Toni Négri
La légitimité sociale et productive de l'activité est toujours soumise à l' "employabilité" - néologisme barbare, mais qui exprime bien la nouvelle nature de la subordination - par l'entreprise ou par l'État. On a glissé progressivement du "travail" à l'"emploi", mais ce qui valide l'activité n'est pas tellement la participation effective à la production de la richesse - combien d'emplois sont "improductifs" de ce point de vue - mais la subordination à des formes de contrôle de l'entreprise ou de l'État. Ce qui détermine un consensus de fond sur le "travail" entre gauche et droite, entre patrons et syndicats.
Pourtant aujourd'hui, ce lien entre production de la richesse et travail
salarié qui est un vieux lien marxien, mais qui, avant d'être
marxien, a été un lien établi par l'économie
politique classique, a été rompu. Le travailleur, aujourd'hui
n'a plus besoin d'instruments de travail (c'est-à-dire de capital
fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le capital
fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels
de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des
gens qui travaillent, c'est la machine-outil que chacun d'entre nous porte
en lui. C'est cela la nouveauté absolument essentielle de la vie
productive, aujourd'hui. C'est un phénomène complètement
essentiel, parce que précisément le capital, à travers
son renouvellement, son changement interne, à travers la révolution
néo-libèrale, à travers la redéfinition de
l'État-providence "dévore" cette force de travail. Mais comment
la dévore-t-il ? Il le fait dans une situation qui est structurellement
ambiguë, contradictoire et antagoniste. L'activité productrice
de richesses n'est pas réductible à l'emploi. Les chômeurs
travaillent, le travail au noir est plus producteur de richesses que celui
des employés. Et, inversement, l'emploi est aussi assisté
que le chômage. La flexibilité et la mobilité de la
main-d'oeuvre n'ont été imposées ni par le capital,
ni par l'échec des accords sur le salaire et sur la redistribution
du revenu entre patrons, syndicats et État, accords qui ont pratiquement
dominé la vie sociale et politique dans les cinquante dernières
années. Aujourd'hui, on se trouve dans une situation où,
précisément, le travail est "libre". Bien entendu, le capital
a gagné, il a anticipé les possibilités d'organiser
politiquement les nouvelles formes de coopération productive et
la "puissance" politique de celle-ci. Pourtant, si on prend un peu de recul,
et sans pécher pour cela par optimisme, il faut aussi dire que la
force de travail que l'on a connue, c'est-à-dire la classe ouvrière,
a lutté pour refuser la discipline d'usine. Et l'on est à
nouveau confronté au problème de l'évaluation d'une
transition politique qui est, historiquement, aussi importante que celle
qui fait passer de l'Ancien Régime à la Révolution.
On peut à bon droit dire qu'on a vécu, dans la seconde moitié
du XXe siècle, une transition au sein de laquelle le travail s'est
émancipé. Il s'est émancipé par sa capacité
à devenir intellectuel, immatériel ; il s'est émancipé
de la discipline d'usine. Et c'est précisément cela qui détermine
la possibilité d'une révolution globale, fondamentale et
radicale de la société contemporaine capitaliste. Le capitaliste
est désormais un parasite : non pas en tant que capitaliste financier,
dans les termes marxistes classiques, mais parce qu'il n'a plus la capacité
de maîtriser unilatéralement la structure du processus du
travail, à travers la division entre travail manuel et travail intellectuel.
Les nouvelles formes de subjectivité ont cassé et rendu réversible
cette séparation, en produisant un moyen d'expression de leur propre
puissance et un terrain de lutte et de négociation.
Mais le problème du salaire garanti est tout autre. Il s'agit de comprendre que la base de la productivité n'est pas l'investissement capitaliste mais l'investissement du cerveau humain socialisé. En d'autres termes : le maximum de liberté du travail, devient le fondement absolu de la production de richesse. Le salaire garanti signifie la distribution d'une grande partie du revenu, tout en laissant aux sujets productifs la capacité de dépenser ce revenu pour leur propre reproduction productive. Il devient l'élément fondamental. Le salaire garanti est la condition de reproduction d'une société dans laquelle les hommes, à travers leur liberté, deviennent productifs.
Bien évidemment, à ce moment là, les problèmes de production et d'organisation politique deviennent identiques. Si l'on tient le raisonnement jusqu'au bout, on est amené à unifier l'économie politique et la science de la politique, la science du gouvernement. Seules les formes de la démocratie - une démocratie radicale et absolue, mais je ne sais si le terme de démocratie peut encore être utilisé ici - sont susceptibles d'être les formes qui déterminent la productivité : une démocratie substantielle, réelle et dans laquelle l'égalité des revenus garantis deviendrait toujours plus grande, toujours plus fondamentale.
On pourra toujours débattre par la suite, avec réalisme des mesures incitatives, mais ce sont des problèmes qui ne nous intéressent pas vraiment. Aujourd'hui, le vrai problème, c'est la nécessité de renverser le point de vue selon lequel la critique de l'économie politique se développerait elle-même[?], c'est à dire la nécessité de l'investissement capitaliste. Ce n'est pas nouveau, on a discuté pendant des années de la réinvention fondamentale de la coopération productive à travers la vie, quelle soit linguistique, affective, ou qu'elle appartienne aux sujets.
Le salaire garanti, en tant que condition de reproduction de ces sujets dans leur richesse devient donc aujourd'hui essentiel. Il n'y a plus besoin d'aucun levier de pouvoir, il n'y a plus besoin d'aucun transcendantal, ni d'aucun investissement dont la fonction n'est pas, comme on dit, "d'anticiper les emplois de demain", mais d'anticiper et commander les divisions à l'intérieur du prolétariat entre chômeurs et actifs, entre assistés et productifs, entre "affiliés" et "désaffiliés".
Il s'agit d'une utopie,
de ce type d'utopie qui devient une machine de transformation du réel
à la seule condition qu'on la mette en action. Une des choses les
plus belles aujourd'hui, c'est précisément le fait que cet
espace public de liberté et de production commence à se définir,
portant vraiment en lui la destruction de ce qui existe comme organisation
du pouvoir productif, et donc comme organisation du pouvoir politique.