Il ne faut pas se laisser aveugler par le fait que l'écologie s'impose avec évidence pour tout ce qui relève du corps, de la malbouffe, des OGM, de l'agriculture en général ou des risques industriels et de l'effet de serre, tout ce qui nous atteint dans notre chair. Derrière ces questions qui s'imposent face à des réponses insuffisantes, c'est une question politique qui est posée, celle de la globalisation politique et d'une "démocratie technique" impliquant une démocratie participative que je préfère appeler une démocratie cognitive car il ne s'agit pas seulement de participer mais de trouver les solutions les plus favorables pour tous.
1. Libéralisme, anti-libéralisme, écologie
L'ancien paradigme du libéralisme semble dépassé alors même qu'il triomphe partout. Les derniers prix Nobel d'économie témoignent de cette critique des fondements du marché par l'existence de dissymétries de l'information. Ce qui est remis en cause c'est aussi bien le marché que la démocratie, la conception d'une liberté et d'une égalité naturelles au profit d'une vision plus réaliste d'une construction sociale de l'individu, d'une production de l'autonomie qui n'est donc pas donnée. Nous avons essayé de montrer que le nouveau paradigme écologiste, qui accompagne le passage à l'économie cognitive et informationnelle, s'oppose au libéralisme par exemple en abandonnant une liberté absolue d'origine religieuse pour une autonomie concrète. De même l'illusion d'un peuple constituant, au nom de la majorité, s'efface devant une démocratie cognitive des minorités, ou encore l'égalité abstraite des citoyens perd son sens pour une discrimination positive plus réaliste qui réduit les inégalités effectives. Il s'agit de passer enfin d'une simple liberté de critique de tout fondement, travail de critique indispensable mais qui dégénère en scepticisme irresponsable, au principe de précaution qui nous rend responsables de notre ignorance au coeur de tout savoir.
Tout le monde n'est pas de cet avis, loin de là. Toute un tradition libertaire s'oppose au dépassement des "droits naturels". On peut y joindre Toni Négri qui adopte le point de vue divin de Spinoza pour faire dériver le pouvoir politique de la puissance du faire, comme si les pauperes n'étaient pas effectivement dénués de potestas et, la liberté, une liberté politique, produite (Foucault). Il est par contre exact que dans une "démocratie par projet" et une société en réseau, la domination politique perd du poids par rapport au pouvoir d'intervention, de proposition, d'action mais on ne peut généraliser ce pouvoir du faire au passé. En tout cas, cette école n'est pas constructiviste mais immanentiste bien qu'ils refusent la notion de peuple et de volonté générale. La liberté originaire, qui est celle des Tartares, est dans la fuite individuelle, dans l'inconnu du désert. Cela n'empêche pas ces libertaires d'être écologistes puisque qu'on peut rattacher à cette tradition Daniel Cohn-Bendit. Avec de légères différences, on pourrait ajouter Castoriadis qui tire à conséquences la prétention d'instaurer un sujet constituant (mais sans continuité), une révolution permanente d'une liberté sans limite extérieure, bien qu'elle soit autolimitation et dont nous avons essayé de montrer les contradictions, Castoriadis reconnaissant lui-même que l'autonomie a besoin d'institutions.
C'est un premier débat important. Ces libéraux-libertaires ont l'intérêt de s'opposer aux tentatives autoritaires ou de fermeture mais ils taxent de totalitarisme toute tentative d'action et d'organisation globale. Pour nous et tous les constructivistes, il n'est pas question de renier aucune liberté mais bien plutôt de rendre effective l'autonomie de chacun, qui n'est pas donnée à tous, sa capacité de choisir sa vie, son activité, sa formation, sa résidence. La différence avec les libertaires c'est d'admettre un fondement vital, une continuité des générations, la nécessité d'une action globale et d'une institution de l'autonomie. C'est la différence entre une autonomie responsable et une liberté sans mémoire
Il y a aussi les tendances anti-mondialisations et anti-libérales qui ont la tentation de la fermeture et du repli sur soi (Salesse), voire du volontarisme et de l'autoritarisme. Tentation qui ne semble ni réaliste, ni souhaitable et donne raison aux craintes des libertaires. Ici on a le retour du peuple, de la volonté générale, de la République mais qui se gagne en écornant les libertés, une responsabilité sans autonomie. Sans être absente des écologistes, cette tendance y est peu représentée et on doit en partie à René Passet le combat d'ATTAC pour une autre mondialisation et non contre une globalisation déjà effective qu'il faut mieux gérer. En tout cas, la voie est étroite entre anti-libéralisme et totalitarisme, manque de politique et trop de politique. Seule l'écologie semble pouvoir y répondre en s'affrontant à la totalité au nom de l'autonomie de chacun.
Ce n'est pas dire que tous les autres écologistes se valent. Il convient notamment d'éclaircir les rapports de l'écologie et de la théorie des systèmes (écosystèmes, Joël de Rosnay), ainsi que de l'écologie et l'économie qui en procèdent toutes deux. Si nous avons montré les dangers d'une vision trop globalitaire et régulatrice, la revue TIQQUN fait de la cybernétique l'idéologie de l'Empire, succédant à un libéralisme dépassé. En tout cas, l'écologie ne peut simplement consister à remplacer l'économie par l'énergétique, encore moins à substituer l'unité de la volonté à l'éparpillement du marché. Ce doit être une approche multidimensionnelle et politique, intégrant principe de précaution et démocratie participative, non un calcul économique amélioré, intégrant les externalités, calculant l'incalculable, ni la construction d'un homme symbiotique. Il est tout aussi dangereux d'ignorer les réalités économiques et la part du calcul, l'équilibre des flux et la capacité de charge. Toutes ces questions, qui sont loin d'êtres réglées, ont des conséquences politiques considérables et demandent un débat approfondi dont les écologistes devraient tirer profit dans leurs pratiques.
2. Rareté, croissance, développement et richesse
Si nous avons rangé le constructivisme renaissant du côté de l'écologie, de la construction par l'environnement, de l'unité sujet-objet, ce n'est pas que tous les écologistes y adhèrent, comme nous l'avons vu. Ce n'est pas non plus que tous les constructivistes soient écologistes. Certes Philippe Corcuff qui mène le mouvement est bien écologiste même s'il a rejoint la LCR après n'avoir pu se faire entendre des Verts. La revue du MAUSS d'Alain Caillé qui vient de consacrer un numéro à la construction de la nature représente plus nettement encore un apport indiscutable à l'écologie. La contribution de Patrick Viveret à la déconstruction de la mesure de la richesse, s'inscrit aussi explicitement dans cette perspective. Par contre Bruno Ventelou qui défend le constructivisme en économie et montre dans "Au-delà de la rareté" le caractère construit de la rareté et de la croissance, n'est pas écologiste du tout mais keynésien croyant au dépassement de toutes les limites naturelles par la croissance. Pour reconnaître une pertinence certaine aux thèses keynésiennes, nous ne pouvons accepter la religion de la croissance infinie et d'un objectif de plein emploi qui justifie n'importe quoi.
La croissance est donc une question qui nous divise d'avec nos partenaires de la gauche mais aussi entre nous, bien qu'à mi-mot. Il ne servirait à rien de se prétendre écologiste pour encourager une croissance qui n'a pas besoin de nous et même si on sait que la croissance peut profiter aux chômeurs. Il faut donc être ferme sur les mots. Il convient d'opposer la croissance, purement quantitative et marchande, mesurée par un PIB douteux, au développement local et qualitatif. Le développement est une complexification, une division du travail permis par une coopération locale organisant les complémentarités et une économie d'énergie (écosystèmes). Ce développement ne doit pas viser une augmentation productive, sinon des échanges locaux, mais sa visée doit bien être le développement humain, la capacité de chacun à choisir sa vie (Amartya Sen, Banque Mondiale!). Ce qui est le plus contestable dans la croissance, c'est l'absurdité de nous pousser à consommer et comme précipter notre perte pour ne pas perdre des emplois, absurdité du travailleur consommateur déjà dénoncée par Arendt.
Le développement durable lui-même reste ambigüe, quand il n'est pas une simple justification de la croissance marchande rendue un tout petit peu plus durable. Il faut bien aller jusqu'à mettre en cause le capitalisme salarial au profit d'activités autonomes soutenues par un revenu garanti, le développement du tiers-secteur et de rapports non-marchands. Là encore, il y a des écologistes, de moins en moins nombreux sans doute, partisans d'une société salariale et considérant qu'une activité de service locale n'apporte pas autant de socialisation qu'une entreprise et un emploi salarié voire fonctionnarisé. Il faut pourtant bien mettre en cause le mode de production. Le rapport de Patrick Viveret sur la richesse tente, lui, l'impossible pari de chiffrer cette richesse non marchande du tiers-secteur, le non-économique, calculer l'incalculable, exprimer dans l'unilatéralité d'un chiffre la multidimentionalité de la vie. C'est un sujet qui mériterait lui aussi d'être discuté plus collectivement. On ne peut s'en tenir à des simplifications, que ce soit l'énergie, le temps de travail (de moins en moins significatif), ni "l'importance subjective" trop contradictoire. C'est un changement de logique qui s'impose comme le montre André Gorz, une sortie du secteur marchand (logiciels libres).
3. Principe de précaution et long terme, durabilité
La question du principe de précaution est loin d'être réglée, ni de son fondement, ni de son application. Ce principe s'est imposé dans un monde d'incertitudes, et non de risques mesurables, engendrées par la science et la technique. C'est donc bien la reconnaissance de l'ignorance au coeur de tout savoir, qui ne nous engage pas à faire n'importe quoi en aveugle mais au contraire à redoubler de précaution. Par ce dépassement du scepticisme dans le dialogue public, c'est aussi le long terme qui s'impose au court terme.
La contestation écologiste du marché ne vise pas tant son efficacité à court terme que son incapacité à prendre en compte le long terme qui exige des choix politiques. La valorisation du temps qui est à la base du productivisme salarial amène à ne valoriser que le très court terme, excluant le hors-travail et le long terme au profit de la productivité immédiate. Au moins depuis que les femmes deviennent majoritaires dans le salariat, ceci n'est plus tenable et la coordination des temps sociaux devient vitale. Il faut se donner le temps. Une vision à long terme du développement humain exige ainsi de déconnecter le revenu de la productivité immédiate pour une logique d'investissement, de développement humain sur toute la vie, passage d'une économie de rendement à une économie d'investissement.
Prendre en compte cette question du temps, qui s'impose surtout dans la production immatérielle réfute les tentatives de fonder les SEL sur un simple échange de temps (time-dollar) ou l'utopie salariale de Friot, encore plus les théories de Yoland Bresson. C'est aussi la Réduction du Temps de Travail qui perd une partie de son sens ainsi. Le souci de l'avenir et du long terme, de la durabilité doit nous permettre de nous réapproprier la durée. C'est l'autre face du principe de précaution, son souci du long terme en même temps que le savoir de son ignorance. Il faut prendre garde pourtant que le principe de précaution ne soit pas simplement l'habillage du conservatisme des générations vieillissantes. Le principe de précaution s'oppose à l'immobilisme comme au laisser faire mais nous rend responsable de l'avenir comme de notre propre ignorance. On voit qu'il y a beaucoup à débattre encore et préciser. La pratique et les institutions internationales précèdent d'ailleurs souvent les esprits sur ce terrain.
4. Démocratie cognitive et non-violence
Nous retrouvons enfin, avec la démocratie participative les problèmes politiques majeurs du libéralisme et de l'écologie. Seulement, il ne s'agit plus ici d'un problème extérieur se posant à la société, mais tout autant du problème intérieur d'une organisation écologiste.
En préalable il faut insister sur le fait que nous devons tenir compte des bouleversements considérables apportés par l'informatisation et la mise en réseau du monde. L'écologie ne se conçoit pas au niveau global sans ce réseau d'information qui permet une régulation systémique. Dès lors, on peut opposer une société thermodynamique basée sur l'énergie à une société de l'information basée sur l'organisation (Laborit). Cette distinction, à vrai dire trop peu partagée, détermine toute une vision écologiste et systémique de l'autonomie et de l'auto-organisation. Notamment la société énergétique s'oppose comme fermée et hiérarchisée à une société écologique ouverte et en réseaux. Non seulement l'information peut se substituer à la violence (Sloterdijk) mais elle nous fait passer de la domination à l'apprentissage, de la contrainte au savoir. Le principe de précaution renforce alors le caractère cognitif de l'écologie qui doit comprendre avant de transformer. Jacques Robin ou Edgar Morin représentent cette écologie cognitive qui n'est pas encore assez répandue parmi les militants.
Ceci nous mène à la nécessité d'une démocratie cognitive se substituant à une démocratie compétitive (délégative ou représentative) qui affiche une faillite spectaculaire, Encore faudrait-il que le système actuel soit dénoncé comme insupportable, fausse démocratie à tous ses niveaux de soi-disant démocratie qui fonctionnent plutôt par intimidations et manoeuvres, si ce n'est par défaut, mais ne remplissent pas leur rôle de consultation ou de sélection. On peut estimer que la démocratie consiste dans une compétition où ce qui compte c'est d'être représenté sur la scène politique comme dans un miroir, et dans ce cas le conflit a le dernier mot, ou bien si nous avons besoin plutôt de prendre de bonnes décisions dans un monde complexe et que ces décisions soient prises avec ceux qui sont concernés. Dans ce cas ce qui compte, ce n'est pas le rapport de force du nombre de votes, d'une majorité, mais de recueillir la parole singulière qui se fait entendre et d'y répondre, "construire un monde commun", comme dit Michel Callon. La démocratie ce n'est pas donner son avis sur tous les sujets qu'on ne connaît pas, voter comme son camp et laisser faire les leaders mais essayer de recueillir l'avis des gens concernés. Pour cela de nouvelles procédures doivent être mises en place (dans la lignée des forums hybrydes). On ne peut se contenter de réunions informelles, de décisions immédiates, de votes formels souvent contradictoires ni d'attendre que les mécontents se manifestent. Pour avoir une démocratie participative il faut une démocratie anticipative. Là aussi, il faut se donner le temps. Le temps de préparer et discuter les décisions, le temps de les appliquer, le temps de les corriger.
Que pouvons-nous faire pour diminuer la violence ? Informer comprendre, donner des réponses justes ; sans doute mais nous pouvons certainement beaucoup plus en réalisant entre nous cette non-violence, en transformant la démocratie compétitive en démocratie cognitive où chacun peut apporter le meilleur de lui-même. Ce n'est pas dire que c'est facile, on le sait, mais c'est absolument nécessaire, un préalable à la non-violence sociale qui est bien la seule prise de pouvoir écologiste concevable. La non-violence est dans la médiation et la circulation de l'information qui doit transformer l'antagonisme de départ en coopération régulée et informée. Là encore ne s'exprime pas une justice républicaine implacable qui prétendrait "faire payer" les fautes de l'adversaire mais d'obtenir un équilibre pacifique. Il ne faut pas oublier, cependant, que pour Elias la condition de la pacification est l'Empire universel de la Pax Romana, favorable aux affaires. Toute violence n'est pas à refouler pourtant face aux contraintes, aux dispositifs et trop souvent nécessaire pour se faire entendre, répondre à la violence sociale. L'unité patriotique qui unifie contre une menace extérieure ou un risque industriel une population dont la diversité est déniée, profitant ainsi aux dominants, s'oppose du tout au tout à la construction d'un consensus à partir de conflits reconnus au départ, donnant la parole aux dominés. La non-violence peut être une stratégie, un but ou bien ne s'attacher qu'aux moyens. La violence des dominants est toujours légitime et celle des dominés bestiale alors qu'elle répond à l'injustice par le sacrifice. C'est loin d'être simple et il faudrait éclaircir là encore tout ce que cela implique avant de se trouver confronté au problème de la sécurité et du terrorisme.
Voici, en tout cas, un bref
aperçu de ce qui me semble, vu d'ici, les questions les plus vives
du moment posées à l'écologie-politique, et qui vaudraient
à être discutées de manière plus large.