1. L'émergence de l'économie
On pourrait remonter à l'économie sumérienne ou athénienne. Il faudrait sans doute partir des XIIè et XIIIè siècles, du monde plein unifié à la grande peste destructrice, l'invention de l'horloge et du temps de travail, l'individualisation, de Pic de la Mirandole à Luther, l'unification nationale, etc. Cependant la découverte de l'Amérique a eu un effet structurant certain d'une part avec l'afflux d'or et ses conséquences inflationnistes, ensuite en fournissant le cadre de l'individualisme libéral (Locke, Robinson), du self made man et d'un individu antérieur à la société.
L'afflux de l'or des Amériques est à l'origine des premières réflexions économiques détachées de la morale, de ce qu'on a appelé le "mercantilisme". A cause du phénomène de l'inflation qui appauvrissait les royaumes qui n'avaient pas accès à l'or et l'argent du Mexique ou du Pérou mais aussi parce que la noblesse ne suffisant plus à la défense (contre les Turcs par exemple), la capacité militaire d'un pays dépendait de plus en plus de sa capacité financière à salarier des soldats mercenaires, se transformant en Etat fiscal, dépendant des richesses produites par les recettes fiscales. La domination de l'économie sur le politique est donc antérieure à l'invention même de l'économie. Le mercantilisme reste pour cela la théorie économique dominante des Etats puisqu'il s'agit toujours d'encourager les exportations, pour obtenir de l'or, tout en s'imaginant pouvoir conserver une politique la plus protectionniste possible à l'intérieur. Cette contradiction semble répondre à la contradiction de la monnaie universelle dont l'augmentation des moyens de paiement au-delà de la production disponible cause l'inflation des prix, mettant en évidence la distinction entre l'or matériel et sa valeur nominale, ainsi que les interdépendances et les mécanismes de marché d'une économie-monde, au-delà des frontières. A ce stade le lien à l'écologie n'est pas encore assuré, d'autant qu'on est clairement dans une économie dirigiste (mais fortement limitée par les multiples privilèges des villes). Il y a pourtant déjà un environnement et un marché international qui échappent à toute autorité, inaugurant une pensée non hiérarchique, écologique et libérale.
Hobbes et son Léviathan (1651) donne consistance au peuple comme corps. Son "état de nature" entièrement construit n'est qu'une absence de société dans les terres sauvages où "l'homme est un loup pour l'homme". Cette fiction lui permet d'établir pourtant que la guerre de tous contre tous aboutit à un état d'équilibre instable où une égale menace réciproque pèse sur tous, avec les conséquences d'insécurité, de solitude et de misère. Un ordre inégal et déséquilibré est un ordre plus constant et stable, pacifié, ou chaque individu a un droit par le sacrifice qu'il fait de sa liberté au souverain qui rassemble le peuple en corps. Ce sacrifice consenti pour l'intégration d'un système hiérarchique ayant pour objectif premier la sauvegarde de la vie, tout citoyen menacé dans sa vie a le droit de se défendre et résister à l'autorité. Cette utopie du despote éclairé voudrait identifier le savoir et le pouvoir avec la raison et l'intérêt général. Le modèle biologique est ici le corps guidé par la tête, comme dans la fable de Menenius Agrippa, ce n'est pas encore l'écologie et même plutôt une réfutation du marché au profit de l'ordre hiérarchique. "Let us make man".
2. De l'écologie à l'économie autonome
On arrive à l'écologie en même temps qu'au libéralisme avec le début du XVIIIè, Defoe surtout avec sa brochure de 1704, "Faire l'aumône n'est pas la charité", bien avant d'écrire Robinson Crusoé, donne l'exemple de l'équilibre établi entre chèvres et chiens sur une île où ils avaient été introduits. A partir de cette écologie primitive, il condamnait l'aide aux pauvres comme multipliant les assistés qu'il valait mieux éliminer. Le social-darwinisme précède donc Malthus et Darwin, s'avouant ouvertement, à ses débuts, comme l'idéologie du capitalisme et du libéralisme conservateur (Burke). 2 ans après, "La fable des abeilles" de Mandeville achevait de séparer économie et morale en montrant que les vertus morales pouvaient avoir des conséquences néfastes alors que les vices privés avaient des vertus publiques comme le goût du frivole favorisant l'industrie. Dans un cas, comme dans l'autre, c'est le pouvoir de la volonté directe de gouvernement qui est remis en cause au profit d'effets pervers indirects. Il ne faut pas oublier cette intrusion massive de l'écologie au fondement de l'ordre naturel du marché, de la lutte pour la survie et du libéralisme. Ce n'est pourtant qu'avec le Dr Quesnay que la nature biologique va fournir véritablement son modèle à l'économie.
Ce qui est frappant, c'est de constater les ressemblances entre les physiocrates, qui se nommaient eux-mêmes la "secte des économistes", et les écologistes, avec une opposition tout aussi fondamentale pourtant puisqu'il n'y a pas plus féroce productiviste qu'un physiocrate. Le tableau économique du Dr Quesnay (1758) préfigure déjà la théorie des systèmes, donnant un premier "modèle" de l'économie en terme de flux et de circuit, à partir de l'analogie avec la circulation sanguine et justifiant le "laisser faire, laisser passer". Tocqueville a dénoncé le fanatisme de cette secte faisant de l'économie un dogmatisme systématique (ce n'est donc pas nouveau). Plus modéré, Turgot énonçait déjà la contrepartie de ce modèle économique disqualifiant le pouvoir central, avec la "faculté exclusive qu'a chaque individu de connaître ses intérêts mieux que tout autre". Cette nouvelle conception de l'ordre naturel qui redonne force à l'ancien commandement donné à l'homme de travailler à la place de la nature, à une perfection de l'oeuvre divine, inspirera les réformes de "globalisation" des marchés à l'échelle nationale, avec pour conséquence la rareté organisée par les accapareurs, la généralisation de la crise et la Révolution de 1789 avant la révolution industrielle elle-même...
On retrouve ici le livre de Vivien, on n'en a pas fini bien sûr avec les liens de l'écologie et de l'économie. Le livre commence avec Linné (1749) introduisant le concept d'autorégulation et de la nature comme équilibre statique des forces où on peut reconnaître une ébauche de la théorie néo-classique de l'équilibre (proche de l'équilibre de la terreur de Hobbes). Linné compare explicitement le marché et la nature, justifiant ainsi "les espèces nuisibles" (et les mauvaises actions) participant à l'équilibre naturel et la diversification des fonctions (la division du travail).
Bien sûr on peut soutenir que l'économie n'est devenue telle qu'à rompre avec l'écologie, c'est-à-dire avec Adam Smith (1776) et une version laïcisée de la providence divine devenue "main invisible". La rupture avec les physiocrates va venir simplement de la reconnaissance du fait qu'il n'y a pas que la terre qu'on puisse exploiter, produisant plus qu'on ne lui donne (avec l'aide de Dieu ou du Soleil) mais que le travail aussi pouvait être exploité, payé moins que ce qu'il produit, évidence difficile à reconnaître. A partir de ce moment, il peut y avoir décrochage avec les limites naturelles. "Le despotisme légal" du "gouvernement de la nature" des physiocrates pro-chinois sera vite dépassé, mais inspirera au moins le sauvetage écologique de l'île Maurice (1797).
3. De l'économie aux externalités
Avec Malthus (1803) cependant l'écologie revient à la première place, celle d'une économie des populations et de la "lutte pour la vie" qui inspirera Darwin et bien d'autres. On connaît la loi opposant la progression géométrique de la population à la progression arithmétique de la production agricole. Que cette loi ait été démontrée fausse n'empêche pas le thème de la surpopulation de rester un thème dominant chez les écologistes, par réflexe paradigmatique sans doute, mais cette peur camoufle difficilement le refus du partage avec le présupposé d'un mode de développement identique, aussi inégal et insoutenable que le nôtre. L'écologie-politique ne peut s'arroger la prétention de réguler les populations mais elle doit plutôt obtenir leur équilibre par une meilleure qualité de vie. En tout cas, le discours anti-écologiste prend la plupart du temps la posture anti-malthusienne. Ceci dit, à la fin de sa vie Malthus était moins pessimiste sur les possibilités de régulation de la population par une baisse de la fécondité, un contrôle volontaire des naissances. L'important sans doute est qu'il a introduit l'idée de limite écologique au développement économique, inspirant à John Stuart Mill un "état stationnaire" d'une économie future aux allures déjà écologiques.
Pour Ricardo (1817), la pression démographique rencontre seulement la "loi des rendements décroissants" qui oblige à travailler des terres de plus en plus ingrates et, dans la tradition de Defoe et Malthus condamne l'aide aux pauvres puisque "le salaire réel est, comme l'écrit Malthus, le principal régulateur de la population et sa juste limite". Ce qu'on a peine à appeler une écologie des populations se résume ici à vouloir que les indigents crèvent : pas de pitié pour les gueux ! Ce qu'on appelle chômage s'appelait alors "surpopulation", qui est toujours une surpopulation de pauvres sans travail. On a ici en même temps une vision "écologique" du marché du travail et le contraire d'une vision écologiste qui refuse la réduction des personnes à des marchandises ou à des ajustements quantitatifs (pour nous les personnes ne sont pas le flux mais le système). L'image de l'écologie est fortement ternie par ce cynisme qui est pourtant celui du libéralisme et de ses prétendues lois naturelles alors que la plupart des écologistes ont réclamés l'abolition du marché du travail et un revenu garanti à tous.
Si l'économie est la plupart du temps "mécaniste" c'est peut-être un défaut de jeunesse si on en croit Marshall, car à mesure qu'elle se complexifie les analogies biologiques s'imposent de plus en plus. On peut dire, pourtant, que non seulement économie aussi bien qu'écologie prétendent fonder une politique sur une science mais la science qu'elles partagent n'est autre que l'écologie, englobant donc l'économie, même si elles n'ont pas le même rapport à la science et que par un singulier retournement l'écologie va être définie par Haeckel comme "économie de la nature".
L'écologie ne va pas pénétrer l'économie par le biais des populations mais plutôt par la question énergétique dégagée par Sadi Carnot (1824) et posée par Jevons dans "The Coal Question" (1865) ou Augustin Cournot (1872) voyant une limite à l'exploitation des mines et Joseph Fourier (1827) annonçant déjà le réchauffement de la planète. Une intégration de la question énergétique au marxisme a été tentée par Sergueï Podolonsky qui montre que le travail produit de l'énergie et surtout accroît son accumulation (1880). Patrick Geddes (1884) double le tableau économique de Quesnay d'un tableau écologique des bilans matière mettant en évidence les déperditions énergétiques. On est là de nouveau très proche de la théorie des systèmes et des analyses d'input-output.
C'est le point que je voulais souligner. A la fois que la théorie des systèmes n'est qu'une formalisation d'idées plus anciennes et qu'elle caractérise bien l'économie de marché comme l'écologie, pour la raison que l'économie a trouvé dans l'écologie son modèle, alors même qu'elle se constituait en champ autonome et fermé, séparé de tout substrat non monétaire. Le retour du refoulé écologique s'impose par l'épuisement des ressources et les destructions de l'environnement, tout ce qu'on appelle les "externalités négatives". Dès 1850 des géographes surtout (comme Elisée Reclus 1868, Friedrich Ratzel 1882) vont dénoncer les destructions de l'environnement et Jean Brunhes (1910) développe la notion de Raubwirtschaft, d'économie destructrice. A partir de là, l'économie devra tenter de donner des réponses, d'intégrer ces nouvelles contraintes.
4. De l'économie écologique à l'écologie politique
L'économie de l'environnement, d'inspiration néo-classique, reconnaît que l'environnement est un bien collectif inadapté au marché mais préconise des instruments économiques alternatifs aux normes (écotaxes, marché de permis de pollution, dépôts-consignes, aides financières). Cecil Pigou (1920) voudra internaliser par des taxes les coûts collectifs des pollutions globales selon le principe pollueur payeur (impossible à calculer!) alors que Ronald Coase (1960), théoricien des coûts de transaction, justifiant notamment la structure hiérarchique des firmes plus efficace dans ce cas que le marché, voudra "maximiser la valeur du produit collectif" par la négociation de droits de polluer négociés avec les victimes de pollutions locales. Au fond, comme d'habitude, ce qu'on ne sait pas chiffrer on prétend que le marché saura en donner la véritable valeur ! Pourtant, outre l'impossibilité d'évaluation des nuisances (surtout pour les générations futures), Vivien montre que l'existence même d'externalités est une réfutation de "l'optimum de Pareto" et de l'éfficacité des marchés. De plus, l'attention sur les externalités négatives fait apparaître aussi les externalités positives qui augmentent la productivité sans être prises en compte. Le marché apparaît alors comme de plus en plus arbitraire d'un côté et destructeur de l'autre.
L'économie des ressources naturelles (Harold Hotelling 1931) est plutôt une théorie du capital naturel, se limitant à la question de la maximisation des ressources épuisables, sans tenir compte des coûts écologiques et des pollutions. Elle s'oppose au grand mouvement "conservationniste" américain qui représente le premier mouvement écologiste mettant en cause productivisme et consumérisme (Lewis Gray 1913, John Ise 1925, Aldo Leopold 1933). De même malgré le rapport Meadows sur Les limites de la croissance, Stiglitz ou Solow prétendront que le marché permet la meilleure gestion des ressources rares (les prix montant des gisements plus couteux sont rentables, des substitutions entre facteurs de production, etc.) Pour les générations futures, l'augmentation des connaissances compenserait la diminution de ressources naturelles. Avec de tels raisonnements, toute limite écologique est déniée au nom d'un optimisme assez gratuit.
Plus intéressante, l'approche systémique, écoénergétique, thermodynamique ou plutôt trophodynamique (trophé : nourriture) de la "nouvelle écologie" des frères Odum (1955), inspirée de Raymond Lindeman (1942), intègre l'évolutionnisme de l'écosystème. Des rencontres transdisciplinaires débouchent sur la théorie des systèmes de Bertalanffy (1968), une vision macroscopique que nous avons déjà rencontrée avec Joël de Rosnay. Ces conceptions débouchent sur une vision plus holiste et le calcul des performances d'un système, des rendements énergétiques, de l'aptitude à maximiser son énergie incorporée (émergie!). Howard Odum défend ainsi une "mesure émergétique" comme mesure objective de la richesse permettant aussi la mesure de la part d'externalité énergétique consommée gratuitement.
Une véritable économie écologique doit être moins unilatérale et technocratique que le monisme énérgétique de Wilhem Ostwald (1908), plus multidimentionnelle et prenant en compte la complexité humaine (Nicholas Georgescu-Roegen 1966, René Passet 1971). On ne peut corriger les effets du marché par le marché. Non seulement les externalités faussent le marché mais on peut considérer que le système libéral fonctionne sur l'appropriation des externalités positives, défrichage des richesses sociales laissé à l'intérêt privé. Internaliser les externalités n'est pas réellement pensable échappant la plupart du temps à une possible évaluation, sutout que maintenant c'est la biosphère qui devient la rareté absolue et sans prix. Le bilan énergétique est utile dans la gestion des écosystèmes, par exemple pour savoir que le modèle américain n'est pas généralisable (des progrès de l'énergie solaire pourraient rendre caduc ces calculs qui ne s'appliquent pas à l'immatériel !) mais la question écologique est plus large et reste celle d'une légitimité supérieure au relativisme des valeurs, de la prise en compte du non-économique par le politique loin de s'en tenir à la régulation énergétique qui concerne d'ailleurs beaucoup moins l'économie informationnelle.
Malgré leur origine commune, économie et écologie, loin de se fondre dans une économie écologique qui serait le triomphe de l'économisme, s'opposent au contraire de plus en plus comme l'illusion économique d'un savoir dogmatique autonome à la réalité écologique d'une politique incertaine. Il y a là un processus de différenciation, de bifurcation. L'économie ne peut intégrer l'écologie dans ses calculs, c'est le contraire. La théorie des systèmes n'a pas le même sens pour l'économie mathématique, unilatérale et fermée ou pour l'écologie politique, multidimentionnelle et ouverte qui l'englobe. Il ne suffit pas de rajouter une colonne à la comptabilité nationale, bien que ce soit utile. Si le paradigme écologiste et cognitiviste doit remplacer le paradigme libéral et relativiste, c'est en passant de la fausse rigueur économique à la délibération politique (Latouche).