Bernard Friot s'inscrit dans une longue tradition française qu'il contribue à constituer et à prolonger, celle d'un égalitarisme travailliste hostile aux propriétaires et rentiers qui prend sa racine chez les sans-culottes de la Révolution, est repris par Proudhon, Guesde, les communistes, les syndicats et les nostalgiques d'une société salariale idéalisée. C'est le salaire contre la propriété.
Proche de Robert Castel (qui est beaucoup moins dogmatqiue) dans la défense de cette société salariale, Bernard Friot met l'accent sur un point qui doit retenir notre attention : celle de l'opposition d'une logique politique de répartition des fruits du travail, avec la logique patrimoniale de la rente, de la propriété lucrative. Le financement de la retraite par répartition ou par capitalisation est l'occasion d'en généraliser l'alternative au capitalisme en se rapprochant du "distributisme", à l'opposé de la "redistribution". Il s'agit en effet d'affirmer que tout revenu est produit par le travail actuel et non par un droit de propriété donnant une rente, mais aussi d'affirmer qu'il n'y a pas de travail individualisable et mesurable.
Ce qui me semble le plus intéressant, c'est la critique de la logique libérale de Beveridge et son opposition à la logique "continentale" de la protection sociale. Dans la logique libérale, la protection sociale est destinée à permettre la mobilité des travailleurs et à couvrir les chômeurs, exclus, inemployables, afin d'assurer l'existence d'un marché du travail "libre", sans entrave.
Dans cette optique, l'impôt négatif comme complément des revenus des salariés pauvres est un palliatif à un travail sous évalué par le marché (qui a toujours raison). Mieux qu'un palliatif, c'est même ce qui doit permettre au travail d'être sous-évalué (en dessous du coût de reproduction du travailleur). Il est incontestable que cela correspond à la logique libérale avouée. Il y a pourtant une erreur de raisonnement à montrer le rôle de l'impôt négatif par sa fonction dans le système libéral pour ensuite condamner tout impôt négatif comme s'il se substituait au système lui-même et ne pouvait servir des objectifs opposés.
D'ailleurs, pour Bernard Friot, c'est bien la logique même de la tradition continentale qui s'oppose à cette vision libérale du marché du travail, et non pas telle ou telle mesure isolée. Ce sont les luttes syndicales, et non les économistes, qui ont construit avec les conventions collectives les bases d'une société salariale sans marché où le travail est un statut, une norme sociale et non pas une marchandise évaluée à sa valeur. L'idéal qui se dessine derrière cette conception normative et politique du salariat rejoint les analyses de Kojève en 1943 de la protection sociale et de la transformation du salariat en statut. Mais, à la différence de Kojève qui défend une discrimination positive généralisée, une réalisation des droits, Friot repousse avec horreur ces bricolages au nom d'un strict égalitarisme abstrait (qui est pour Kojève aristocratique) assumé avec force : le salaire ne doit pas représenter une performance ni une particularité individuelle, mais un barème collectif (échelle des salaires qui n'est pas égalitaire mais hiérarchique). C'est le sens de la formule "à travail égal, salaire égal".
La principale cible de Bernard Friot dans ce livre qui popularise ses analyses de "Puissances du salariat", c'est Michel Aglietta qui défend dans la postface de la réédition de son livre, fondateur de l'école de la régulation, une version libérale de l'allocation universelle dans une logique beveridgienne. Je tiens pour positif le refus de cette tradition anglo-saxonne et la mise en lumière d'une logique politique du salaire que François Ewald escamote dans son Histoire de l'Etat-Providence qui prétend se limiter au point de vue libéral. Je défends moi-même un revenu suffisant garanti à l'opposé de l'allocation universelle libérale et je pense donc qu'on doit approuver son refus de parler la langue de l'adversaire. Pourtant je trouve la plupart des critiques concrètes de Friot trop dogmatiques et contre-productives (attaquant la CSG, les emplois-jeunes, le RMI, les aides à l'emploi, etc., au nom d'un idéal inatteignable et sans tenir compte du contexte de dépression).
Généralisant, universalisant la société salariale comme alternative à la propriété lucrative, il s'imagine remplacer jusqu'à l'investissement capitaliste par un système de répartition identique à celui de la retraite. Il y a ici, à mon avis, une erreur de mettre sur le même plan une distribution immédiate de la production et les innombrables choix d'un long détour, d'un investissement productif aléatoire à plus long terme.
En dehors de ce cas on doit effectivement refuser d'aborder la protection sociale et le salaire "avec les lunettes de la rente patrimoniale". Au contraire, nous devons les considérer sous l'angle de droits politiques individuels sur la production sociale, sécurité sans propriété lucrative et qui n'est pas réduit au minimum universel de la redistribution en faveur des pauvres. Comme pour la retraite il faut privilégier un usage non patrimonial de la monnaie, une distribution politique des ressources qui est une abstraction égalisatrice ("Le salaire socialisé est un barème, et non un prix que viendraient corriger des transferts sociaux") tout en restant liée au travail individuel. Enfin, s'il faut plaider pour l'augmentation des cotisations sociales c'est pour inclure le hors-emploi dans le salaire plutôt que de le fiscaliser en déchargeant les employeurs du coût social de leur politique de l'emploi. Sa grande peur est que par fiscalisation des charges sociales, on décharge l'employeur de sa responsabilité sociale ou qu'on remplace "le financement par le salaire par un financement par l'entreprise" p104.
Sur ce point je lui donnerais bien raison car le coût du travail est proportionnel à sa productivité et les Anglais ont pris du retard de productivité pour avoir bénéficié d'une main-d'oeuvre trop bon marché. Cependant une fiscalisation nécessaire pour universaliser les droits ne signifie pas l'abandon de la taxation du travail, qu'il faut sans doute préférer à la taxation de la valeur ajoutée (sauf que la TVA est la dernière barrière douanière), car il importe de donner une grande valeur au travailleur.
A mon avis, c'est seulement pour les activités non-industrielles du tiers-secteur, soutenues socialement, que les charges sociales ne devraient s'appliquer qu'à partir du smic et devenir progressives ensuite. De même, en tant qu'il attaque la logique libérale de l'allocation universelle, on ne peut que lui donner raison, mais il n'imagine pas qu'un revenu garanti suffisant puisse être une voie vers ce qu'il appelle l'universalisation du salaire car il n'imagine pas que les ressources puissent provenir de la cotisation sociale, on ne voit pas pourquoi.
Le problème le plus général des défenses du salariat, c'est de s'enfermer dans le cadre du syndicalisme fordiste, de l'industrie de masse dont la part est en régression (sans parler des syndicats). La nécessité de la fiscalisation ne se discute pas devant l'urgence alors que l'universalisation du salaire n'est pas pour demain et ne semble pas adaptée aux nouvelles productions culturelles ou aux services personnels. Comme Bernard Friot étend la notion de salariat aux professions libérales comme les médecins généralistes conventionnés, c'est-à-dire sans aucune subordination, ce qui nous sépare est en fin de compte assez formel. Le salariat nomme ici une forme de distributisme. Simplement, si ce "salaire socialisé" peut sembler aller un peu plus loin qu'un Revenu Garanti réduit à un minimum, même suffisant, on ne voit pas comment se réaliserait ce beau mécanisme ignorant la loi du profit comme les multiples divisions sociales (réduites à une lutte des classes mythique). Même le statut professionnel de Supiot, qu'il faut essayer d'obtenir, semble bien difficile à tenir. Je fais confiance pour ma part à des coopératives municipales, des soutiens personnalisés et des bourses d'échanges locaux pour développer des activités autonomes bénéficiant du revenu garanti et des protections sociales du salariat, on peut bien dire que c'est la même chose.