S'il est absolument nécessaire d'insister sur la dimension sociale de l'individu, sur le fait que société et langage lui préexistent et que la politique (notamment démocratique) ou les rapports marchands lui donnent forme, nous ne suivrons pas ceux qui dénient à l'individu toute réalité objective ou prétendent en dater l'apparition plus ou moins récente alors qu'on est plutôt dans un processus d'individualisation qui se poursuit par étapes depuis les premières tombes au moins : un individu, c'est d'abord un nom et un corps. Il se distingue depuis toujours par une place particulière dans le groupe (ses dettes, ses fautes, ses rôles, ses compétences, son histoire) même si, plus on remonte en arrière et plus l'unité du groupe prime sur les différenciations.
Les sociologues peuvent être tentés, par profession, de réduire les individus à la société, voire à inventer un temps mythique où la société existait pour elle-même. Pourtant, l'individu a toujours été un lieu d'autonomie, une liberté qu'on peut asservir. Certes dans une communauté où l'on n'échappe jamais au regard des autres, l'intériorité est presque inexistante mais le besoin de reconnaissance personnelle est impérieux depuis l'enfance. Devant les ravages d'une communauté absente, on peut être tenté de surévaluer les sociétés fusionnelles en oubliant le poids du conformisme et la violence des familles, ou même les réseaux de dépendances féodales voire mafieuses. Il ne s'agit pas de revenir en arrière du processus d'individualisation. Ce qui nous intéresse c'est bien l'autonomie de l'individu et pas du tout celle de la société (régulatrice, marchande ou totalitaire). Mais les conditions de l'autonomie sont sociales, l'individu agit toujours en société. Il y a une nécessité et une jouissance du social, de l'appartenance à un groupe. Reconnaître qu'il n'y a pas d'individu sans société ne doit pas nous amener pourtant à sacrifier l'individu au nom de la société. La société nous intéresse comme condition de possibilité de l'individu, de sa production, sa vie. Nous verrons que l'autonomie, toujours partielle, de l'individu dépend de son intégration aux régulations sociales mais, si l'individu a bien une existence autonome, il faut rendre compte aussi du processus de socialisation, d'appartenance (reconnaissance, apprentissage) qui est un processus cognitif dont le fondement est biologique même s'il ne s'y réduit pas.
Un écologiste ne peut ignorer qu'un individu c'est d'abord un corps qui possède son autonomie, sa capacité d'apprentissage. On ne peut donc négliger la part des corps, et c'est tout l'intérêt de Laborit, mais sans tomber dans la sociobiologie en oubliant la part du Nom, du langage et de la raison. Je partage la critique de Jacques Robin : si Laborit reconnaît bien les différents niveaux de complexité du réel, il ne comprend pas qu'il est aussi multidimensionnel, qu'il y a différents plans, différents points de vue sur la réalité, pas seulement des niveaux d'organisation. Le réel est irrémédiablement "pluriel". N'empêche, le biologique a sa part qu'il vaut mieux examiner concrètement plutôt que de le confondre avec les dimensions imaginaires et symboliques du pouvoir. Toute pathologie est à la fois biologique, cognitive et sociale où se croisent les différentes temporalités de l'espèce, de l'individu et de l'histoire sociale.
La notion de pouvoir recouvre de multiples significations selon son emploi. Celle qui nous intéresse, qui est le pouvoir de faire semble bien limité, pourtant le pouvoir est effectivement productif mais comme système, structure plus que par le pouvoir d'un individu. La plupart du temps, comme le remarque Henri Laborit, "il ne faut pas croire que les dominants possèdent un réel pouvoir politique en dehors de celui exigé pour le maintien de leur dominance"183. Le pouvoir semble donc se réduire à la domination. La domination elle-même est bien un dispositif productif mais elle se manifeste au niveau individuel comme répression, compétition, représentation imaginaire de supériorité ou d'arbitraire, voire comme intimidation et violence animale. La hiérarchie est à la fois un principe d'organisation, de transmission de l'information et de la contrainte, mais aussi de sélection et de compétition, de canalisation de la rivalité et de l'agressivité. En général le facteur biologique d'intimidation est de peu de poids face aux réseaux de pouvoirs, au capital symbolique, aux procédures juridiques. Il joue surtout dans les débats publics, mais on ne peut le négliger malgré tout et d'autre part certains caractères biologiques se conservent aux niveaux cognitifs supérieurs, même si ce n'est plus du tout sous l'influence du corps et de ses humeurs.
La nouvelle grille
Arrêtons-nous un instant sur le titre de l'ouvrage de Laborit qui nous permettra d'illustrer ce caractère cognitif du biologique qui se conserve dans notre construction de la réalité. "L'homme n'a jamais pu se passer de grilles" 11. Il n'est pas question en effet d'un accès direct au réel comme l'imagine tout un chacun du fait que le processus de perception s'efface dans la conscience de ce qui est perçu (qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend. Lacan). Les mécanismes biologiques aussi bien que la théorie de l'apprentissage ou la phénoménologie montrent que la réalité est d'abord hallucinée, reconstruite, visée et constituée par l'intentionalité puis secondairement ajustée, assimilée, remplie par nos perceptions dans une constante accommodation (Piaget). "On n'entend que ce qu'on attend". L'apprentissage comme les sciences procèdent par "grilles", modèles, paradigmes se complexifiant petit à petit par restructurations, ruptures épistémologiques. Inutile de maudire les systèmes, nous ne savons penser autrement, il ne suffit pas de le nier. Le savoir est premier, préjugé qui nous encombre et que l'examen du réel doit dissiper. Ne pas vouloir l'admettre c'est éviter de corriger ses erreurs alors qu'il est bien plus difficile de maintenir l'éthique scientifique d'une construction solide soumise au verdict de l'expérience et s'exposant à tout reconstruire s'il le faut. Non seulement il faut penser par système, on n'a pas d'autre choix, mais on doit en conclure que l'apprentissage ne se limite pas à la diffusion du savoir, c'est une transformation qui met en jeu la personne elle-même, sa structure cognitive, exigeant un véritable travail d'apprentissage, de complexification (Piaget, Kohlberg). On ne peut apprendre pour un autre ni dépasser son temps.
Si l'apprentissage exige une pensée systématique et généralisante
qui puisse se remettre en cause et se complexifier, ce n'est là
qu'une illustration d'un principe plus général du vivant,
sa nécessaire clôture de la cellule à la société,
totalité
autonome
ouverte pourtant sur l'extérieur et s'y modelant, capable d'apprendre
et s'intégrant dans un ensemble qui l'englobe, l'organise. L'organisme
est construit sur l'intégration d'organes, de cellules, de multiples
niveaux d'autonomie partielle s'ajustant par rétroaction,
feed
back (principe de la servocommande, de la régulation). Cette
circularité du vivant est fondamentale, base de tout système
cognitif et adaptatif. Au niveau social on la retrouve avec ce que Jean-Claude
Kaufmann appelle le holisme fondateur, prenant la suite des régulations
biologiques, de la famille au groupe ou à la nation, des mythes
aux religions et à la science elle-même. Le cercle doit être
pourtant tout aussi nécessairement ouvert sur ce qui l'englobe afin
de garder sa dynamique adaptative, "système ouvert, capable d'évolution".
Ainsi, l'interdiction de l'inceste et l'exogamie sont des opérateurs
de la socialisation en brisant le cercle holistique familial.
Bien plus, l'ensemble des formes vivantes au sein de la biosphère, constitue un vaste système ouvert au sein duquel coule l'énergie solaire... C'est grâce à l'entropie solaire que les structures vivantes et que la totalité de l'énergie qu'elles libèrent, peuvent être entretenues. Cet aspect thermodynamique global peut être retrouvé également en économie humaine. 26
Il distingue pourtant une structure comme système
fermé, niveau d'organisation stable et autonome, de l'information
circulante qui assure la communication et l'intégration entre
les niveaux. L'organisme occupé à sa conservation est
un système fermé. Il peut s'ouvrir à un niveau supérieur
améliorant ses capacités de conservation.
Chaque sous-ensemble a la même finalité que l'ensemble : la protection de son intégrité dans le temps. Tout le malheur de l'homme vient de ce qu'il n'a pas encore trouvé le moyen d'inclure cette structure fermée dans le plus grand ensemble dont la finalité serait aussi la sienne et celle de tous les autres... La seule façon d'ouvrir l'information-structure d'un organisme... c'est de l'inclure dans un niveau d'organisation supérieur, à savoir le groupe social, mais dont la finalité devra être la même que la sienne. Malheureusement le groupe social devient aussitôt un système fermé, dont la finalité sera de maintenir sa structure. 36
La confrontation de systèmes fermés provoque compétition
et domination au lieu de la coopération de systèmes ouverts.
C'est par la notion de finalité qu'il pense l'intégration
dans un organisme, on pourrait parler aussi de complémentarité
ou de division du travail, en tout cas une indispensable coopération
au niveau d'organisation supérieur. Le plus important est la structuration
du vivant en unités "autonomes" intégrant la régulation
d'un niveau supérieur par mécanismes de rétroaction
et non par commande centralisée, chacun devant faire corps avec
la finalité sociale. Si "le social ou l'économique ou
la politique ne peuvent se réduire au biologique", celui-ci
en constitue bien un sous-système ouvert sur les niveaux supérieurs.
La mémoire affective
Sous prétexte que la pensée rationnelle et le langage exigent un certain détachement émotionnel (de l'irrationnel), on s'extasie volontiers sur la "découverte" du rôle des émotions dans la pensée (Damasio) alors qu'il était déjà souligné par Aristote (De l'Ame), y compris dans l'apprentissage par plaisir et peine. Il n'empêche que nous ne sommes pas assez attentifs à la dimension émotionnelle de la mémoire. Pour Henri Laborit, l'émotion est la condition de la mémoire à long terme et de l'apprentissage (c'est aussi ce qui permet un rapport à l'autre).
Le niveau le plus archaïque de l'action, encore instinctuel, n'a
besoin que d'une mémoire à court terme enregistrant un déséquilibre
(faim, peine) et lui apportant réparation (satisfaction,
plaisir). Remarquons que pour Aristote déjà, plus biologiste
que mathématicien, le bien se confond avec l'action réussie,
conforme à sa fin et non dans le bien éternel de Platon.
L'émotion est une extension de ce mécanisme participant à
la mémorisation et à l'apprentissage.
Cette mémorisation du bien et du mal est la base des apprentissages,
des automatismes, des habitudes par où le social va s'introduire,
modeler l'individu de tout l'acquis enfin. Ce processus de renforcement
rencontre
la rivalité de l'autre. Bien sûr on n'est là qu'au
premier niveau, celui de l'enfant et du dressage, niveau de motivationqui
est encore celui du libéralisme, on peut penser pourtant qu'on a
déjà dépassé ce stade cognitif !
Domination et hiérarchie
On ne peut accepter un tel raccourci. Il est certes intéressant de constater la présence du système hiérarchique dans la nature, chez la plupart des primates mais pas tous, d'une part, et d'autre part les sociétés originaires ne sont pas non plus hiérarchiques. Il n'y a aucune continuité avec un éventuel modèle animal. Il semble que la hiérarchie et l'esclavage soient apparus au néolithique, témoignant de la cassure du holisme originaire (Gauchet), et s'accentuant depuis l'âge du bronze et de l'écriture. Il ne s'agit plus du mécanisme hormonal mais de la place dans un réseau d'alliances, de "capital symbolique" plus que de violence. La cause de la hiérarchie est le travail servile et la guerre, produits par l'agriculture. Le mot hiérarchie est trompeur puisque c'est à la fois un système d'organisation et un moyen de domination. Aussi bien le mode d'organisation que les moyens ne sont plus du tout les mêmes selon les situations, les niveaux, les époques. On peut imaginer des hiérarchies opérationnelles sans domination et il y a bien des dominations sans hiérarchie (de la femme sur son mari par exemple). Il est par contre certain que dans une hiérarchie, la motivation principale est la carrière, l'ascension hiérarchique avec les conséquences que l'on sait (Principe de Peter).
La base d'une dialectique du Maître et de l'Esclave serait donc
l'agressivité et l'anxiété, le stress comme
version affaiblie de la peur de la mort. On reconnaît là,
aussi bien la compétition marchande, hors de toute contrainte hiérarchique.
On ne devrait donc parler ici que des processus biologiques de domination
et de soumission auxquels correspondent les conduites de la lutte et de
la fuite, de l'agressivité et de l'angoisse qui sont les conduites
de base résultant de la mémoire, de l'habitude ou des capacités
cognitives et qui se traduisent par l'humeur
(l'affect pour
Spinoza aussi est puissance d'agir). En faisant référence
à Hirschman on peut remarquer pourtant que, si la fuite est toujours
pour nous une solution (exit), le langage peut remplacer la violence
de la lutte par l'argumentation, la protestation (voice).
Conscience et détresse
Si la finalité du système nerveux est l'action sur l'extérieur,
la plus grande part reste inconsciente, machinale se rapprochant du réflexe.
L'irrationnel de l'inconscient et de l'émotion sont la règle.
La conscience est d'abord éveil (perception, intérêt)
et mémoire, schéma corporel (sentiment, émotion) mais
elle n'intervient que s'il faut choisir, s'il manque de l'information,
là où l'habitude ne suffit plus, par impossibilité
de rester inconsciente en somme ! On mobilise alors les capacités
d'association du cortex cérébral permettant la création
de
structures imaginaires qui nous libèrent de la rigidité des
habitudes et de la simple reproduction pour trouver une nouvelle issue,
ouverture aux possibles, au langage, à la logique, à la réflexion
et à la stratégie.
Si l'angoisse peut se résorber dans l'action, un discours conscient fournira toujours un alibi, une analyse logique et déculpabilisante du comportement qui en résultera. Mais il faut signaler que si les systèmes hiérarchiques sont sources de situations conflictuelles et d'angoisse, ils sont aussi source de sécurisation. 71
On ne peut accepter ici non plus la réduction du discours
à la rationalisation de comportement inconscient ; même si
on ne peut nier ce phénomène, dont la psychanalyse rend compte,
ni le caractère reconstruit de nos représentations, ni le
fait que nos sentiments suivent les émotions du corps, mais la rationalité
a bien plus de poids qu'il ne le prétend. Il est par contre intéressant
de relier conscience et détresse comme Heidegger relie vérité
et liberté, l'ouverture aux possibles et l'errance de l'Etre-là
(L'essence de la vérité). La conscience est toujours
un problème à résoudre avant d'être conscience
de quelque chose. La conscience est soeur de l'angoisse et du risque. Il
n'y a pas de goût du risque, pas de plaisir de la nouveauté
à ce niveau. La conscience est bien du côté de la souffrance,
de l'irritation, du souci. C'est, à l'origine, un déficit
informationnel, une impossibilité d'agir (tel l'âne de
Buridan) qu'il faut surmonter ; mais l'inconnu anxiogène est le
plus souvent un autre individu, l'incertitude de son comportement.
On comprend alors qu'une structure hiérarchique stable réduise l'anxiété en réduisant les conflits et l'incertitude (les coûts de transaction comme on dit pour la théorie de la firme). La hiérarchie par sa stabilité apporte une sécurité, une simplification et une incorporation des rôles qui délivre de la réflexion et de l'angoisse, reproduisant même parfois les relations familiales (paternalisme). La stabilité obtenue a le défaut de sa qualité : une rigidité, un conformisme qui la condamne si elle y perd sa capacité d'adaptation.
Agressivité et anxiété
Ce qui se gagne en soumission à l'ordre social se paie en symptômes psychosomatiques résultants de l'inhibition qui renonce à la fuite, ou du conflit des pulsions et des interdits : malaise dans la civilisation, dépressions, lésions physiques parfois. Il est certain que Laborit va souvent trop rapidement du biologique au social mais il croit pouvoir généraliser le fait que la loi est toujours plus dure pour les dominés et pense, comme Freud ou Elias, que plus on est nombreux et civilisé, plus on doit réprimer ses mouvements.
Le dominant n'est pourtant pas agressif, il est cool, sûr
de lui. Ce sont les dominés qui sont perturbés et
agressifs jusqu'à retourner leur agressivité contre eux-mêmes
(dépressions, suicides, toxicomanie). L'agressivité est une
réponse à l'angoisse qui se retourne habituellement contre
ses subordonnés. La compensation de l'oppression pourrait être
trouvée dans un plaisir de substitution, dérivatif toujours
possible, mais qui peut aller jusqu'aux gratifications imaginaires des
psychoses et des toxicomanies.
Il est intéressant de lier l'agressivité à
la domination et à l'anxiété plutôt qu'aux gènes,
d'en faire un problème social, ainsi que de démonter l'argumentation
qui fait de l'agressivité des dominants un caractère "naturel"
alors que l'agressivité des dominés est considérée
comme "bestiale", transgression de l'interdit social (77).
Il n'empêche que l'agressivité peut être, comme le prétend
Lacan, plus marquée chez l'homme, né prématuré
et se projetant dans son image, si l'autre lui apparaît comme un
rival qui prend sa place en miroir.
Territoire et propriété
Si le patriarcat lui semble aussi naturel que la hiérarchie (!),
il a sans doute raison d'y voir l'origine de la répression de la
sexualité, pour s'assurer de sa filiation, ainsi que de la propriété.
Le patriarcat n'a pas survécu à la libération sexuelle,
mais la propriété patrimoniale n'en a pas été
ébranlée encore. Il récuse, en tout cas, l'idée
de territoire individuel. Il y a bien une bulle, un espace vital
mais qui est familial et commence avec la mère pour s'étendre
au groupe et à l'humanité. Plutôt qu'un territoire,
l'individu se caractérise par son terrain d'action dont il n'est
pas si évident qu'il se réduise à notre époque.
Nous serions dépourvu d'instinct de propriété, donc,
tout au plus lorsque nous sommes dépendants d'un objet, sinon il
s'agit plutôt de rivalité et de dominance. Notre monde est
d'abord humain, hiérarchisé mais pas territorialisé.
C'est par son appartenance au groupe social que l'individu découvre son ouverture informationnelle et ce système régulé devient un servomécanisme par l'information qu'il reçoit de l'extérieur et qui règle son activité comportementale. 93
L'importance de la propriété vient du fait que le
capital soit devenu "la seule puissance transmise héréditairement"
109,
avant d'être aujourd'hui supplanté par la transmission
culturelle,
la technocratie, la gestion du capital plus que sa possession. La culture
d'une époque est celle des dominants, ce qui facilite sa transmission
héréditaire (107). On ne voit pas bien
pourtant ce que la dominance de la bourgeoisie peut avoir à faire
avec la dominance biologique et hormonale malgré un discours laborieux
sur le passage de la dominance à la production pour la production.
En tout cas, le fait que le pouvoir passe des propriétaires aux
technocrates, à une dominance fondée sur le degré
d'abstraction de l'information (18), est pour lui
la preuve que la recherche de la dominance est bien la principale motivation
plus que la possession de richesses.
La volonté de puissance
Encore une fois, faire du pouvoir l'unique motivation de nos actions
parait excessif et unilatéral. Les rapports humains ne se réduisent
pas à des rapports de domination mais plutôt de reconnaissance
et d'échange, dont la domination n'est qu'un mode. La réduction
de la psychologie et de la sociologie à la domination est pourtant
très répandue (de Nietzsche à Bourdieu) et ne peut
se balayer d'un revers de main. On peut croire avec quelques raisons que
notre volonté de puissance nous perdra, même si elle est plutôt
systémique. Il faut examiner plus précisément les
processus historiques en jeu où la domination a certainement sa
part, même si ce n'est plus hormonal, la psychanalyse notamment introduisant
l'histoire du sujet, de ses complexes (voir "L'enfance d'un chef"). On
ne voit pas comment, après avoir tout réduit à la
domination, on pourrait s'en passer, mais il y a bien urgence.
De la hiérarchie à l'autonomie
Ainsi, dans un organisme vivant, chaque cellule, chaque organe, chaque système ne commande rien. Il se contente d'informer et d'être informé. Il n'existe pas de hiérarchies de pouvoir, mais d'organisation. 118
On croirait la fable de Menenius Agrippa, nostalgie de la société
organique, ou bien l'idéologie de l'organisation mais on a ainsi
posé malgré tout une véritable alternative entre violence
et information (Sloterdijk), pouvoir descendant et réparti (autogestion).
Il s'agit de passer d'une "société thermodynamique"
basée sur l'énergie, la domination et la croissance à
une "société informationnelle" autogérée,
où chacun participe aux décisions et au circuit de l'information
car "pouvoir c'est savoir" 119. On peut se
demander pourtant si la constitution d'un tel organisme n'exige pas une
dépendance
totale
de l'individu puisque l'objection de Sorel à la réduction
de la société à un organisme était que les
organes ne peuvent vivre séparément. La domination serait
la contrepartie de notre indépendance, de notre résistance
et notre irresponsabilité, de notre fermeture sur nous-mêmes
(autisme, autarcie). C'est le paradoxe qu'exprime Jacques Robin par la
formule "plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant".
Pour Laborit, c'est surtout de se limiter à l'appartenance à
un groupe réduit (fermé) qui produit les rapports de domination
et de compétition entre groupes (expansion), ainsi que des rapports
hiérarchiques à l'intérieur, selon un schéma
proche de celui d'Elias.
Il suffirait de s'ouvrir à l'universel, d'étendre
notre appartenance à l'espèce pour qu'une information
circulant à travers toute l'humanité rende la domination
inutile au profit d'une autogestion et coopération généralisée
(organique!) qui implique interdépendance et participation à
la finalité globale. On pourrait craindre de devoir se réduire
à sa fonction, si on n'était appelé à en choisir
plusieurs et surtout à de plus en plus de mobilité. Ce qui
sauve la totalité écologique du totalitarisme hiérarchique
de la République de Platon, c'est de s'appuyer sur l'autonomie de
chacun, mais celui qui ne soulève pas l'armoire la rend plus lourde
pour les autres.
La finalité est toujours la conservation de la structure
qui assure notre conservation. Le modèle biologique de l'autogestion
implique non pas une planification, une transmission de haut en bas, du
cerveau aux organes, mais une interaction locale, une réponse "autonome"
et un échange d'information participant au projet collectif où
chacun est indispensable (la grève le prouve). Donner le pouvoir
à tous signifie passer de la commande à l'information (par
les prix, la redistribution, la communication) ce qui exige suffisamment
de "temps libre" pour une participation politique. La production n'est
pas tout et le vote n'est pas un pouvoir, tout au plus l'acceptation ou
le refus de la hiérarchie actuelle (182). On
ne se nourrit pas que de pain. La conscience est une participation à
l'information, le progrès est un progrès cognitif, complexifiant
et englobant.
De la société thermodynamique à la société
informationnelle
Le plus extraordinaire dans ce livre, c'est certainement cette appréhension
de la société informationnelle, dès 1974, et l'interprétation
thermodynamique de l'économie, favorisée par la crise du
pétrole qui va déclencher la dépression. Il prédit
ainsi que la solution à la crise énergétique sera
dans l'informatisation généralisée. Il constate, dès
cette époque lointaine, que l'énergie de la force de travail
est
remplacée par le traitement de l'information. Ce qui est rétribué
c'est "principalement la part informationnelle contenue dans le produit
du travail humain" et les nouvelles hiérarchies sont basées
sur le niveau d'abstraction exigé. Surtout, il interprète
la
plus-value comme information, l'information constituant désormais
la véritable "plus-value de pouvoir" (Gérard Mendel).
Plus un travail est "intellectualisé", plus le travailleur est exploité. 142
On n'a pas encore rétribué hiérarchiquement l'imagination créatrice. 144
Il faut propager au plus vite cette notion que l'homme "n'est" pas une force de travail, mais une structure qui traite l'information. 329
Cette société de l'information remet en cause le commandement
"Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" (289). Elle peut
nous faire accomplir un saut cognitif, permettant d'intégrer l'espèce
entière, en donnant à tous la plus grande autonomie dans
la participation au projet commun, dépassant les rapports hiérarchiques
ou l'unité contre un autre, et valorisant la diversité. Il
prône pour cela un bilinguisme associant mémoire locale
et communication planétaire, et surtout un rôle de plus en
plus déterminant de l'enseignement et de la formation pour construire
l'autonomie de chacun, ses capacités créatives. Il s'agit
de débarrasser les rapports humains des contraintes thermodynamiques,
inventer des rôles sans domination ; mais l'autogestion n'est possible
qu'à ne pas se refermer et s'ouvrir sur son environnement. La diversification
et la spécialisation mènent pourtant aussi à une spécialisation
politique.
Rappelons que, si cette organisation doit permettre et
peut-être favoriser l'individualisation régionale des groupes
humains dans leur cadre écologique particulier, elle devra éviter
qu'un groupe humain puisse se suffire à lui-même, éviter
qu'il s'isole, se ferme sur les trois plans, énergétique,
matériel et informationnel. 303
Tout système cherchant à se reproduire, la créativité est aussi improbable que nécessaire à son adaptation. Parlant beaucoup de lui, Laborit pense que la créativité, qui isole de son milieu, se nourrit de l'angoisse existentielle ou bien sert de plaisir substitutif mais ne rencontre d'abord qu'hostilité et humiliations. Elle devrait être encouragée de plus en plus mais nécessite interdisciplinarité, imagination et beaucoup de temps libre. "L'individu doit passer le plus clair de son temps à recueillir des informations" 313.
Cette utopie cognitive d'une intégration planétaire semble bien improbable puisque les systèmes actuels assurent impérieusement leur reproduction, mais justement, c'est une question de survie. Nous devons changer de finalité, abandonner la finalité individualiste de consommation et adopter une finalité planétaire pour survivre tout simplement. Notre système énergétique actuel n'est pas généralisable. Nous devons accéder à un niveau supérieur d'organisation pour assurer notre reproduction, c'est un problème cognitif.
Henri Laborit nous propose donc une véritable bio-politique dont le lien à la biologie est parfois discutable mais qui se distingue par sa radicalité, dans le projet d'une autonomie organisée, et pose le véritable problème de l'âge planétaire et de la société de l'information avant même la globalisation et Internet.
Ecologie et complexité
Nous avons pu utiliser la grille biologique de Laborit, explorer
toute sa richesse sans reculer à en dénoncer les égarements.
Loin de nous enfermer dans son système nous pouvons plus facilement
argumenter et tester les hypothèses qu'avec une pensée informe.
Ces tentatives d'une pensée écologiste globale sont encore
trop biologisantes, unilatérales, manquent de profondeur sociale
et historique, mais donnent des pistes que d'autres vont suivre, de l'économie
énergétique à la théorie des systèmes
et de la complexité. Je n'aime pas ce terme trop vague de
complexité que je trouve confusionnel mais il faut accepter qu'il
y ait d'autres niveaux de réalités, une pluralité
de points de vue, des phénomènes dialectiques ou cycliques
et, enfin, une complexification cognitive (E Morin, JL Le Moigne, Bateson).
Il faut bien dire qu'on frise parfois le délire et qu'il ne respecte pas toujours, c'est peu de le dire, les différences de niveau sur lesquels il insiste pourtant par ailleurs, mais il ne faut pas reculer à délirer si on veut produire du nouveau, à condition bien sûr de porter ensuite un regard critique sur une grille qui est là pour être corrigée, spécifiée, refaite. Ce n'est pas à prendre ou à laisser mais, cela peut nous permettre d'évaluer la place des contraintes biologiques, qui ne sont pas les seules et nous aider à dessiner de nouvelles perspectives écologistes dont il faut saluer l'ambition, même s'il faut y introduire d'autres dimensions et y mettre beaucoup plus de précaution.
On ne peut que saluer enfin la précocité de nombreuses analyses et la participation, sous estimée, à la construction de l'écologie, dès 1974 ; reflétant certes, la crise de l'énergie mais annonçant une société de l'information encore balbutiante. La nécessité du "temps libre", dans une société de l'information où la participation politique est essentielle, semble préfigurer la revendication d'une réduction du temps de travail, d'un revenu garanti et d'un développement humain qui sont bien nos objectifs actuels.