1. L'économie de la rareté
On peut mettre en cause le postulat dont part ce livre, et on ne s'en privera pas, la définition de l'économie comme "science du choix rationnel dans un univers de rareté" ou, selon Lionel Robbins, "science de l'allocation des biens rares à des usages alternatifs" 41 Nous avons plutôt défini l'économie, à la suite des physiocrates, par ses modélisations macroéconomiques comme science des flux et la théorie des systèmes insiste plutôt sur les goulots d'étranglement, la capacité de charge, les limitations structurelles, les maillons faibles. On peut dire qu'il s'agit dès lors d'une conception plus qualitative de la "rareté" et de l'économie mais il faut bien admettre que ce n'est pas Bruno Ventelou qui identifie l'économie à la rareté, bien au contraire. Ce sont les économistes depuis Malthus (croissance géométrique de la population et arithmétique des ressources) et Ricardo (rendements décroissants) jusqu'aux néoclassiques (équilibre général statique) auxquels s'opposent Schumpeter (destruction créatrice, cycle d'innovation) et Keynes (multiplicateur d'investissement).
La rareté intrinsèque de l'économie s'exprime d'abord par les prix qui signalent les pénuries et organisent le rationnement sans intervention de l'autorité, mais aussi par le "coût d'opportunité" sensé mesurer ce dont nous prive toute décision par l'exclusion d'autres choix, d'autres plaisirs, d'autres profits, d'autres investissements. Selon ce principe toute intervention de l'Etat se fait au détriment du privé dans le partage des ressources disponibles, données une fois pour toutes, et la croissance est impossible !
L'essentiel de l'argument de Bruno Ventelou consiste à opposer, à cette vision statique et réductrice de rapports antagonistes, une vision globale de complémentarités réciproques donnant à la coopération des facteurs de production une productivité supérieure, une synergie produisant un résultat gagnant-gagnant. C'est la leçon des théories de la croissance endogène et du développement local, des "régions qui gagnent" grâce à une coopération intense et organisée des différents acteurs, exemple de la supériorité des réseaux sur le marché. A partir de là, il est facile de montrer que le marché réalise le plus souvent un équilibre bas alors qu'il peut exister d'autres équilibres plus favorables pour tous à condition de se coordonner. L'optimum de Pareto change selon la distribution des facteurs et des revenus. Il y a donc un optimum optimum de la coopération par rapport à l'optimum du marché. Le problème, c'est que la coopération exige un certain nombre de conditions préalables (confiance, réciprocité). Or ce sont justement ces conditions que rend impossible la théorie économique dominante dont l'influence apparaît décisive.
C'est, en effet, le système des droits de propriété (clôtures) qui instaure des biens privés (exclusifs et rivaux) là où il y avait bien public (non-exclusif, non-rivalité), la frontière de la propriété privée, et surtout de l'entreprise, restant d'ailleurs problématique, ce qu'exprime le concept d'externalités (négatives et positives). L'idéologie de l'homo oeconomicus, de l'individualisme méthodologique, n'est pas seulement grossière simplification ignorant les interactions sociales mais cette négation de la société se réalise, entre autres par le Droit, en exacerbant l'égoïsme, empêchant toute coopération, de même que la croyance dans la rareté d'un bien réalise rapidement cette rareté par appropriation de tous. Pourtant, l'économie immatérielle et cognitive ne correspond plus à cette logique qu'elle rend absurde, l'information pouvant se partager sans se raréfier et l'appropriation du savoir ou du vivant étant inadmissible et contre-productive.
2. La théorie autoréalisatrice
La capacité auto-réalisante d'une représentation
ou d'une prophétie évoque sans doute la magie et la prière
mais ne fait pas grand mystère quand il s'agit de la haine de l'Autre
qui se déclenche par exemple dans une Yougoslavie pourtant mélangée.
Dans la guerre personne ne choisit son camp, ni ses peurs, ni ses haines
qui s'exarcerbent mutuellement. De même la Bourse nous donne l'exemple
caricatural d'une euphorie qui se nourrit d'elle-même. C'est ce caractère
autoréférentiel de la subjectivité, des mouvements
sociaux, et plus encore de la spéculation, qui leur confèrent
l'aspect chaotique, catastrophique ou cyclique. La croissance nourrit la
croissance comme la dépression accélère la dépression.
Mais il faudrait ajouter que là où il y a croissance, il
doit y avoir décroissance comme le rappelle Schumpeter lui-même.
Aussi la théorie semble plutôt un effet du cycle et non sa
cause. Elle vient occuper une niche libre où elle sert de principe
organisateur mais la théorie n'est pas toute puissante comme le
suggère un point de vue unilatéral. De même que ce
n'est pas parce que toute réalité est construite qu'elle
est arbitraire et ne serait pas strictement conditionnée jusque
dans ses excès.
En tout cas, le type même de la théorie autoréalisatrice est celle de la séparation, de la méfiance, de l'impuissance et du fatalisme. Si je suis persuadé ne pouvoir rien faire, je ne fais rien. Si je me crois séparé, je me sépare. Si je crois l'autre ennemi je le transforme en ennemi par ma riposte menaçante.
Il y a le phénomène inverse. La théorie de l'unité peut se réaliser en foules de plus en plus considérables rassemblées par l'éclair d'une indignation partagée ou par l'attrait de la force et du nombre mais ici, la réussite est plus exceptionnelle et l'échec ordinaire. Les conditions de la coopération et de la confiance ne sont pas données. Tout n'est pas possible mais sans volontarisme initial rien n'est possible.
La théorie rétroagit sur la réalité en premier lieu par ce qu'elle mesure. Cet aspect du constructivisme s'appelle cosmétique et détermine la représentation et l'humeur collective. De l'importance de bien choisir ses indicateurs alors que le PIB actuel ne prend pas en compte les externalités non-marchandes, les externalités de réseau notamment d'Internet, et sous estime l'importance des services. En sélectionnant les faits significatifs la théorie détermine déjà l'action sur cette réalité et le jugement des politiques entreprises.
Plus directement, l'individualisme méthodologique qui n'est qu'un modèle simplifié, abstraction faite de toutes les interactions sociales, décourage les attitudes coopératives au profit d'un pur opportunisme ou cynisme qui mène à une désagrégation sociale et politique. Ainsi se trouve réalisée la théorie dans son simplisme même, contaminant jusqu'aux rapports des électeurs avec leurs élus. L'important ici est de comprendre qu'on a d'abord une simplification théorique supprimant la complexité des interactions intra et intersubjectives avant que ce modèle ne prétende se substituer à notre réalité, chacun se prenant à son rôle. Ceci, d'autant plus, qu'en pariant sur l'échec de la complémentarité et de la coordination on a de bonnes chances de gagner. La société finit donc par imiter la théorie : anomie, pénurie, dépression. (121)
Pour Bruno Ventelou, il ne s'agit pas tant d'échapper à ce pouvoir démiurgique de la théorie autoréalisatrice mais plutôt d'en choisir une meilleure, moins simpliste, qui réalise l'équilibre le plus haut, le plus favorable, l'équilibre optimum dont la caractéristique c'est d'impliquer une pluralité de facteurs afin d'échapper aux rendements décroissants de chaque facteur pris isolément (capital ou formation). Une bonne coordination des facteurs les potentialise, fait sauter les goulots d'étranglement et crée un surplus de richesse et de croissance.
C'est la critique d'une vision analytique de chaque facteur séparé au profit de leur combinaison. Cette non séparabilité, cette potentialisation réciproque est visible avec le fordisme par exemple qui augmente les salaires pour obtenir une meilleure productivité ou le contre-exemple des échecs d'une augmentation de l'exploitation qui diminue le profit à cause de la réaction de l'exploité. Il n'y a pas d'atomicité des acteurs, la performance est globale, avec une certaine substitution entre les facteurs. Des mesures peuvent être prises pour favoriser la coopération et l'équilibre optimum que la séparation rend impossible.
Il analyse ainsi le chômage comme aggravé par l'augmentation du temps de travail pendant la période de dépression. Contrairement à la théorie classique qui prétend que le chômage est le résultat de la fainéantise du manque d'incitation à travailler, le chômage résulte ici du zèle, du manque de coordination des travailleurs en compétition qui en font toujours plus par peur du chômage et participent ainsi à la diminution des postes de travail et à la dégradation de ses conditions. Phénomène identique à celui qui mène tous les cyclistes à se doper puisque les autres se dopent, ou la Bourse à monter parce qu'elle monte ! Ces phénomènes de "spéculation" sur l'attitude des autres sont récursifs et s'autoalimentent jusqu'à l'emballement quand il s'agit de "manger ou être mangé". Le dumping social des uns pousse au dumping social des autres. Des réglementations comme la Réduction du Temps de Travail peuvent introduire de l'ordre, rétablir un équilibre haut plus favorable à tous et plus durable. Il s'agit là encore d'une primauté de la théorie et de la Loi sur la réalité, pouvoir d'organisation.
3. Coopération et investissement
"La stratégie coopérative revêt le caractère d'un pari : elle n'est rentable que dans la mesure où les autres adoptent la même conduite". 26
On a vu que grâce à la coordination, deux rendements décroissants (capital et formation) peuvent combinés donner un rendement croissant. Vouloir une stricte proportionnalité individuelle "incitative" à court terme ramène à l'équilibre bas (raréfie la ressource ou lieu de l'optimiser). 108 C'est largement une question de temps. Le calcul rationnel égoïste est moins rentable que la coopération dans la mesure où il suppose qu'il n'y a pas de continuité de relation, pas de mémoire des acteurs. L'intérêt bien compris du commerçant est de satisfaire sa clientèle car une bonne réputation rapporte plus qu'une petite arnaque. De même dans les réseaux, essentiels à une carrière, la coopération est un investissement. C'est cette connivence que les libéraux condamnent bien vainement au nom de la transparence, comme si les crises financières n'étaient pas aussi coûteuses que les lourdeurs administratives ou le copinage des banquiers.
On a vu que la théorie néoclassique conduit, contre toute évidence, à une croissance zéro, à l'atomisme et à la rareté alors que pour Keynes il y a une croissance endogène par coordination des acteurs et innovations. Pour l'économie classique, la rareté c'est le travail et le temps. L'investissement, c'est du temps, et le temps est rare. L'intérêt est le "prix du temps", de l'impatience, du détour car il faut choisir, consommer aujourd'hui ou investir pour le futur. Mais cela n'est plus vrai si on n'est pas en rendement décroissant car l'investissement augmente déjà la richesse. C'est ce qu'on appelle le "multiplicateur keynésien" où la production et le revenu disponible sont fonction de l'investissement : I = f(I)-C.
Depuis la stagflation et la dépression, les monétaristes ont voulu réduire le crédit comme source d'inflation et, pour une bonne part, la démocratisation des actions consiste dans ce qu'on appelle la "désintermédiation" des banques au profit d'un rapport théoriquement plus direct prêteur / emprunteur mais limitant fortement la création monétaire par le crédit banquaire. En supprimant les intermédiaires, on a rendu les capitaux rares et chers à l'opposé d'une politique keynésienne.
Depuis l'origine, deux écoles s'opposent. La Currency school, ou monétaristes (théorie du circuit) pour qui ce qui est primordial c'est l'équilibre épargne / investissements (sans création monétaire) alors que pour la Bank School ce qui importe, comme pour Keynes, c'est l'équilibre crédit / remboursement. Le Peel act de 1844 choisit le Currency school afin d'obtenir la baisse des prix et des salaires faisant porter l'augmentation de la compétitivité sur les travailleurs plutôt que sur l'investissement. 74 C'est le débat central qu'il nous faut reprendre, en particulier pour ce qui concerne l'investissement dans la formation et le développement humain. Nous devons passer d'une rémunération incitative, en proportion de la productivité du travailleur, son employabilité actuelle, à un revenu garanti et une gestion de carrière assurant le développement de ses capacités, développement profitable à l'efficacité globale. Il s'agit de passer de la logique comptable à une logique entrepreneuriale. Les comptables font, on le sait, de mauvais chefs d'entreprise. Leur pratique et leur "théorie" les mènent inexorablement à l'équilibre statique néoclassique et au monétarisme ennemi de toute inflation alors que le chef d'entreprise doit parier sur l'investissement et l'innovation pour se développer. Si l'inflation est "l'euthanasie des rentiers", elle favorise l'investisseur. L'inflation est pour Keynes une prise en charge du risque collectif d'investissement, une redistribution du risque. 76 Bien que l'opposition des deux écoles semble totale, le courant de la synthèse est pourtant majoritaire sans doute (Hicks). C'est qu'on ne peut s'affranchir des limites de l'inflation. On peut même dire que l'économie est partie de là, de l'inflation créée par l'afflux de l'or des Amériques. Il n'y a pas d'entreprise sans comptable. Les deux logiques sont complémentaires.
Le keynésianisme reste une gestion à court terme de l'économie alors que le "développement durable" (absent bizarrement ici) nous fait rentrer dans une véritable logique d'investissement à long terme, plus politique, coordinatrice et tournée vers le futur, prenant lieu et place du marché à court terme et de la productivité actuelle comme des droits acquis par la rentabilité passée. La valorisation du temps favorise le court terme et l'individualisme en excluant tout ce qui est hors travail ou échange marchand. Le long terme doit inclure toutes les extériorités et privilégie la coopération sociale en se donnant le temps, comme le don suppose de se donner le temps du contre-don à l'opposé de l'impatience de l'échange marchand immédiat. Le marché n'a pas d'avenir. Ce n'est pas pour rien que son exemple est souvent celui des denrées périssables (la criée aux poissons). Il se montre inadapté, en tout cas, à l'abondance comme à la culture ou aux rapports humains durables. C'est un des apports essentiels de ce livre d'opposer les logiques de court et long terme, de montrer que nous devons absolument nous réapproprier notre temps, nous donner du temps et investir dans la durée. Il faudrait pourtant relier cette exigence aux nouvelles forces productives culturelles et cognitives qui ne se mesurent plus en temps de travail.
Le long terme implique une vision globale, la coordination des acteurs et des facteurs de production. C'est le rôle dévolu à l'Etat, à la politique, aux normes. Cette rentabilité de l'Etat est considérable (infrastructures, formation, Droit) même si elle est difficile à calculer et ne peut se mesurer en tout cas que sur le long terme. Ce qui apparaît comme gaspillage pour le court terme peut s'avérer décisif pour le long terme, en cohésion sociale par exemple. L'exemple de la Corée comme des USA montre qu'il n'y a pas de croissance sans une forte organisation collective et intervention de l'Etat. Au fond, tout cela montre qu'on ne peut séparer économie et politique, Etat et marché. L'Etat fait partie de l'économie qui ne se réduit pas au marché, à la rareté et l'individualisme méthodologique. L'économie est bien plutôt comme le pensaient les physiocrates une science des flux et des circuits, une combinaison de la théorie des systèmes et de la théorie des jeux qu'il faut élargir à ses dimensions sociologiques, historiques, écologiques enfin.
4. Croissance et développement
Venons en à la partie la plus critique, celle de la croissance.
Rappelons que notre étude des écosystèmes
nous avait amené à distinguer croissance quantitative juvénile
et développement qualitatif complexifiant. En tant qu'écologistes,
nous ne pouvons accepter sans réticences cet éloge de la
croissance. On ne peut passer de la constatation que les ressources ne
sont pas une donnée naturelle mais construite socialement à
la conclusion qu'il n'y a pas de limite naturelle ! La distinction entre
domaine matériel et immatériel n'est pas suffisamment marquée
ici.
Ceci dit, on doit bien prendre en compte le fait que "la croissance nourrit la croissance", de même qu'on constate des "trappe à sous-développement" mais le constructivisme ne doit pas tomber dans le volontarisme. Il ne suffit pas de prévoir la croissance pour qu'elle ait lieu, même si prévoir la récession la réalise, d'après Bruno Ventelou. Le caractère irrépressible de ces emballements suggère pourtant qu'on n'y est pas pour grand chose, pris dans un mouvement cyclique celui des cycles de Kondratieff qui ne résultent pas d'une autoprophétie liée aux tâches solaires (!) mais des cycles démographiques (cf Les cycles du capital).
La référence à Schumpeter met d'ailleurs en évidence que les innovations collectives se produisent par grappes, et donc sous une influence externe impliquant l'ensemble de la société. Pour Schumpeter, c'est d'abord l'épuisement de l'innovation précédente qui "libère" capitaux et hommes, inutilisés, disponibles à bas prix pour des nouvelles voies. C'est la "destruction créatrice" comme rajeunissement générationnel qui est déterminante. A mon avis, non seulement dépression et cycles ne se réduisent pas à l'idéologie, mais on peut penser plutôt que l'idéologie est produite par le cycle et s'y adapte autant qu'elle le forme. La dépression n'est pas seulement l'effet du pessimisme, comme le proclame la "pensée positive" qui se réclame parfois de Spinoza. Elle est venue d'une part de la stagflation qui avait mis en échec les politiques de relance, et d'autre part du vieillissement de la génération dominante. Le retournement de tendance dans la théorie, dont ce livre témoigne, suivrait plutôt le nouveau cycle d'innovation.
Il n'empêche qu'il est intéressant de souligner que la dépression produit un défaut généralisé de coordination. On retrouve d'ailleurs ainsi le courant dit structuraliste en économie (F. Perroux 1950), insistant sur les structures de développement et la complémentarité des facteurs de production (Etat, infrastructure, capitaux, formation). On ajoute ici le caractère autoréférentiel de la théorie aggravant ou accélérant les tendances, cercles vicieux ou vertueux. Ainsi les politiques d'ajustement structurelles du FMI ont été dénoncées pour leur échec patent par un des dernier prix nobel et ancien économiste de la Banque mondiale (Stiglitz). C'est une politique dépressive malthusienne et à court terme. De même une politique de rentabilité à court terme participe à la désertification des campagnes en supprimant les services devenus non rentables. Le marché amplifie dramatiquement les évolutions spontanées.
On peut admettre que "les ressources ne sont pas données (par la nature) mais sont produites par une interaction sociale". Surtout, que les avantages comparatifs ne sont plus naturels mais construits, résultant de l'histoire et d'un certain volontarisme, exigeant d'ailleurs un certain protectionnisme pour atteindre le seuil de croissance. Les nouvelles théories du développement, dites théories de la croissance endogène, insistent en effet depuis Romer (1986) sur le rôle des innovations et de la division du travail, des externalités positives, puis avec Lucas (1988) sur l'importance du capital humain ou avec Barro (1990) sur celle des infrastructures. Ce n'est pourtant pas parce que la croissance a une dimension sociale qu'il n'y a plus de rendements décroissants ni de limite naturelle. Il faudrait distinguer les flux matériels de l'optimisation énergétique et de la circulation immatérielle.
Le taux de croissance résulte-t-il donc d'une simple convention ? Nous n'irons pas jusque là mais observerons plutôt qu'on a ici une causalité circulaire comme dans tout système biologique. Il est toujours très difficile de penser l'unité sujet-objet, théorie-pratique, la non-séparabilité des deux faces du réel (anneau de Moëbius). Sans tomber dans l'idéalisme, on doit reconnaître non seulement l'influence de la théorie sur la réalité mais aussi l'effectivité de la volonté qui fraye son chemin vers l'idéal normatif en coordonnant et orientant les esprits. Représentations et théories impriment leur marque et deviennent de plus en plus objectives chacun jouant le rôle qui lui est imparti. Certes, la question de la vérité est une question pratique (Marx) et la Théorie un outil de l'action (Schütz). Cependant il faudrait ajouter aussitôt que l'action se heurte au réel et modèle la théorie qui s'impose plus qu'elle n'est choisie, seule connaissance qui vaille. Pour connaître le monde, il faut commencer par le transformer.
Une convention n'est donc jamais tout-à-fait arbitraire et trouve ses causes dans le cycle économique autant qu'elle l'explique. C'est même parce qu'elle n'est pas arbitraire qu'une convention peut s'imposer comme coordination sociale, par ce qu'on gagne à suivre la norme, surtout en situation d'incertitude. "Il vaut mieux échouer avec les conventions que réussir contre elles". (Keynes, Orléan) 176 On ne peut avoir raison tout seul en ces domaines. C'est ce qu'ont appris les quelques économistes ayant gardé un sou de raison pendant la flambée des marchés. Ils ont été balayés, ayant fait perdre trop d'argent à leur employeur. Le principe de la spéculation, en effet, ne vise pas un réel mais, comme dans un concours de beauté où il faut trouver laquelle sera trouvée la plus belle par la majorité, ce qui est visée, c'est l'opinion des autres, opinion à laquelle on participe, rumeur qu'on amplifie. Le caractère autoréférentiel des conventions explique leur comportement chaotique, les emballements et désagrégations qui, passés un seuil débouchent sur un nouvel équilibre, un nouveau régime de régulation, de nouvelles conventions qui sont plus dictées par la nécessité et les rapports de force que l'effet d'un volontarisme créatif. Du moins l'individualisme se trouve-t-il incompatible avec le jeu des conventions qui fausse le marché. L'individu n'est pas isolé mais participe bien à un tout. La société prime sur le marché qui ignore ou sous-évalue les externalités sociales non marchandisées pourtant vitales et réduit tout au court terme, le nez collé sur le guidon.
Il est bien dommage que ce livre s'inscrive dans une perspective productiviste de croissance sans limite, assimilant le Club de Rome aux monétaristes et dénonçant l'écologie comme malthusianisme, responsable de la dépression ! Pourtant, comme on l'a noté, la perspective d'un "développement durable" donne toute son ampleur à la déconstruction de l'idéologie de marché. Plutôt que de cultiver l'optimisme, cultivons la cohérence, le souci du long terme, le principe de précaution mais retenons que le cynisme est un simplisme et l'importance de la lutte idéologique car la simplification théorique de l'individualisme méthodologique a tendance à se réaliser réellement dans la désagrégation des liens sociaux. Retenons que la rareté est organisée, s'autoréalise par appropriation générale, que l'investissement est productif, le marché inadapté à l'abondance (de travailleurs), à l'immatériel, au relationnel, au long terme, aux performances globales, aux externalités. L'économie n'est pas seulement le marché mais aussi sa régulation, la coordination des agents, les externalités assurée par l'Etat et plutôt que la gestion de la rareté, l'optimisation des flux, la coordination des facteurs, la différenciation des fonctions, tout ce qui relève de la théorie des systèmes, de la non séparabilité, de la pensée globale, de la société. Enfin nous devons suivre une logique d'investissement durable dans l'avenir et le développement humain, nous donner le temps.