Petit traité post-marxiste
Souvenons-nous que l'avenir n'est pas nôtre, ni absolument non nôtre, afin que nous ne l'attendions pas absolument comme à venir, et que nous n'espérions pas l'éviter comme non à venir.
Épicure 127 (dans Marx 792)
 
  • La séparation
  • Tout le mal vient de ce qu'on a fait d'une science morale une science mathématique, et, surtout, de ce qu'on a séparé violemment des choses qui devaient rester unies.

    Antoine Eugène Buret. (Disciple de Sismondi)
    De la misère des classes laborieuses, 1840, 7.
     
    La position philosophique fondamentale de Marx qui unifie le sujet et l'objet dans la pratique me semble le plus indispensable de son apport (voir La dialectique). Sa conséquence première, de mettre la lutte à la base du social et de l'idéologie, reste tout aussi importante. La subjectivation comme identification au prolétariat, à sa position objective dans la lutte des classes, est l'autre face de la désobjectivation qui retrouve, sous l'autonomie objective de la marchandise, les rapports sociaux qui la constituent et dont nous sommes toujours partie-prenante (voir les Thèses sur Feuerbach ainsi que le premier chapitre du Capital I et la fin du III).

    Il faut se rappeler que Marx se destinait d'abord au Droit et sa critique du Droit, comme des Droits de l'homme, est une constante jusqu'à la fin : "Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l'emploi d'une mesure égale pour tous; mais les individus inégaux (et ils ne seraient pas distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; par exemple, dans notre cas, uniquement comme des travailleurs, en faisant abstraction de tout le reste" (Critique du programme de Gotha). Sa critique de Hegel procédera de la même exigence de réalisme pratique contre une abstraction qui est toujours instrument de domination et, comme pour la religion inversion du sujet et de l'objet. La critique de l'économie par Marx consiste entièrement à critiquer son abstraction (la théorie, la représentation, l'idéologie n'est pas la chose), mais comme abstraction effective de l'argent qui transforme les rapports humains en rapport entre les choses. ("non des rapports immédiats de personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des rapports sociaux entre les choses." Pl, 607. "L'argent est directement la communauté réelle de tous les individus... mais... la communauté n'est, dans l'argent, qu'une abstraction pure, une chose absolument fortuite et extérieure à l'individu." Grundisse, I, 164). L'abstraction économique est une abstraction productive (productiviste), fondement de la possibilité de l'échange marchand qui réduit toute qualité à une quantité (temps de travail ou prix).

    C'est donc la critique de la séparation de l'économie et de la société, comme de l'égalité abstraite du Droit, pour la ramener à ses rapports sociaux effectifs, ses inégalités réelles (Marx a toujours critiqué l'égalité), son processus réel avec ses destructions et ses souffrances bien réelles, son sujet vivant, mais surtout pour dépasser cette séparation dans un nouveau mode de production. La lutte des classes, entre ceux qui imposent le droit abstrait de l'argent et la résistance vivante à cette violence, se situe à l'intérieur de l'abstraction économique soutenue par le pouvoir d'État et dont le prolétariat est le négatif ; vérité de la misère que l'abstraction voudrait ignorer, sujet vivant d'un rapport de force comme mode de séparation ("L'échange médiatisé par la valeur et l'argent implique une dépendance universelle entre les producteurs en même temps que le complet isolement de leurs intérêts privés et une division poussée du travail social dont l'unité et la complémentarité existent dès lors comme un fait naturel et extérieur, indépendant des individus. La tension entre l'offre et la demande, tel est le lien entre les individus indifférents les uns aux autres." Grundisse, I,95). L'étude de l'économie capitaliste, de la substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage dans le processus de valorisation du travail (salariat comme marché du temps de travail), n'est qu'une conséquence de son attitude révolutionnaire responsable qui veut subvertir concrètement cette domination objective. L'individu isolé est le résultat de l'idéologie de la concurrence, perte de la totalité dans une soumission aveugle, mais seule la totalité (du système de production) est véritablement concrète. Il y va de la vérité et de la vie, de la vraie vie, de la réalisation de la philosophie dans la vie même, délivrée de la violence des abstractions idéologiques du Droit et de l'argent, du mensonge de l'égalité.

    En effet, la force du capitalisme est dans la productivité d'un pouvoir anonyme, dans la séparation, l'hétéronomie de l'argent. La force du capitalisme est dans l'augmentation de la force productive et dans le bon marché des marchandises. Mais, le tort du capitalisme, de l'économie séparée de la société et refusant toute limite, est de se retourner en fin de compte contre la société dont elle dépend. Le capitalisme ne peut durer une fois l'unification planétaire achevée, mais ce n'est pas tant l'action révolutionnaire que l'épuisement de sa productivité qui cause sa perte. Le capitalisme est le règne de l'abstraction, de la séparation, de la division du travail, de l'isolement de l'individu, de la concurrence de tous contre tous, de l'objectivation et de la domination des calculs froids, mais c'est aussi un productivisme qui a libéré le travail en l'automatisant, liberté objective ouvrant la voie à un temps libéré.

    La présentation marxiste traditionnelle, de Engels notamment, présente l'histoire comme produit de la contradiction introduite par la division du travail (là où Freud met la sexualité biologique et Thom la prédation animale, Marx situe le travail humain ce qui devrait en faire un matérialisme un peu plus dialectique) :

    La division du travail apparaît avec la division entre travail intellectuel et travail manuel.

    Cette division du travail produit la marchandise qui consiste dans la division de la valeur d'usage et de la valeur d'échange (égale au temps de travail).

    Cette division de la marchandise crée le marché et la division du producteur et du consommateur (l'offre et la demande dont la séparation explique les crises de surproduction).

    Le marché crée la concurrence. Lorsque se constitue un marché du travail, de vente de son temps de travail que constitue le salariat, se constituent la plus-value ainsi que la division du capitaliste et du prolétaire pour le partage de ce profit, l'opposition de leurs intérêts, leurs contradictions.

    Cette lutte des classes aboutit à la révolution qui abolit la division en donnant le pouvoir au prolétariat, c'est-à-dire à tous.

    C'est bien sûr là qu'on ne peut plus se contenter de l'hypothèse d'une simple prise de pouvoir et d'une abolition de la division entre producteur et consommateur qui ne sert qu'à couvrir les pratiques autoritaires d'une bureaucratie corrompue. L'expérience historique du collectivisme réel doit nous faire rejeter plusieurs des hypothèses de Marx sur le dépassement de cette séparation.

    D'abord la propriété collective des moyens de production n'est pas plus collective que le capitalisme et nourrit une bureaucratie avec le travail des prolétaires. C'est le risque couru à dénier les rapports de domination derrière les rapports de production et à laisser croire que l'évolution dialectique "rétablisse l'union originelle sous une nouvelle forme historique. 510". Ce choeur des anges s'il nourrit les énergies révolutionnaires aboutit immanquablement au démenti stalinien des faits : le nouveau pouvoir ne doit pas être légitimé par son origine révolutionnaire, son extrémisme (comme Staline) mais soumis, par constitution, au contrôle, à la critique et à la limitation. Il n'y a pas d'au-delà de l'idéologie dans une société pacifiée, sans classes, mais, pour l'instant simplement l'espoir d'un travail libéré.

    Cette présentation d'un marxisme centré sur la division du travail a l'inconvénient d'aplatir la réalité historique et de gommer la spécificité du capitalisme qui est le seul objet de Marx. Cette abstraction aboutit à ce que les régimes communistes, qui ont toujours été des états sous-développés (mode de production asiatique et despotisme asiatique), pouvaient se réclamer du marxisme! La Chine reconnaît cette erreur désormais, il n'y a de communisme pensable qu'au-delà du capitalisme, de la rationalisation de la production et de l'abolition des liens de dépendances locales (dé-territorialisation), de l'extension de l'échange, la mise en circulation (ouverture) mais pour cela on ne peut éviter la liberté des Droits de l'Homme et la "transparence" démocratique.

    (Ecriture ->Universel)
      ->Equivalence abstraite du Droit->Argent (richesses inégales)
      ->Contrat de travail->Equivalence du temps de travail (salariat)
            ->Individualisme, isolement, rapport entre les choses
            ->Domination anonyme->Productivisme (plus-value)
                    ->Crises (limites)
                    ->Automatisation (liberté objective)
                                ->Temps libre, abolition du salariat
    Plus intéressant est la critique du salariat comme abstraction d'un contrat égalitaire entre patron et ouvriers, forme déniée de domination, de même que l'argent comme principe d'équivalence permettant l'inégalité des richesses. La division capitaliste du travail ainsi que la plus-value ne sont, en effet, que la conséquence des rapports de domination et du désir de reconnaissance sous la forme d'un rapport social, le salariat : derrière l'abstraction du contrat, le capitalisme incarne la productivité d'une domination anonyme. Le salariat est la base du processus de valorisation, comme vente du temps de travail, processus qui consiste dans la substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage. Ce qu'il faut dépasser, c'est bien le salariat (voir Le travail de l'histoire). A lire Marx (Travail salarié et capital par exemple), il apparaît aussitôt que c'est le salariat qui est à la base du capitalisme, de son productivisme et de sa misère. Le parti communiste de la propriété collective est un parti idéologique et comme tel plutôt rétrograde, lié au prolétariat émergent de ce temps. En partant du communisme, tout imprégné de christianisme et de retour en arrière, c'est la propriété privée du capital qui semblait bien la clef du système. Pourtant le système marxiste ne pouvait expliquer le capitalisme par la propriété privée mais seulement par le salariat (et le Droit abstrait). Il était bien sûr logique de penser qu'une propriété collective des moyens de production rendrait la société plus humaine, la suite a montré que non.

    De même, il ne faut plus trop croire à une abolition des classes, des rapports de dominations. L'abolition de la noblesse sera toujours le triomphe d'une nouvelle bourgeoisie, la lutte des classes ne finit pas, jusqu'à preuve du contraire même si peut disparaître la classe des capitalistes. L'idéologie de la fin des classes sert toujours la classe dominante. Malgré ces enseignements de l'histoire, plus quelques autres, qui nous empêchent de nous dire marxistes, l'essentiel de Marx reste brûlant d'actualité, à relire absolument, et nous devons du moins rester "marxiens", négation de la séparation de l'économie qui est aussi la définition de l'écologie.
     

  • L'engagement effectif
  • Il ne fait pas de doute que Marx ne s'est attaqué à l'économie que par la nécessité de comprendre les mécanismes de l'exploitation et de la misère de son temps, pour défendre une justice équitable contre l'apparente égalité du Droit. Depuis l'origine jusqu'à la fin, son combat était celui de la liberté, de la démocratie contre l'oppression, la domination, la misère, dénonçant sans faiblir les mensonges de l'idéologie dominante, ses justifications, sa bonne conscience, au nom de la vérité des faits, leur réalité effective qu'il fallait affronter résolument sans se retrancher derrière une confortable impuissance. Il est toujours question, pour Marx, de réaliser la philosophie. Critique de tout moralisme idéaliste, la nécessité de connaître ce qu'il faut combattre et transformer lui imposa ce travail gigantesque de synthèse économique mais surtout pour comprendre l'effectivité de l'abstraction dans l'économie.

    En mettant la plus-value à la base du système capitaliste il donnait une justification "scientifique" à la revendication de l'exploité sur la richesse qu'il produit; mais il y a là déjà escamotage du rapport social déterminant du salariat où cette plus-value s'origine, et on sent bien sa déception de ne pas trouver dans l'économie elle-même un matériau toujours politique. L'étude nécessaire de ce qu'il faut combattre n'est pas, en elle-même, le combat sinon comme dénonciation de la réalité de l'exploitation. Le domaine de l'économie n'est pas le domaine de la liberté. (Ce domaine du temps libre n'est certainement pas assez élaboré, il n'est même pas élaboré du tout. Nous sommes confrontés, de nos jours, à ce problème du temps libre qui manque de séductions face à l'augmentation de salaire. Le temps livré à l'ennui ou à l'hypnose télévisuelle ne présente aucune nécessité, sauf à payer le prix d'une distraction distinguée, reconnue par tous).

    L'originalité de Marx est toujours apparue dans sa façon de rejeter tout point de vue "humaniste", "ontologique", "universel abstrait", qui déciderait de ce qui est humain et valable universellement, car pour lui la théorie elle-même est engagée dans une lutte où il faut prendre parti. Cela ne signifie pas qu'il se passe d'ontologie ou de représentation de l'homme mais qu'il ramène ces idéologies nécessaires à leur signification seconde, historique, la cause de leur énonciation qui les situe dans une lutte d'intérêts découlant de leur position dans la production. C'est précisément une dialectique désavouant un dialogue dont les conditions ne sont pas réunies, l'universalité d'une "fraternité entre deux classes dont l'une exploite l'autre", elle réclame des actes pour fonder un véritable dialogue égalitaire.

    Son objet est son ennemi, qu'elle veut non pas réfuter, mais anéantir [..] En soi, la critique n'a pas besoin de s'expliquer avec cet objet, car elle sait à quoi s'en tenir. Elle ne se donne plus comme une fin en soi, mais seulement comme un moyen. Sa passion fondamentale est l'indignation; son oeuvre essentielle la dénonciation.
    Il s'agit de faire le tableau d'une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d'une maussaderie générale mais inerte, d'une étroitesse d'esprit faite d'acceptation et de méconnaissance qui, vivant de la conservation de toutes les vilenies, n'est lui-même que la vilenie au gouvernement.
    Quel spectacle ! Voici une société infiniment divisée en races les plus diverses qui s'affrontent avec leurs petites antipathies, leur mauvaise conscience et leur médiocrité brutale, et qui, en raison même de leur voisinage équivoque et méfiant, sont toutes, sans exception, traitées par leurs seigneurs comme des existences concédées. Et ce fait même d'être dominées, gouvernées, possédées, elles doivent le reconnaître et le confesser comme une concession du ciel. Et voici, en face d'elles, ces maîtres eux-mêmes chez qui la grandeur est en rapport inverse du nombre. 385
    Après Hegel et la fin de la philosophie, Marx arrive au point où l'esprit ne se tourne plus vers l'universel abstrait mais retrouve la singularité et la finitude de son incarnation historique. Marx affirme une pensée concrète, active et partisane (il n'y a pas de métalangage, héritage d'Épicure). Le marxisme se réduit, de ce point de vue, à une critique, une "polémologie" au service des plus faibles, des exclus, comme réalisation effective de l'universel.
     
  • Le mode de production (processus de valorisation)
  • Le deuxième temps, est de caractériser cette "lutte des classes" où nous sommes engagés, et qui semble plutôt recouvrir la lutte des pauvres et des puissants, comme déterminée concrètement par le mode de production identifié au processus de valorisation (substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage) qui commence avec le salariat . Déjà, il ne s'agit plus d'un jugement sur la théorie comme polémique mais bien du contenu de cette théorie, d'une hypothèse sur la totalité (production-circulation-consommation) dont l'autonomie, la séparation, se fonde sur une contradiction, une lutte interne déterminante (abstraction de l'argent contre travail vivant). Dès lors, ce n'est plus le critère de vérité extérieur qui vaut mais bien celui d'efficacité. L'efficacité du marxisme (mais était-ce le bon?) s'est suffisamment démontré pour susciter la révolution prolétarienne à simplement nommer le prolétariat, le rassembler. Son efficacité a montré aussi ses limites dans la mise en oeuvre de son fondement : que tous les rapports humains sont déterminés par le mode de production. Ce principe insuffisamment compris s'est révélé faux s'il devait se résoudre par la simple possession étatique des moyens de production, ce qui ne change pas fondamentalement la prolétarisation de tous. Ce principe reste vrai pourtant s'il vise concrètement les pratiques sociales effectives, le monde de la marchandise et du salariat, le processus de valorisation lui-même.

    C'est le point important qui découle des analyses de Marx, le mode de production est un rapport social, c'est le salariat c'est-à-dire la vente de sa force de travail pendant un temps donné, le capitaliste devant obtenir une plus-value au salaire qu'il verse en augmentant la productivité du travail. Le salariat, c'est la concurrence de tous contre tous dans un rapport social réduit à un droit abstrait et inégal (quantitatif) qui est un non-rapport. On peut toujours collectiviser, on ne change pas le mode de production qui reste le salariat. Dépasser le salariat par un revenu garanti et des contrats d'activité amorce au contraire une nouvelle économie "libérée", véritable tiers secteur où la logique marchande n'est plus aussi dominante. Mais plutôt que s'enfermer dans un raisonnement économique - et le marxisme est une critique de l'économie, de son pouvoir sur la société - il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit d'abord de rapports de pouvoir (qui se prétend toujours efficace) entre classes, soutenus par un Droit formel et la concurrence salariale. Le but vital est bien le passage au qualitatif et la réappropriation de la vie.

    Sur le plan économique, la "science marxiste" n'est bien souvent que la science de son temps comme l'attestent les longues citations des Manuscrits de 44 et de Misère de la philosophie. Marx ne prétend pas avoir inventé ni la distinction valeur d'usage/valeur d'échange, ni la valeur travail comme valeur de reproduction, ni même la plus-value (qu'il a systématisée, généralisée à l'intérêt et à la rente foncière, constituée en principe du capitalisme, de sa dynamique et de ses contradictions), ni beaucoup d'autres observations sur la réalité économique qui avaient été faites par ses illustres prédécesseurs (Smith, Ricardo, etc.). Ce qui le distingue c'est la systématisation de ces notions en tant que mode de production basé sur l'équivalence quantitative (droit, argent) c'est-à-dire sur le travail salarié (comme mesure du temps de travail) et le capital (comme domination abstraite de l'argent) et donc sur la lutte des classes ("Il ne s'agit pas ici du développement plus ou moins complet des antagonismes sociaux qu'engendrent les lois naturelles de la production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes" 549) mais surtout, il fait plus que permettre, il veut penser le passage dialectique d'un mode de production à un autre et non pas justifier l'ordre économique existant ("Elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire" 559). C'est la contestation de l'objectivité des lois économiques comme rapports humains réduits à des rapports entre choses, domination anonyme contre laquelle lutte et résiste le travail vivant. Ce pas décisif de méthodologie lui permet d'unifier le prolétariat pratiquement (par son concept, sa nomination) tout autant que d'énoncer des lois générales comme la "Loi de la baisse tendancielle du taux de profit" et s'il n'empêche pas les extrapolations qui peuvent sembler démenties comme la "paupérisation croissante du prolétariat", il le constitue plutôt en énoncé falsifiable historiquement par l'action revendicatrice consciente des syndicats (voir Salaire, prix et profit). Mais l'important est le dépassement du salariat dans le passage à un mode de production socialisé et à un temps libéré.

  • Le temps payé ne revient jamais
  • On gagne à préciser les concepts. Ainsi, il est vite apparu qu'on ne pouvait simplement opposer valeur d'usage et valeur d'échange. La valeur d'usage laissait incritiquée l'utilité qu'elle supposait, se réduisant à une demande d'un côté et d'une matérialité de l'autre. Dans les Grundisse la valeur d'usage est réintégrée dans l'économie comme "travail nécessaire" et renvoyée à des besoins créés socialement mais qui se réduisent en fait à la reproduction de la force de travail (loisirs, formation, consommation). Il s'agit de consommer pour être performant. C'est pourquoi beaucoup de marchandises sont des machines qui sont supposées offrir un gain de temps et ici la valeur d'usage de l'outil épouse le point de vue de la valeur d'échange elle-même, de la mesure quantitative et de la productivité. C'est justement où peut se mesurer l'échec du quantitatif et la nécessité du passage au qualitatif car tout ce temps gagné ne sous laisse pas plus de temps libre. Ce temps qui reste notre question de même que celle de notre valeur, notre reconnaissance sociale objective.

    Ce qui apparut aussi, c'est que la valeur d'échange elle-même pouvait constituer la valeur d'usage en attachant le prestige de sa valeur à son possesseur. Cette composante, extrêmement importante, de prestige dans la marchandise a pu mener certains à n'y voir plus qu'un système des objets, se réduisant à un échange symbolique social. C'est pousser les choses un peu loin, car la valeur d'échange doit avoir une valeur d'usage et celle-ci a bien un socle matériel. Le spectacle publicitaire sert à beaucoup plus qu'à vendre des gadgets inutiles.

    Le dynamisme du capitalisme est dans son antagonisme entre le droit abstrait de l'argent qui universalise les échanges et le travail effectif du salarié mesuré à son temps de travail. La concurrence entre tous, comme principe de régulation du salariat, empêche tout progrès dans le sens d'une véritable réappropriation de notre temps car elle implique d'être toujours à la limite des possibilités. C'est, ce qui en fait la productivité mais aussi en limite l'utilité. L'automatisation ne diminue pas le travail individuel mais le travail social global, sans qu'il y ait d'ailleurs une accumulation continue car si le dynamisme de l'économie est lié à la concurrence, au profit, au productivisme du salariat et non à l'utilité, la satisfaction y est tout aussi impossible que l'immobilisme. Si les crises résultent du découplage de l'offre et de la demande qui s'équilibrent de façon cyclique et chaotique, elles manifestent surtout l'antinomie de l'abondance et de l'économie capitaliste basée sur le salariat ; antinomie qui se résout, hélas, par des destructions massives qui s'ajoutent aux désastres d'une production épuisant nos ressources vitales et nous privant toujours plus d'avenir.

    L'innovation technologique, créant de nouveaux besoins y est comparable à la guerre en ce qu'elle permet une réorganisation et donc une adaptation plus rapide aux conditions nouvelles du marché, un rajeunissement des cadres, etc. Mais, en l'absence de ce stimulant, des destructions massives sont nécessaires (destructions créatrices selon Schumpeter), ainsi que le dynamisme de l'inflation ; mais pour quoi faire: simplement moins de chômeurs, des services moins chers. Or c'est ce qu'on ne peut plus se permettre une fois la mondialisation achevée, les ressources ne pouvant plus que diminuer. On peut raisonnablement penser que nous avons acquis, dans les sociétés qu'on appelle justement développées, un niveau de technique et de confort qui n'a pas vraiment besoin, en tout cas il n'en a plus la possibilité, de s'améliorer considérablement et qui doit bien plutôt s'économiser.


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