Les faits ont été depuis longtemps vérifiés, les analyses affinées depuis des années et la revendication d'un revenu garanti progresse de Toni Négri depuis 1970, aux Chômeurs et précaires (CASH 1985), mais aussi aux très criticables libéraux-sociaux du BIEN fondé en 1986 (P. Van Parijs, Yoland Bresson). Enfin, cette revendication est reprise par les intellectuels écologistes de Transversales en 1995 (comme fondement d'une économie plurielle, d'un autre développement). Ce n'est pourtant devenue une revendication politique qu'à partir du mouvement des chômeurs de 1997-1998, revendication reprise par les Verts français et européens ainsi que par les jeunes de Chiche!.
Pour nous le droit au revenu ne se substitue pas au droit au travail mais doit le complèter. Il ne saurait remplacer les nécessaires garanties de revenus comme les retraites, les allocations chômage (dont actuellement 60% des chômeurs sont exclus) ni les futurs "contrats d'activité", "droits de tirage sociaux", ou encore un véritable droit à l'initiative économique, mais le droit au revenu est la base d'une reconstruction des garanties sociales contre la précarité salariale en s'adaptant aux nouvelles forces productives immatérielles tout en ouvrant à un autre mode de développement. C'est la seule alternative crédible au néolibéralisme, en tirant un parti positif des transformations du travail au lieu de les subir douloureusement. En effet, au-delà de la défense légitime du salariat il faut bien tenir compte des nouvelles conditions de production dans une économie de la demande, ainsi que des nouvelles forces productives, des intermittents, des précaires ainsi que d'un "devenir expertise" du travail qui ne se mesure plus en temps salarié. Toute la tendance à exiger de plus en plus l'autonomie du producteur, son investissement dans la qualité, ses innovations, son commerce avec la clientèle sont peu compatibles avec la subordination salariale et son mode de rémunération (d'où les stock-options et l'utopie des salariés-actionnaires). L'émergence de l'immatériel ("le tournant linguistique de l'économie" comme est sous-titrée "La place des chaussettes") qui est passage d'une économie de l'offre (fordiste, quantité) à une économie de la demande (flux tendus, flexibilité, qualité) se traduit par une précarité plus grande de la production. Ceci veut dire aussi qu'il y a une productivité des précaires, justifiant en retour une continuité de leur revenu.
On voit qu'il ne s'agit pas de la fin de tout travail mais bien plutôt du passage d'un devoir pénible à un droit valorisant, de la contrainte au travail à des mesures favorisant l'activité économique. On sait depuis Aristote, qu'il n'y a de bien pour l'homme que dans l'activité, l'unique perfection réside dans la finalité atteinte. Plutôt que simple "lien social", le travail est donc une finalité sociale, une mission à remplir. Le Revenu d'Existence ne s'y oppose aucunement puisque sa caractéristique principale est au contraire de pouvoir se cumuler avec un travail, mais il fait alors du travail un droit et non plus un devoir, tout en offrant une alternative au salariat.
Le rejet d'une société d'assistance n'est que le rejet de la société elle-même comme solidarité sociale et témoigne de la croyance naïve à des mérites purement individuels. Concrètement, c'est la loi de la concurrence qui interdit la protection des petits pour assurer la domination des plus puissants. Ce n'est jamais la multiplication de la concurrence que personne ne souhaite malgré les beaux discours sur la création d'entreprises. Bien sûr, les dominants ont toujours prétendus que leur domination était méritée. Il ne s'agit pourtant pas tant de Justice que de reconstruction des garanties sociales contre la précarité salariale en s'adaptant aux nouvelles forces productives immatérielles tout en ouvrant à un autre mode de développement. Loin d'annoncer une vie d'inactifs, d'inutiles au monde, le Revenu d'Existence a vocation à changer profondément le système de production en offrant une alternative au salariat. Car si le travail doit être favorisé, il a changé de sens en devenant culturel ou créatif et il y a plusieurs raisons pour sortir de la société salariale (philosophiques:réification marchande, politiques:subordination salariale, écologiques:anti-productivisme, économiques:travail immatériel et sociales:exclusion).
C'est parce que notre environnement est détruit par notre production, notre organisation économique et sociale, que nous devons changer prioritairement l'économie et le travail. Le salariat, c'est du capital qui utilise des salariés pour augmenter son capital en augmentant la productivité par ses investissements, mais c'est aussi l'individu isolé, c'est le salarié interchangeable, l'homme sans qualité et sans passions, sans autre lien que le "contrat de travail". C'est le triomphe omniprésent de l'hétéronomie, de la subordination salariale aussi bien que d'un ordre commercial totalitaire et normalisé (les résistances minoritaires sont livrées contre ce modèle dominant du salariat, au nom de la vie quotidienne et de la richesse des différences). Certains peuvent voir avec quelques raisons les mêmes ravages dans d'autres systèmes non capitalistes, mais outre qu'il s'agit souvent de modèles salariaux malgré tout, il ne s'agit pas de nier que tout autre régime, absurde ou dictatorial, est capable de catastrophes démesurées, mais plutôt de constater que c'est rarement avec la même nécessité, la même constance, le même entêtement et la même irresponsabilité que le système capitaliste/salarial qui est le seul à produire la nécessité de son antidote écologiste.
Le travail salarié est central d'abord en ce qu'il occupe la plus grande partie de notre vie. Il constitue, pour la plus grande part, notre pratique quotidienne à la base de nos représentations qui s'imposent par contamination aux autres activités, mais il représente surtout notre collaboration concrète au capitalisme, à la logique productiviste du profit et notre réduction au marché du travail (on ne peut mettre sur le même plan vendre un produit et se vendre comme salarié). Ensuite, comme fondement de l'organisation de la société, le travail salarié a bien une place centrale dans la reproduction matérielle de la société (biopouvoir, formation, circulation). Le temps de travail individuel peut diminuer, cela ne diminue pas la fonction du travail salarié pour l'organisation sociale, ni la logique productiviste du capital utilisant le travail salarié. Pourtant la diminution du temps de travail n'a de sens qu'à permettre des activités autonomes et non pas à augmenter l'inactivité. Reconnaître la centralité du travail salarié, c'est reconnaître son importance pratique effective dans notre société actuelle organisée autour du salariat, c'est y voir l'origine du productivisme et de la domination du biopouvoir. C'est donc vouloir dépasser le salariat, le marginaliser pour centrer la société sur un travail libéré et sur la vie elle-même, en préservant notre reproduction justement (sauver l'avenir).
Pour d'autres, la centralité du salariat est un horizon indépassable et notre seule utopie doit être celle du plein emploi, d'un salariat équilibré par une forte puissance syndicale. Cet éloge du salariat est assez récent dans notre syndicalisme qui se réclamait depuis sa création de l'abolition du salariat, de même il voulait l'abolition des classes et non pas se limiter à la fonction tribunicienne de défense des intérêts de la classe ouvrière. Tout cela a changé vraiment depuis le chômage de masse, imposant l'évidence que le travail est un bien désirable signifiant activité et revenu, qu'il est même le dernier lien social dans notre société marchande déstructurée. Ce lien est largement mythique, identifié de manière fantasmatique au statut de fonctionnaire plutôt, mais le "socialisme" et les syndicalistes se réduisent désormais à la défense bien peu efficace des derniers salariés protégés. Les écologistes doivent rompre avec cette tradition productiviste et disciplinaire de la subordination salariale, mettre en cause la réduction du lien social au salariat pour défendre la vraie vie, la prééminence du "non-travail" comme fondement de toute valorisation sociale tout autant que la participation des précaires à la richesse sociale. Nous devons retenir pourtant l'importance d'un statut, d'une fonction sociale, ainsi que celle de l'activité et de la coopération sociale mais détachées de la subordination du salariat et de la logique du profit capitaliste comme de la mesure du temps de travail.
Il y a pourtant une escroquerie à vouloir défendre le
salariat actuel au nom de notre besoin de sécurité et d'activité
libre, aussi bien qu'à vouloir réduire le lien social au
rapport salarial dont la réalité est celle du profit, de
la précarité et de la souffrance au travail. Qu'il
y ait des salariés heureux ne justifie pas plus le salariat que
l'existence d'esclaves heureux ne justifiait l'esclavage. C'est contre
ces prétentions qui renforcent la domination et la pauvreté
que nous devons faire reconnaître notre droit à une vie libre
et active, à une subjectivité vivante, autonome et créatrice,
rejoignant le projet philosophique d'une liberté consciente
de soi dans sa finitude. La finalité du travail est bien la reconnaissance
sociale, la valorisation de soi, le besoin d'avoir une place dans la société.
Il n'y a aucune nécessité à accepter pour cela une
subordination salariale et le règne du profit. Le Revenu d'Existence
donne simplement les moyens d'échapper à la contrainte salariale,
sans y forcer personne, et de libérer ses forces créatives
(New Work) ou de se libérer du travail sans forcer non-plus
quiconque à l'inactivité. C'est une mesure pour les salariés,
même si elle se veut contre le salariat. C'est un pas de plus,
après l'abolition de l'esclavage, vers la sortie du travail dominé
mais il restera toujours une masse importante de salariat, simplement il
y aura multiplication d'activités autonomes, mise en place d'un
autre modèle de développement. Ce n'est pas plus le bonheur
assuré pourtant qu'une libération sexuelle accentuant
notre dépendance passionnelle comme notre délaissement, mais
c'est tout aussi nécessaire au progrès de notre vérité
humaine. Bien que cette libération ait été trop souvent
idéalisée en niaiseries béates, c'est bien le même
mouvement de libération de notre singularité et de notre
autonomie, de notre dignité d'être pensant enfin qui se poursuit
de la "libération du travail", à la libération
sexuelle et à la libéralisation des drogues. Cette
libération est toujours problématique, risquée, impliquant
notre représentation de ce que nous sommes d'infini tout autant
que de la finitude de toute vérité, de tout point de vue,
de toute existence. Plutôt qu'un freudo-marxisme simpliste il faudrait
retenir ici Debord, Lacan et Foucault.
L'écologie est on ne peut plus matérialiste, mettant l'accent sur les conditions matérielles de reproduction ainsi que sur les limitations matérielles de la production. Ce n'est pas pour autant un matérialisme mécaniste, mais, au contraire l'affirmation de l'interdépendance à la base de l'équilibre d'un système global. Pour l'écologie, il n'y a pas de phénomène isolé. Le capitalisme est un système de production intégrant distribution et consommation, mais la base du capitalisme, ce n'est pas le matériel des usines c'est l'effectivité d'un rapport social : le salariat, c'est-à-dire "du capital qui utilise du travail vivant pour augmenter son profit". Le salariat est notre participation concrète à l'exploitation capitaliste, fondé sur la fiction d'un contrat de travail égalitaire produisant les plus grandes inégalités. Nous devons reconnaître dans le marché du travail l'élément structurant de l'économie et de la société, imposant sa norme, ce que Foucault appelait le biopouvoir, à l'ensemble de la société, jusqu'à la psychanalyse qui en construit le mythe individuel. Ce qui rassemble les luttes minoritaires contre la normalisation sociale, c'est bien cette résistance au biopouvoir d'origine salarial. Lutter pour un Revenu d'Existence, ce n'est pas se limiter à l'économique mais, au contraire, vouloir limiter le pouvoir de l'économie en sortant de la société salariale. Système, langage, rapports sociaux peuvent sembler des causes sans substance mais ils ne s'imposent objectivement qu'en assurant la reproduction matérielle de la société.
La différence entre comprendre et ne pas comprendre, c'est de ramener ou non aux véritables causes. Le problème de la vérité est un problème pratique. Ce n'est pas un débat théorique de savoir si des faits sont isolés ou bien si ils font système. Les systèmes n'ont pas bonne presse, on n'y voit que des dogmes, mais sans système il n'y a rien à comprendre. C'est la tendance du marché, du relativisme de l'individu isolé, d'ignorer l'interdépendance et les effets globaux. Ce n'est pourtant qu'une idéologie recouvrant des structures bien réelles. Le capitalisme, comme toute domination, voudrait camoufler sa domination en la présentant comme naturelle, dénonçant toute critique comme "idéologique", mais "la nature" du libéralisme est une nature d'une sauvagerie entièrement reconstituée, détruisant les liens communautaires, et l'idéologie de la fin des idéologies n'est rien d'autre que la justification de l'ordre établi. L'intégration de la consommation, la distribution, la circulation et la production est pourtant bien plus poussée dans notre capitalisme du "spectaculaire intégré" que du temps de Marx, la domination de l'économie sur toute la société est maintenant trop évidente. La totalité est bien effective, visible dans la monnaie et le FMI par exemple aussi bien que dans les média comme Internet. Reconnaître le caractère de système à la production-consommation capitaliste-salariale c'est pouvoir trouver des alliés pour l'attaquer à son fondement plutôt que de s'épuiser vainement après ses conséquences.
Le fondement du salariat n'est pas, lui, matériel puisqu'il réside dans le Droit, de l'égalité formelle et de la liberté théorique du contrat de travail, mais aussi dans la dépendance réelle du salarié sans capital. Toute histoire ne peut être qu'une histoire spirituelle, une mise en récit, et l'histoire procède toujours d'une cause formelle, mais s'il faut donner toute sa place à l'idéologie, il nous faut être matérialistes tout autant et ne pas négliger la cause matérielle, c'est-à-dire la capacité de reproduction du salariat qui est son productivisme, sa croissance trouvant aujourd'hui sa limite. Ce n'est pas parce que les idées mènent le monde qu'il suffit de ne plus croire à la valeur magique de la monnaie pour qu'elle n'opère plus. Pour construire une véritable alternative il faut intégrer sérieusement les contraintes de la reproduction matérielle.
En tant qu'écologistes, nous sommes plus que d'autres attentifs aux conditions matérielles de reproduction, et c'est au nom d'une impossibilité de reproduction aux conditions présentes que les écologistes plaident pour le dépassement du salariat. Reconnaître, à la suite du mouvement ouvrier, jusqu'à très récemment, que l'abolition du salariat doit être au coeur de notre projet écologiste n'est pas trahir notre attention d'écologiste à toutes les autres dimensions de la vie mais, au contraire envisager une solution globale à l'ensemble des nuisances locales par la sortie du productivisme. Ce n'est pas non plus une voie utopique, mais c'est au contraire notre actualité. La sauvegarde d'un salariat élitiste et d'une croissance forte sont plus utopiques qu'un revenu garanti qui est un meilleur moyen de retrouver un découplage partiel mais indispensable du travail et du revenu, découplage de moins en moins assuré par le salariat désormais.
La cause efficiente est le salarié dépourvu de revenu. La cause formelle est le Droit abstrait, droit de l'équivalence qui est aussi négation de la société. La cause matérielle est le productivisme du salariat, supérieure à l'esclavage, sa capacité d'expansion plus encore que de reproduction (subordination et lutte des classes - inégalité du produit et du salaire - sont hors droit). La cause finale reste sans doute la valorisation sociale mais sous la forme de la valeur monétaire, du montant du salaire. Ce sont des limites matérielles qui annoncent le dépassement du salariat, ainsi que le changement de base productive de la "force de travail" à la "résolution de problèmes", nécessitant une évolution du Droit vers un droit concret à l'existence ainsi qu'une subjectivité autonome et la valorisation sociale de la communication comme gratuité et don.