement. TI 192-193
Pour Alexandre, disciple des philosophes grecs, l’Hellène et le Barbare ont le même titre à la citoyenneté politique au sein de l’Empire dans la mesure où ils ONT la même "nature" (=essence, idée, forme, etc.) humaine (d’ailleurs rationnelle, logique, discursive) ou s’identifient "essentiellement" les uns aux autres par suite d’un "mélange" direct (="immédiat") de leurs "qualités" innées (réalisé au moyen d’unions biologiques). Pour saint Paul il n’y a pas de différence "essentielle" (=irréductible) entre le Grec et le Juif parce que les deux peuvent DEVENIR chrétiens, et ceci non pas en "mélangeant" les "qualités" grecque et juive, mais en les niant toutes les deux et en les "synthétisant" dans et par cette négation même en une unité homogène non pas innée ou donnée, mais (librement) créée par la "conversion". En raison de ce caractère négateur de la "synthèse" chrétienne, il n’y a plus de "qualités" incompatibles, voire "contradictoires" (= s’excluant mutuellement). Pour Alexandre, philosophe grec, il n’y avait pas de "mélange" possible entre Maîtres et Esclaves, car les uns étaient le "contraire" des autres. Ainsi, son État universel, qui supprimait les "races », ne pouvait pas être homogène en ce sens qu’il supprimerait également les "classes". Pour saint Paul par contre, la négation (active dans la mesure où la "foi" est un acte, étant "morte" sans les "actes") de l’opposition entre la Maîtrise et la Servitude païennes pouvait engendrer une unité chrétienne "essentiellement" nouvelle (d’ailleurs active ou agissante, voire "émotionnelle », et non pas purement rationnelle ou discursive, c’est-à-dire "logique") apte à servir de base non pas seulement à l’universalité politique, mais encore à l’homogénéité sociale de l’État.