La notion de système parait bien imprécise, bien peu de chose ; pourtant elle se caractérise par une série de conséquences remarquables. D'abord, la condition d'un système c'est la circulation. En effet un système se caractérise par une structure, c'est-à-dire un ensemble organisé de fonctions diversifiées. Normalement, une structure diversifiée est "improbable" et ne peut durer, soumise à l'entropie qui homogénéise tout. Elle exige donc un apport d'énergie externe pour maintenir sa complexité interne, c'est-à-dire son autonomie. Il n'y a de système qu'ouvert énergétiquement comme le disait Laborit, il n'y a de système que parcouru par un flux d'énergie (transporté par un flux de matière la plupart du temps). Un système peut donc se représenter comme une différenciation interne entretenue par un flux énergétique externe. Le flux qui traverse le système détermine un intérieur (différencié, mais cela n'apparaît pas hors de la "boite noire") et un extérieur constituant l'environnement du système, ouvert à la circulation des flux qui assurent la régulation de l'ensemble. Un système est donc toujours relié à un environnement, à une écologie. La deuxième caractéristique d'un système, condition de sa survie en environnement incertain, c'est l'adaptation à cet environnement par rétroaction, feed back, base de tout les automatismes, de la cybernétique mais aussi du marché.
Le système le plus connu, c'est tout simplement l'économie, dont témoignent ses modélisations plus ou moins réussies qui commencent avec le tableau économique du Dr Quesnay, inspiré déjà de la circulation sanguine dans l'organisme. La caractéristique d'un système est de se prêter à une modélisation au point qu'on pourrait presque identifier modèle et système si l'informatique ne généralisait la modélisation à tout processus. L'économie ce n'est pas seulement des flux, c'est aussi de la stratégie dont rend compte la "théorie des jeux", mais ce qui rentre d'un côté doit ressortir de l'autre comme le passif est égal à l'actif dans le bilan des flux financiers de l'entreprise ; ce qui est consommé par l'entreprise servant à l'entretien de la structure diversifiée représentant le savoir faire accumulé. Comme dans la comptabilité, il faut distinguer dans les systèmes, flux (exploitation, bénéfice) et stocks (bilan, capital). L'organisation enregistre une accumulation d'information, en même temps que d'argent, qui se nourrit de son activité. La critique écologiste de l'économie ne rejette pas tout modèle mais consiste plutôt à critiquer l'isolation de la sphère économique des systèmes sociaux et de la biosphère qui en sont les conditions et qui l'englobent (Passet). Il faudrait ajouter la critique d'une régulation technocratique du social ne s'appuyant pas sur l'autonomie de chacun, c'est-à-dire qu'on ne peut accepter ni de prendre le système pour la réalité (économisme, "keynésianisme hydraulique" ou monétarisme), ni de réduire le travail et les travailleurs à un flux, une marchandise alors que le travail produit de l'information et que les travailleurs constituent le système plutôt.
Ce qu'on peut remarquer à ce niveau, c'est qu'un système, comme le système économique, parce qu'il est alimenté par un flux d'énergie constant n'a pas tendance à s'égaliser selon les lois de l'entropie, à devenir probable, mais à se différencier, accuser les dissymétries plutôt, devenir de plus en plus improbable. Comme un fleuve creuse ses rives par son courant, les inégalités se creusent avec la circulation (plus le commerce extérieur se développe, plus les inégalités internes progressent). On ne prête qu'aux riches ! Rappelons que pour Elias, le marché mène au monopole comme la guerre à l'empire. L'exploitation des campagnes (Ager) par les villes (Urbs) illustre les effets de la division des tâches, des "avantages comparatifs" qui mènent toujours le centre à se complexifier davantage, au détriment de la périphérie amenée à se simplifier afin de rester dépendante et d'accroître la production pour les urbains, en maintenant le sous-développement de la campagne.
En fait le processus de diversification n'est pas linéaire. Il y a une évolution spontanée des systèmes vers la complexification (vieillissement) mais des perturbations provoquent un stress qui se traduit alors par une simplification (un rajeunissement donc). La théorie des systèmes, et plus encore celle des écosystèmes, est en premier lieu une théorie de l'instabilité et de la régulation. Il n'y a pas de système ouvert stable. Tout système est dynamique, traversé d'énergie et de fluctuations extérieures. Cette instabilité, ajoutée à l'incalculable de ses répercussions, constitue l'imprévisibilité du système qui peut aboutir à des points de catastrophe (des seuils), le plus souvent dans une alternance de civilisation raffinée jusqu'à la décadence et de guerre simplificatrice jusqu'à la barbarie.
Il faut insister sur le caractère non calculable d'un système, et même non décomposable, fragile, soumis aux théories du chaos, non prévisible au-delà d'un temps de Lyapounov (de pertinence) assez court. Non seulement un système est imprévisible mais il dure parce qu'il est construit pour répondre à l'incertain. C'est sa capacité de régulation, qu'on peut identifier à sa "capacité tampon", et d'évolution où le hasard joue un rôle inéliminable aux points de bifurcation. Que la prévision reste aléatoire, n'empêche pas les prévisions quotidiennes d'être la plupart du temps justes à la troisième ou quatrième décimale près ! En effet même si tout change tout le temps, la prévision de la reproduction du même, que demain sera identique à aujourd'hui (pour le temps par exemple), est toujours la plus probable et de très loin !
Malgré l'incertitude fondamentale, des régularités s'observent et d'abord les alternances entre complexification et simplifications dans une stratégie qui commence par une "croissance juvénile" quantitative de production matérielle qui aboutit, en l'absence de perturbation au "développement de la maturité", à l'économie d'énergie par l'accumulation d'information dans la structure (un système peut donc être défini comme accumulation d'information, structure cognitive), la différenciation, le recyclage, la protection et l'allongement de la vie (par rapport à une fertilité galopante avec une espérance de vie et une formation plus courte). Ainsi avec la complexification de la technique, l'investissement dans la formation devient vital et on parle de "Life Time Value" pour rentabiliser les compétences acquises. Plus un système vieillit plus il allonge la vie, notre cas n'est pas exceptionnel.
A un niveau inférieur, la théorie des systèmes met en évidence l'importance des cycles et des rythmes qui nécessitent une coordination d'ensemble, une concordance des temps, une "résonance" qui doit s'établir entre le différents niveaux pour permettre la transmission de l'information. Dans les systèmes biologiques au moins, le rythme dépend de la taille. Plus le niveau est bas, la taille petite, plus le rythme est élevé. Plus la taille grandit ou qu'on saute à un niveau d'organisation supérieur, plus le rythme d'évolution est lent. Plus généralement, les écosystèmes ont une structure fractale ce qui implique qu'un grand système n'est pas identique à un petit, en plus grand, mais analogue à son environnement, en passant par des ruptures de seuil (ralentissement du rythme et fragmentation par exemple).
Il y a bien d'autres choses que la théorie des systèmes nous enseigne, à partir de prémisses qui semblent pourtant si minces. Le plus étonnant sans doute est qu'il semble qu'on puisse mesurer un niveau de complexité maximum. On ne supporterait pas un nombre trop élevé de connections. Au-delà d'un certain niveau de "connectance", les performances s'effondrent et l'instabilité augmente. Contrairement à ce que croient la plupart des écologistes "trop de diversité nuit". Un niveau "optimum" de diversité est donc obtenu à partir de la formule de l'optimum de Pareto dont Mandelbrot a montré la dimension fractale (Zipf-Pareto-Mandelbrot) et qui correspondrait à un "optimum communicationnel" (p52) étonnamment constant. On peut voir là une limite, vite atteinte, du développement des réseaux.
Le plus inquiétant enfin, c'est l'importance des effets indirects,
plus importants à long terme que les variations immédiates
et qui sont d'autant plus irrémédiables qu'ils se font avec
un "effet retard". C'est ce qui doit guider ici le principe de précaution
: ne pas casser les cycles naturels. La plus grande prudence est de mise.
Hélas :
Lorsque l'homme travaille la terre, il remplace les cycles de la
nature par les siens propres (par l'eau, l'enrichissement de la terre,
le défrichage, la jachère). Au niveau planétaire nous
devons gérer les déséquilibres que nous introduisons,
transformation de la nature entière en agrosystème,
en nouvel équilibre durable homme / biosphère Il s'agit
de passer d'une stratégie juvénile de croissance à
une stratégie adulte d'organisation et de diversification,
de structuration et de conscience de soi, de complexification et de durée.
C'est la destruction des régulations naturelles qui exige la construction
de régulations politiques, qui rend absolument indispensable une
politique écologiste. Plus de place ici pour le scepticisme libéral,
on ne peut laisser au marché la question des finalités premières
et aucun système ne résiste longtemps au "laisser faire".
Les Américains ne s'y trompent pas qui injectent massivement de
l'argent d'Etat dans l'économie lorsqu'elle est menacée (cela
n'évitera sans doute pas le pire d'ailleurs étant donnée
l'incertitude de la valeur). Il n'y a de marché réel que
strictement régulé (par une inflation de lois!). Encore faut-il
le savoir, le faire consciemment, en décider les finalités
publiquement.
Notons que Serge Frontier ne semble pas trouver mauvais une remontée du CO2, c'est la rapidité inédite du phénomène qui pourrait être fatal, mais retenons que le développement (qualitatif, cognitif, civilisant) peut être une alternative à la croissance (quantitative, simplifiante et massifiante). Le raffinement de la société informationnelle a toutes les apparences d'un stade de civilisation et de développement succédant à un stade de colonisation et de croissance. Plusieurs signes nous montrent qu'on quitte le monde de l'insouciance enfantine du roman et de la compétition, avec ses punitions et ses récompenses, une forte sélection, pour un stade adulte plus responsable et plus universel, ouvert à l'éthique et non plus enfermé dans l'égoïsme et le divertissement, formé pour durer plus longtemps. Comme dans l'individuation de l'enfant, l'éthique est un acquis cognitif du processus de civilisation et d'intériorisation de l'extériorité. Mais les civilisations sont mortelles, vulnérables.
Si on doit rappeler que l'écologie politique ne se réduit pas aux écosystèmes, du moins elle doit en assumer la régulation plus encore que la responsabilité, on n'a pas le choix, mais sans oublier jamais que cette régulation n'est pas autonome et ne peut se faire qu'avec la participation de tous et pour assurer l'autonomie de chacun. Les travailleurs ne peuvent être l'objet d'une régulation des flux car ils en sont la finalité et les opérateurs. Les individus sont la société, le système économique lui-même, ce pourquoi ils doivent plutôt bénéficier du "développement humain" (formation, information, soutien), d'une production sociale de l'autonomie. Un système ne se commande pas, ou très mal, hiérarchiquement à partir d'une certaine complexité. C'est la découverte des physiocrates, au moins par Turgot, de la "faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre". La théorie des systèmes, qui a du s'enrichir depuis les physiocrates de la théorie de l'évolution, du chaos, des catastrophes, du principe de précaution et des limitations écologiques, c'est aussi la théorie de la productivité de la liberté, de l'efficacité cognitive de la décentralisation et de l'autonomie coopérative. Cette alternative à la hiérarchie qui semblait bien illusoire il y a peu, pénètre maintenant les entreprises converties au travail en réseau et au bottom-up.