L'écologie-politique se définit d'abord comme réponse aux destructions de l'environnement, anti-productivisme mettant en cause l'organisation sociale du capitalisme industriel et financier, en continuité avec l'ancienne critique sociale. Ce premier niveau politique est essentiel. Pourtant, au-delà de l'anti-productivisme, l'écologie défend bien un nouveau paradigme alternatif à l'individualisme libéral et à la dictature communiste. Ce paradigme d'une pensée globale est justement celui de la théorie des systèmes. Ce livre, dont très peu d'affirmations sont dépassées aujourd'hui (le 10 commandements ci-dessous illustrent cette actualité), témoigne de cette identité avec les idées écologistes.
Cette convergence ne va pas sans poser problème. Certes, la théorie des systèmes permet de sortir d'un biologisme dangereux. Bien que largement inspirée par les modèles biologiques, elle sépare en effet ce qui est de l'ordre de la causalité biologique et ce qui est de l'ordre de l'équilibre d'un circuit, des flux de matière ou d'énergie, mais ne s'agit-il pas dès lors d'une nouvelle forme de scientisme ? Au contraire, on verra que cette pensée globale remet en cause les conceptions naïves de l'écologie ou de la science, mais on peut reprocher tout de même à ce livre, comme à ceux d'Edgar Morin sur le cognitivisme, leur caractère insuffisamment historique. Ignorer le long processus de construction philosophique de ces concepts leur donne un caractère de "révélation" dommageable. Il serait utile de montrer la continuité avec Hegel et Marx notamment. En tout cas, on ne peut ignorer un contenu correspondant à l'évidence, et avec le recul des années, aux principes de l'écologie-politique et d'une véritable alternative.
Il faut donc lire cette excellente initiation à la pensée globale comme théorie des systèmes, à l'écologie définie comme pensée synthétique, pensée de la finalité, prenant le contre-pied de la pensée analytique, réductionniste, séparatrice et individualiste. Le projet écologiste tourné vers l'avenir, "temps potentiel", créatif, libre, actif, coopératif et visionnaire s'oppose au temps causal du spectateur, au déterminisme passif, à l'entropie, la rareté, l'intérêt individuel. La représentation de l'avenir à sauvegarder précède l'action alors que la représentation scientifique est supposée suivre l'observation. La flèche du temps est inversée entre l'idéalisme de la volonté qui dessine le futur, le temps créatif de complexification, d'unification, et le matérialisme du temps causal qui vient du passé, temps du vieillissement, de la dégradation entropique (243). Le sens s'oppose au savoir comme le sujet à l'objet, l'énonciation à l'énoncé, l'actif au passif, l'avenir au passé (tout ceci était déjà dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel).
Il faudrait reprendre et discuter l'hypothèse avancée de remplacer la valeur marchande par le coût énergétique, ce qui est une généralisation des écotaxes ! (166) mais dont l'objectivité vaut peut-être mieux, au moins dans certains cas, que de remplacer la valeur par une décision politique subjective. De même on peut retenir le concept d'économie stationnaire (266) proposé à la place d'une "croissance zéro" impossiblement immobile alors qu'il s'agit de maintenir des équilibres. Le "développement soutenable" n'avait pas encore été inventé, comme camouflage en trompe l'oeil d'une croissance destructrice. Je préfère le "développement humain" et le "développement local" mais il est vrai que le terme développement prête à une interprétation favorable à la croissance.
Un des avantages de l'approche systémique est d'établir que "dans un système ouvert il n'existe que des déséquilibres contrôlés" 266, et donc soumis à une finalité. Rien de plus opposé au libéralisme, comme au dirigisme d'ailleurs. C'est même sans doute la seule alternative possible au libéralisme. Les "nouvelles valeurs" émergentes qui sont tirées de la perspective d'une pensée globale, et dans lesquelles on peut encore se reconnaître entièrement 25 ans après, semblent bien liées essentiellement à ce nouveau stade cognitif, invisible encore, au-delà de l'empire de la marchandise dont le spectacle envahit tout pourtant. En particulier la généralisation de la "gestion par projet" s'impose de ce point de vue (l'autonomie de l'acteur plutôt que la contrainte hiérarchique), pas seulement à cause de l'évolution de la production donc, bien que ce soit lié à l'informatique qui le rend possible (pas de véritable "système" sans circulation de l'information, substitution de l'information à la contrainte). L'essentiel n'est donc peut-être pas visible qui travaille souterainement et dont il suffirait de prendre conscience. Cette prise de conscience est aussi, avons-nous dit, celle de l'approximation de tout système, de l'ignorance au coeur du savoir, du principe de précaution qui ne s'était pas encore imposé à l'époque et manque à l'approche systémique.
Enfin c'est la conquête du temps qui est posée comme l'ambition d'une société de l'abondance. "L'abondance des biens crée une pénurie de temps" (267). On peut regretter, pourtant que l'information soit souvent trop identifiée à l'énergie. Sur quelques points, inévitablement, les thèses peuvent dater, l'étonnant c'est qu'il y en a bien peu. L'essentiel reste les conséquences d'une pensée globale que les écologistes ne peuvent que reprendre entièrement à leur compte et un projet d'écosociété dessiné à grand trait, à la fin du livre, qui ressemble au notre malgré quelques naïvetés.
Les dix commandements de l'approche systémique
(p132) :
On ne peut finir sans souligner tout l'intérêt que nous
trouvons à revenir aux mouvements de pensée d'avant les années
de dépression et de l'arrivisme triomphant, afin de retrouver une
imagination créatrice ambitieuse et stimulante, à la hauteur
d'une histoire bouleversée.
Si ces réserves ne doivent pas nous faire renoncer à la modélisation de la circulation des flux économiques ni à leur régulation, on semble cumuler alors les erreurs de la planification et l'impuissance à réguler les marchés. La régulation se substituant à la domination, la gouvernance indirecte au gouvernement légitime, le marché invisible au rationnement politique, le biopouvoir statistique à la souveraineté, ce qu'on peut reprocher à la régulation et à une approche systémique, c'est l'objectivation même, la transformation des individus en moyens, la dépersonnalisation du pouvoir renforçant la contrainte systémique devenue anonyme. C'est le système en tant que tel qui serait le problème et il vaudrait mieux éviter toute référence à une vision en surplomb, d'un extérieur totalisant, rester entre soi en évitant toute pensée globale ! Cela n'empêche pas le système capitaliste de dominer totalitairement le monde (circulation, production, distribution). On refuse ainsi simplement la conscience de soi, la réflexion dont l'objectivation de soi est un moment nécessaire.
Il n'est pas question de minimiser les critiques de "la gestion technocratique du social" (Freitag) qu'on retrouve de Foucault à Arendt, d'une approche régulationniste qui réduit les hommes à leur fonction, la liberté à la richesse, la politique à la gestion, la finalité aux moyens autonomisés alors que le but du système doit être l'autonomie de chacun et non pas la croissance, la production pour la production, le système pour le système. Ces très importantes critiques qu'il faut intégrer ne peuvent mener à refuser tout système. C'est pourtant la prétention néo-libérale de la société de marché.
Moyennant quoi, au nom d'une liberté qu'on voudrait totale, délivrée de tout système on refuse toute liberté collective, réduisant la liberté à l'agitation individuelle ou l'adaptation à un changement subi, la politique se réduisant à la gestion des conflits sociaux. On ne saurait revenir à la vision d'un avenir mythique où tout volontarisme serait permis, il faudrait au contraire démythifier l'écologie comme bonheur suprême. Que nous apporterait une telle liberté collective prête à toutes les folies ? Pour que cette liberté soit effective il faut au contraire strictement la limiter par des considérations écologiques et systémiques, par une réflexion objectivante.
L'écologie-politique est donc le point de vue systémique ayant clairement pour objectif l'autonomie de chacun, sa qualité de vie et non pas l'équilibre du système (la raison d'Etat). Cela n'empêche pas qu'un bon fonctionnement de l'Etat est indispensable pour la liberté de tous mais cela ne doit pas lui donner une valeur en soi, autonome de la population qu'il organise. Penser qu'il ne peut exister de système qu'hétéronome, que la notion même de régulation réduit la vie au quantifiable et à sa négation biopolitique, c'est réfuter la possibilité même de l'écologie-politique et, en fin de compte, de notre survie. Il est vrai, par contre, que la théorie des systèmes pose des problèmes et qu'elle est travaillée par différents mysticismes, l'influence de penseurs hétérodoxes comme Lupasco alors qu'on peut y voir une prolongation plus ou moins maladroite ou géniale de la logique hégélienne. L'écologie ne s'est pas dégagée encore de sa marginalité et de ses équivoques primitives.
Il nous faut préciser aussi qu'il ne faudrait pas confondre "Le macroscope" et "L'homme symbiotique" qui suivra. Le changement de perspective avait d'ailleurs été fortement ressenti à l'époque. Je préconise le premier, pas son successeur. L'intérêt que je trouvais à la théorie des systèmes c'était d'éviter le biologisme alors qu'on y retombe complètement avec L'homme symbiotique. Il y a beaucoup de bonnes choses dans ce livre qui élargit la théorie des systèmes à la pensée complexe unifiant pensée synthétique et pensée analytique mais on touche là les limites du discours de la science et une confusion des registres biologiques et sociologiques qui me semble dangereuse. Je suis pour ma part très mal à l'aise avec ce monde de science-fiction, le "cybionte" m'effraie comme un organisme génétiquement modifié, un homme nouveau aussi vain que les anciens et je n'éprouve que répulsion à une symbiose d'un ennui mortel (alors qu'il faut une plus grande coopération mais c'est autre chose).
La psychanalyse elle-même, payée pour savoir qu'il n'y a là qu'une norme inaccessible, a bien eu sa phase religieuse dévouée à "l'oblativité" du "stade génital" avant de reconnaître, avec Lacan, qu'il n'y a pas de rapport sexuel (toute jouissance reste perverse et l'homme divisé). On quitte ici le discours théorique pour le discours philosophique qui ne se réduit pas au cognitivisme, au savoir, mais doit rendre compte de notre existence dans sa dimension tragique de savoir de notre mort qui empêche toute identification à une cellule de l'organisme. Il y a des limites et il faut reconnaître notre ignorance, d'un savoir qui ne peut dépasser son temps, d'une histoire qui n'est pas finie, de luttes à mener. On ne peut faire plus d'un pas en avant car on n'a pas raison tout seul.
Il est certain que nous sommes ici dans des zones dangereuses.
Quoi de plus dangereux, de plus excessif que la foi religieuse et l'appel
à l'unité ? L'actualité le rappelle lourdement. Il
ne faudrait pas mélanger religion et politique mais on voit bien
comme c'est difficile. Pour ma part je reconnais la nécessité
d'un discours religieux pour relier l'humanité planétaire
et que cette religion est largement écologiste, mais on ne peut
s'en tenir au folklore New Age. Il me semble que la question est précisément
de passer du discours libéral, d'une démocratie basée
sur la délégitimation de tout fondement (qui comporte une
grande part de liberté), et donc sur l'irresponsabilité,
à une nouvelle légitimité écologiste de la
continuité générationnelle et du vivre ensemble organisant
une démocratie participative et assurant l'autonomie de chacun.
Pour l'instant je ne m'aventure pas au-delà, c'est peut-être
déjà trop et il ne faut pas aller trop vite avons nous dit.
Ce qui est encourageant, c'est la possibilité des religions du monde
à s'entendre sur une déclaration largement écologiste,
comme je l'ai déjà signalé. Il faut prendre conscience
du phénomène d'abord et de la nécessité de
penser collectivement, planétairement, notre avenir.