A. La nostalgie des origines
Il ne peut être question de regrets, de retour en arrière, de nostalgie, que ce soit pour la préhistoire ou le féodalisme.
Certes, la préhistoire peut être considérée comme un âge d'abondance, le paradis perdu des cueilleurs-chasseurs qu'il nous a fallu quitter pour "gagner notre vie à la sueur de notre front" mais, d'une part la population mondiale ne dépassait pas alors 8 millions et d'autre part on ne peut regretter ce monde de forces obscures et de pratiques magiques dont le travail et la technique nous ont délivré petit à petit. Les fruits de la connaissance ont été bien chèrement payés mais on ne peut en nier les attraits, la nécessité même pour un être humain destiné à l'apprentissage, capacité d'adaptation se substituant à l'évolution génétique dans une histoire accélérée qui témoigne au moins de la réussite de l'espèce à se multiplier. Ne pas renier toute notre histoire et le savoir accumulé ne doit pas nous dispenser de les critiquer, les corriger, les prolonger. Reconnaître aussi l'insuffisance du savoir, ses dangers, son orgueil est un stade supérieur du savoir et de l'apprentissage de la prudence. L'Ecologie-Politique est bien plutôt cette conscience des limites du savoir (errare humanum est), la capacité de corriger ses erreurs et d'apprendre à préserver son environnement, à se soustraire à la violence de l'évolution naturelle comme de l'évolution économique ou technique. L'Ecologie-Politique est la nécessité d'apprendre du désastre même les conditions de notre survie, passage à l'histoire conçue plutôt que subie, véritable fin de la préhistoire humaine plutôt que nostalgie d'un temps et d'un ordre immobile où les générations passent comme feuilles d'automne.
On pourrait du moins regretter les temps pré-capitalistes si les descriptions faites par Fernand Braudel de la vie matérielle avant la Révolution ne suffisaient à nous en dissuader. Malgré de belles périodes et des coins préservés, la précarité de la vie était bien terrible entre famines, épidémies, guerres, le sort des pauvres s'aggravant déjà avec ce qui étaient bien des effets de la mondialisation (invasions, peste, inflation), menace déjà de la mobilité sur les plus immobiles, détruisant les sociétés et préparant avec l'éparpillement des cités libres, l'essor du commerce, de la monnaie, du capitalisme enfin, c'est-à-dire la généralisation des non-rapports marchands, des échanges entre étrangers dont l'Amérique sera le territoire. Le capitalisme est la domination de la circulation sur la production, d'une économie-monde au-dessus des États. Résister au capitalisme c'est bien résister à la mondialisation mais renoncer à la circulation est impossible, renoncer à une société ouverte et étendue : l'exogamie est la règle. Il ne sert à rien de rêver à une Chine immobile ou bien aux tribus indiennes, on ne refait pas l'histoire[1]. L'Ecologie-Politique comme conscience planétaire ne saurait être pour un quelconque repli sur soi ou l'Etat-nation et plutôt qu'un refus de la mondialisation, elle en constitue l'achèvement, son au-delà, sa conscience de soi.
Au vrai, la véritable nostalgie aujourd'hui, après le choc du chômage massif et l'extension de la précarité, c'est plutôt celle du salariat fordiste mais cette mythologie de la gauche syndicale n'a rien d'écologiste. Là non plus aucun retour en arrière n'est possible, nous n'avons pas à renier les bienfaits de l'automation, dont nous connaissons trop bien le prix, pour en dénoncer les ravages, tout aussi réels et que nous devrons corriger pour maîtriser notre destin. Il nous faut donc comprendre le rôle du travail dans l'histoire, sa nécessité, ses transformations, son avenir. Le travail est inséparable de la "civilisation", de la constitution de villes et de marchés, de leur mondialisation continue. Il nous faut comprendre la nature exacte de la limite rencontrée par le capitalisme salarial au stade de sa globalisation, de sa menace globale sur nos conditions de vie, de même qu'il nous faut dégager les possibilités ouvertes par la révolution informationnelle pour une alternative écologiste, un développement local et humain, constituant une réponse pour notre temps à la domination de la circulation, de la financiarisation de l'économie et des rapports entre choses.
A cela, vient s'ajouter l'individualisme protestant, lié à l'imprimerie (1450), elle-même suscitée par une lecture individuelle qui n'est plus publique. On pourrait y adjoindre la mise en place d'un droit du contrat libre par le mariage chrétien mais surtout la dépendance de plus en plus grande de l'Etat des recettes fiscales pour assurer sa défense (soldats remplaçant les nobles). Cette période qui s'ouvre par un manque de main d'oeuvre et un début de mécanisation (moulins, horloges), valorise enfin le travail (et même le temps de travail) tournant le dos à la valorisation de la pauvreté comme image du Christ que François d'Assise (1210) avait si bien incarné, au profit d'une condamnation morale des pauvres (prédestination), de leur expulsion des villes et de leur mise au travail (Montchrestien, Petty, Malthus) comme colonisation "civilisatrice", de sorte qu'on peut dire que la dégradation des pauvres, la mondialisation et le productivisme précèdent le capitalisme mais celui-ci va constituer le productivisme en système exigeant une croissance insoutenable qui trouve désormais sa limite planétaire.
B. Du marché au marché du travail
1. Marché, idéologie du marché, État
Le marché n'a pas toujours existé. Il commence avec l'agriculture et la création d'excédents échangés avec des "étrangers", hors des échanges familiaux et des nécessités premières. Il y a un nombre limité de systèmes d'attribution des biens : communautaire (gratuit comme l'éducation), hiérarchisé (proportionnel au statut ou au travail), égalitaire (rationnement), se voulant "libre" ou "réciproque" (don), enfin par l'échange marchand (équivalence) dernier venu, inconnu des tribus primitives sinon à la marge. Seul l'échange marchand se détache de la personne pour tendre à un simple échange entre choses qui peut prendre la forme, depuis Sumer, d'un contrat écrit indépendant des sujets en présence. Ceci dit, tout marché qui met en présence les acteurs de la transaction reste un rapport de personnes ("Les rapports marchands n'ont jamais existé en tant que rapports marchands, mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre choses" TIQQUN) dont témoignait jusqu'à il y a peu le marchandage systématique où l'échange récupère une part du don dans le jeu verbal ("je te le laisse", "allez je te le prends"). N'empêche, au coeur du marché règne ainsi une sorte de négation des rapports humains réduits à des rapports entre choses. C'est aussi le règne d'une équivalence généralisée homogénéisant les qualités les plus incommensurables ramenées à une valeur purement quantitative.
Bourdieu a bien montré que l'économie est le non-rapport social, que tout rapport social est une négation de l'économie (don, potlatch, famille, assistance). La domination du capitalisme comme économie séparée de la société et froide logique du profit, avec toutes les destructions que cela engendre, s'enracine dans la séparation introduite entre ce droit universel abstrait et les liens de dominations effectifs rejetés hors du droit comme non légitimes (ils n'en sont pas moins réels). C'est un mouvement qui commence déjà par l'écriture inventée à Sumer pour des transactions commerciales. L'écrit se détache des sujets, indépendant de leur bonne foi ou même de leur mort, c'est déjà un rapport d'objet à objet, un rapport économique. Commercialement, il faut attendre cependant les Anglais et les Hollandais pour commercer avec les Japonais, par exemple, sans essayer de les convertir. Auparavant, Espagnols ou Portugais n'imaginaient pas réduire leur échange à de simples marchandises. Notre XXème siècle utilise aussi le sport comme un succédané d'échange, essayant là aussi de dépasser les conflits réels, les discours contradictoires de sujet à sujet, par la mise en scène du rapport de corps à corps. Souvent, pour rétablir des relations avec un pays ennemi, on commence par le sport, puis par les échanges commerciaux. Mais, à la fin, c'est-à-dire maintenant, il n'y a plus d'autre rapport social que l'universel échange économique, or c'est justement un non-rapport et cette séparation se fait lourdement sentir dans ses conséquences sociales et environnementales. S'il n'y a plus de véritable maître, l'économie est laissée à sa course aveugle et destructrice, nous reconduisant à l'insécurité primitive. L'écologie-politique est la nécessité d'une négation de notre séparation de l'économie.
On pourrait donc penser que le marché représente le mal en lui-même. Ce n'est pourtant pas si simple. Il faut d'abord mieux comprendre ses fonctions et le distinguer de sa version libérale.
Il y a, en effet, un caractère du marché qui est primordial: il n'y a pas de marché sans règles et sans garantie. Ainsi La Mecque était un marché bien avant la venue du prophète car c'était déjà le lieu du culte de la pierre noire et la puissance divine était sensée protéger des escrocs, favorisant un climat de confiance indispensable aux échanges. La garantie extérieure crée le marché. Le marché est certes un rapport entre objets, mais garanti pour les personnes par un dieu, un droit, un État, une monnaie. Il n'y a donc pas de marché sans force publique. Un marché libre n'existe pas, c'est tout au plus le trafic illicite des mafias, le marché noir, le règne de la force. D'où le ridicule de la pensée ultra-libérale. La fonction minimale - même d'un point de vue libéral -de l'État est d'assurer la stabilité du marché en le régulant afin qu'il soit durable et favorise les échanges par la confiance dans l'avenir. Il n'y a là rien de naturel, aucune évolution irresponsable. C'est donc bien une nécessité des marchés eux-mêmes d'intégrer les contraintes écologiques et sociales. Il n'y a pas le marché d'un côté, et de l'autre la société.
Il y a certes toujours un relatif équilibre des marchés mais c'est une pure idéologie de prétendre que cet équilibre des forces est bon ou juste. La soi-disant "nature" du marché est le fondement idéologique de la bonne conscience de l'actionnaire malgré la misère montante, du cynisme lui permettant d'ignorer les conséquences de ses actes, mais cette naturalisation du marché (comme processus naturel d'équilibre) sert aussi de justification pour l'ordre existant et d'assurance pour sa stabilité, comme si cette "nature" n'était pas si récente. Oublier qu'il n'y a pas de marché sans régulation, c'est simplement refouler notre responsabilité collective par une sorte d'interdit sur la totalité. Contre ces sornettes idéologiques, il faut rétablir que tout marché est dissymétrique (entre vendeurs et clients) et qu'aucun équilibre miracle ne se réalise tout seul sans une très forte régulation, sans des volontés humaines qui en tirent intérêts et qu'on doit mettre au service de tous. Loin de tendre à l'objectivité, laissé à lui-même le marché est auto-référentiel c'est-à-dire moutonnier (chacun se règle sur l'autre) et spéculatif (vouloir ce que veut l'autre) comme le montrent les cycles boursiers. Il est toujours pris dans des rigidités sociales, la contrainte et la rareté (Perroux). Enfin, depuis toujours on sait bien que le marché tend vers le monopole. Le marché n'a pas d'autre fonction que celle qu'on lui construit.
Voyons d'abord les avantages du marché. Ainsi, ce qu'il nous fait perdre en rapport humain à éviter les palabres, on le gagne en "coût de transaction" et rationalisation des échanges. Le caractère déshumanisé du marché permet aussi de garder des relations marchandes même avec ses ennemis, ce qui est un facteur important de civilisation (le doux commerce à la place de la prédation violente). Les échanges avec les étrangers peuvent se multiplier rapidement permettant une production de masse (Labrousse). Le marché est une figure de l'universel. Surtout, il n'y a pas de cité sans marché. Le bourg c'est où se tient la foire. Dès ce premier niveau de complexité, de diversité, de division du travail, le marché est devenu indispensable. Il serait téméraire de penser qu'on puisse s'en passer dans nos sociétés surdéveloppés (je prétends même que l'écologie comme valorisation de la personne dans sa différence est un approfondissement de la division du travail!). À la base, un marché, c'est l'organisation de la connexion de l'offre et de la demande, leur circulation (colporteur) partiellement concurrentielle (le marché n'est pas "soumis" mais seulement "exposé à la concurrence" et sait s'en protéger souvent comme le montre Braudel).
Parfois la production et la distribution doivent être assurées par l'État, indispensable pour certains biens et lorsqu'il faut assurer la gratuité, une répartition uniforme ou, au contraire, une compensation. Mais pour le reste on en connaît les limites bureaucratiques, l'inertie, les gâchis, les corruptions, l'impossible planification, la perte d'autonomie.
Si l'on ne peut tout confier au marché (et les entreprises notamment sont organisées hiérarchiquement, pas en marché), on ne peut pas tout confier non plus aux hiérarchies même prétendues démocratiques. En bref, on ne peut absolument pas se passer, ni du marché (débarrassé de son idéologie), ni de l'État. Il faut plutôt qu'État et marché se corrigent l'un l'autre, tout en occupant chacun leur place même si elle doit être la plus minime possible. L'alternative n'est pas entre un tout-marché et un tout-Etat mais entre un marché régulé au profit des plus puissants et un marché organisé pour bénéficier à tous.
2. Réduire la place du marché : le travail et la vie ne peuvent relever du marché
Il n'y a aucune raison de "laisser faire" les marchés qui sont des moyens de l'échange. Nous devons exiger de les réguler (comme avec la Taxe Tobin), la spéculation financière et l'inflation boursière ne sont pas plus acceptables que l'inflation monétaire. Les discours sur l'impuissance à réguler une économie globalisée ne font que rendre un peu plus difficile ce qu'il faudra bien faire pourtant (FMI ou OMC protégeant ouvertement les profits des multinationales). Le politique doit primer sur l'économique et il doit y avoir des formes multiples de marché (les SEL sont un marché), des monnaies plurielles et toutes sortes de régulations pour mettre l'économie au service de la société car ce dont a besoin l'économie surtout, c'est de confiance dans l'avenir.
La première confusion à éviter est bien celle du marché et du libéralisme mais il faut tout autant distinguer les différents types de marché (financiers, marchandises, salariat, services) qui ne sont pas à traiter de la même façon. Ainsi, on ne peut identifier le marché du travail aux autres marchés. Ce que vend le salarié n'est pas son travail effectif, un produit fini, mais une subordination pendant un temps donné. Le marché du travail est basé sur la fiction du contrat de travail supposé égalitaire entre le salarié et l'employeur alors qu'on ne paye pas au salarié l'équivalent de ce qu'il produit mais seulement son temps de travail. Prenant la suite du marché aux esclaves, le salariat a gagné bien sûr de nombreuses protections alors que les hiérarchies ont perdu de leur arrogance, la domination n'est pas toujours sensible et le salariat laisse de larges zones d'autonomie mais il garde en son coeur la subordination et le productivisme dont aucune régulation ne pourra le protéger. Polanyi montre bien que c'est la réduction du travail à une marchandise qui déstructure la société, justifiant le sort indigne réservé aux plus pauvres (pas de pitié pour les gueux) et le mythe d'un marché auto-régulateur.
Les conventions collectives ont certes limité les dégâts mais elles n'empêchent pas que le travail, hors de périodes d'expansion, a toujours été un des marchés les moins protégés au nom du chantage à l'emploi. Les salariés ne peuvent être transformés en fonctionnaires. Plus grave, c'est bien le salariat qui empêche de réguler véritablement les marchés pour ne pas "menacer l'emploi".
Il faut donc offrir une alternative au salariat dominé qui est indispensable au capitalisme tout autant que l'extension de la marchandisation de nos vies. Il faut le dire clairement, tout ne peut être marché et nous devons commencer par abolir non pas le marché mais le marché du travail, cette réduction des personnes en marchandises. Fondamentalement, il faut exclure du secteur marchand les relations humaines dont le marché est la négation même. De même, on ne peut confier aux mécanismes du marché la protection du vivant (OGM), nos intérêts vitaux ou les connaissances humaines. Pour la circulation des biens, par contre, nous ne saurions nous passer d'un marché qu'il faut réguler au mieux de l'intérêt général et de la liberté de chacun. Polanyi préconise de réserver au marché les marchandises fabriquées pour le marché, ce qui exclut le travail, les ressources naturelles (la terre), et la monnaie.
3. Capitalisme, salariat, productivisme et dictature des marchés
Précisons. Mettre en cause le salariat capitaliste ce n'est pas attaquer les salariés pour lesquels nous voulons au contraire des droits nouveaux. De plus, le salariat ne désigne pas ici indifféremment tous ceux qui perçoivent un salaire, fonctionnaires ou artisans, mais du "capital qui utilise des salariés pour produire du capital (profit)". Le productivisme est simplement la nécessité du capital de produire du profit qu'il ne peut obtenir qu'en augmentant sans cesse la productivité salariale et le marché (il y a d'autres productivismes comme le capitalisme d'État soviétique mais il est moins structurel). La cause de l'extension du domaine marchand est bien le fait du capitalisme, pas de la loi du marché. L'augmentation de la productivité et le fait que le capitalisme doit toujours produire du profit, impliquent inéluctablement des licenciements, des crises et des fermetures d'usines (il n'y a pas à s'en étonner, on ne saurait l'interdire sans interdire le salariat).
Il y a bien sûr une difficulté dans l'identification du capitalisme comme système de production, économie-monde, avec le salariat come statut juridique de subordination. Le capitalisme déborde le salariat que ce soit par l'esclavage ou le capitalisme marchand, de même que le salariat déborde le capitalisme avec les fonctionnaires, les associations, les artisans. Cependant le capitalisme domine et détruit la société par le salariat (Polanyi) et le salariat est bien la base du productivisme et du mythe d'un marché auto-régulateur, d'une économie séparée (la revendication des sans-culotte déjà, d'une contrepartie de travail à tout revenu exige de tout marchandiser). C'est l'autre face du capital, de la détermination de la production par la circulation. Le capitalisme représente aussi un redoublement de la dépersonnalisation des marchés en opérant à distance et par grandes masses (Braudel). Plutôt que la concurrence et le marché, ce qui caractérise le capitalisme c'est le productivisme et l'irresponsabilité technocratique dont le salariat nous rend solidaire malgré nous.
Le capitalisme est une rente et la concurrence est son idéologie. La concurrence n'est donc pas ce jugement de Dieu invoqué par les libéraux (la sanction du marché) et si elle concourt bien à la régulation, elle n'est pas naturelle pour autant, encore moins parfaite, et doit être organisée, orientée. Cependant l'excès de concurrence a souvent des effets destructeurs et un coût disproportionné, les marchés étant dissymétriques (à l'avantage des plus mobiles), l'intensification des échanges marchands est aussi un facteur de "dérégulation" en soi, d'augmentation des inégalités et plus il y a d'échanges marchands, plus il faut les compenser. Il ne faut donc pas seulement faciliter la concurrence des marchandises mais encore savoir la tempérer.
Ainsi, le capitalisme utilise le marché mais ne s'y soumet pas vraiment, il le manipule, le monopolise (Perroux). Le libéralisme est son outil de propagande et son instrument de guerre pour pénétrer de nouveaux pays. La dérégulation, sous prétexte de modernisation d'anciennes rigidités, a instauré la loi du plus fort : le monopole du marché par des prix plus bas, la levée des protections nationales, la liberté du consommateur réduite au prix, la destruction de l'environnement jusqu'à mettre en cause notre santé.
La nouveauté du capitalisme est la séparation de la société, plus même, le retournement de la production contre la société elle-même. La théorie néolibérale est la théorie avouée d'une économie voulant former la société à sa convenance. Mais il y a des limites tout aussi matérielles et au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, c'est l'économie qui dépend de la société (Debord).
Le libéralisme n'a pas seulement pour fonction de camoufler les "avantages concurrentiels" des multinationales monopolistiques, justifier la disparition des activités traditionnelles et indépendantes. Il permet surtout de soumettre le salariat à la concurrence la plus forte. Les salariés sont les otages du Capital. Ce sont les salariés qui reçoivent en première ligne les effets de la dérégulation, c'est sur les hommes, le marché du travail encore, que ce marchandage est le plus insupportable. c'est pourtant toujours au nom des salariés, de leur dépendance, de leur emploi que le capitalisme impose sa volonté aux États. On ne pourra lutter contre la croissance, les pollutions, si on ne se libère pas d'abord de la dépendance salariale. Aujourd'hui toute atteinte aux intérêts du capitalisme est présentée comme une atteinte aux salariés car le salariat est bien l'autre face du capital. Pourtant il ne suffit pas d'être anti-libéral, ce dont s'accommode fort bien le capitalisme, nous devons être anti-productivistes, c'est-à-dire anti-capitalistes et donc offrir une alternative au salariat.
C. De l'esclavage à l'abolition du salariat
1. L'origine du travail comme domination
La plus grande confusion règne à propos du travail, de son origine, de sa définition entre essentialistes et historiscistes ; entre un travail qui est l'essence de l'homme et l'oisiveté père de tous les vices ; entre le dur devoir de gagner sa vie et la chance d'avoir un emploi. C'est au fond la même confusion qui permettait aux nazis de prétendre que le travail rend libre. Il faut commencer par y mettre un peu d'ordre.
On peut définir l'homme par son outil, par sa technique et donc, dans ce sens par le travail comme transformation du monde sans aucune différenciation des pierres taillées aux nouvelles technologies. D'un point de vue plus philosophique l'homme s'identifie à sa pratique, son activité, sa cause finale (Aristote) et si, pour lui, contrairement à l'animal, le monde existe et le constitue comme être-au-monde, c'est qu'il est un "configurateur de monde" (Heidegger). On peut même faire de la technique l'origine de l'homme, de sa domestication de l'Etre (Sloterdijk). Là encore, on évite de distinguer entre activité autonome et activité forcée. Il faut quitter le domaine des essences éternelles pour comprendre les transformations historiques du travail et d'abord son origine.
Décider de l'origine du travail est déjà décider de ce qu'il est, sans doute. La colonisation nous a habitué au fait que, non seulement toutes les sociétés ne connaissaient pas le travail, mais que la plupart des populations "primitives" s'y refusaient, n'y voyant qu'une contrainte inutile et se suffisant de couvrir leurs besoins journaliers. Il me semble qu'il faut partir de l'apparition du labeur au néolithique, c'est l'invention de l'agriculture, du labour, la fin du paradis des chasseurs-cueilleurs et la nécessité de "gagner sa vie à la sueur de son front" conformément à la Bible. Il semble incroyable qu'un certain nombre d'intellectuels prétendent dater le travail du XVIIème siècle, rejetant paradoxalement esclavage et travail de la terre hors de leur horizon, ce qui ne peut signifier autre chose que la réduction du travail au salariat. De même qu'il faut distinguer activité forcée et libre, il faut distinguer aussi l'origine du travail de la naissance du salariat.
Le travail commence, donc, avec le Néolithique, c'est-à-dire l'invention de l'agriculture. Il est intéressant de noter que travail, agriculture et religion naissent ensemble à une époque qui ressemble à la nôtre par son réchauffement climatique.
L'art des cavernes Franco-Cantabrique s'éteint vers -12000. C'est vers cette époque que des villages se constituent au Proche-Orient qui prépareront les véritables débuts de la civilisation et de l'histoire, puisque d'après la préhistoire la plus récente la diffusion de l'agriculture et de l'élevage se fera uniquement à partir de ce territoire, mondialisant, en même temps que leur nouvelle religion, les plantes et les animaux qu'ils y avaient domestiqués. De rares villages ont déjà existé, dès -30 000, sans autres conséquences apparentes sauf les villages troglodytes qui ont donné Lascaux.
S'il fait référence à la Bible, il n'utilise pas les mythes sumériens pourtant beaucoup plus anciens et qui éclairent singulièrement la naissance du travail comme service aux dieux, pour "gagner sa vie" dans un sens un peu différent de celui de la Bible. Les premières pratiques de l'agriculture se présentent selon cette tradition comme ne gagnant le droit de vivre qu'à produire la nourriture des dieux, cultivée d'abord uniquement pour les offrandes, pour le repos des dieux, apaiser leur colère.
La nouvelle religion se caractérise par des figures en prière (les orants), les bras tendus vers le ciel (dans l'Enûma elis babylonien, Marduk est célébré pour avoir "créé l'Incantation afin que les dieux s'apaisent" p646) ainsi que par des figurines représentant une déesse-mère, aussi terrible et capricieuse que le ciel sans doute ("c'était la Dame montée sur le puissant Aurochs céleste" comme est présentée Inanna à Sumer p27 Déluge descendant de sa montagne, Tu es la première, la déesse du ciel et de la terre), ainsi que des représentations du taureau que l'on retrouvera dans les religions cananéennes (Baal), Mésopotamiennes (Marduk), Égéenne (Minotaure) avec la pratique de corridas comme elles existent encore dans le sud de la France. Ce taureau, plus tard chevauché par le dieu de l'orage hittite, est, comme Zeus, celui qui rétablit la prospérité et arrête le cycle des destructions. On le retrouve dans le boeuf Apis Égyptien (Ptah mais aussi Hator), la vache sacrée Indienne (et la Mère des Dieux Aditi puis la Grande déesse Kâli), les rites de Mithra, etc. Ce qui frappe c'est son apparition avant sa domestication, avant l'agriculture. La domination du culte par une déesse rappelle aussi les cultes plus tardifs, d'Isis, de Cybèle, de Démeter, déesses de la reproduction, de la renaissance.
On a pu voir dans ce rapport à une divinité humanisée, la conscience de soi qui prend forme. En fait, si on se fie aux mythes sumériens, les déluges sont vécus comme une destruction par des dieux jaloux qui effaçaient leur création, âge après âge comme Kronos mangeait ses enfants. La solution donnée par le mythe est que les hommes n'échappent à la destruction qu'à servir les dieux (neter), travailler pour eux, à leur place (à la place de la nature) pour leur offrir des sacrifices. C'est plutôt cette notion nouvelle de dette originelle, de culpabilité, qui sera créatrice d'une conscience de soi, instituant un rapport de soumission où l'esclave ayant perdu sa "liberté" naturelle produit par le travail la puissante liberté humaine. La dette envers le sauveur et maître, instaurateur de l'ordre post-déluvien, serait fondatrice de l'histoire.
La faute engendre une série de conséquences où l'on croit reconnaître, à peine voilé par le langage symbolique, tout ce que l'étude de l'art et des techniques nous a déjà suggéré : un sentiment de finitude humaine ("nudité") répondant à un éloignement du divin désormais perçu comme inaccessible, la fin en corollaire d'une certaine facilité édénique dans la quête de subsistance et le début d'un travail "à la sueur du front" qui désigne explicitement dans le texte les débuts d'abord de l'agriculture (Caïn), puis de l'élevage (Abel). Tous ces traits caractérisant expressément la Révolution néolithique, il est difficile de ne pas envisager que c'est d'elle qu'il puisse s'agir.
Jacques Cauvin 265
A partir de cette première domination productive, de cette soumission aux lois de la nature, qui était pour beaucoup de peuples une transgression de l'ordre naturel, l'homme allait devenir peu à peu l'égal des dieux qu'il servait en façonnant la nature par son travail. L'agriculture a multiplié rapidement les populations et les richesses. Plus lentement, mais tout aussi sûrement, le travail réfutait la magie malgré les initiations alchimiques de l'âge du bronze, alors que l'accumulation de richesses provoquait bientôt différenciations sociales et guerres. Le paradis des chasseurs-cueilleurs était bel et bien perdu dès lors qu'il fallait gagner sa vie, soumis aux cycles agricoles comme à l'organisation de la cité. Mais tous n'étaient pas esclaves et les nouveaux maîtres récupéraient pour eux seuls l'humanité et la liberté perdue des tâcherons, souvent d'ailleurs en se proclamant fils d'un dieu.
Il est intéressant de comprendre en quoi consiste l'avantage reproductif de cette religion qui lui a permis de se répandre sur toute la Terre : c'est d'abord la constitution de stocks, pour les dieux, plus que l'augmentation de la consommation qui assure la survie dans les périodes de famine. Longtemps la religion exigera de grands travaux (jusqu'à plus de 25% du temps disponible d'après Pierre Chaunu). Le travail a donc servi dès l'origine à l'accumulation et les temples sont restés longtemps des sortes de banque centrale détenant le trésor d'une cité et assurant ainsi une véritable sécurité sociale. L'existence de riches accumulant les capitaux peut être considérée aussi comme une sorte de trésor dans lequel la société puisera à l'occasion. La richesse favorise enfin la division du travail, le travail virtuose. Cette division du travail est un facteur primordial de productivité mais aussi de dépendance du marché et de la société.
Il semble bien que la division du travail tout comme le marché soient inséparables de la Cité, d'une communauté de quelqu'importance, pour assurer la continuité des fonctions essentielles comme l'approvisionnement (l'invention de l'agriculture a multiplié la population par 10 et les premières grandes villes comme Ninive ont encore multiplié par 10 la population). La ville, la civilisation, accompagne l'agriculture depuis sa naissance (Jéricho). La sécurité apportée par la ville en renforce l'attrait face aux aléas de la vie sauvage (même si la mortalité y est en fait plus forte jusqu'au XIXème), mais la séparation de la nature que la ville incarne, y compris dans la colonisation de ses alentours paysans, ne fera que s'accentuer jusqu'à l'économie capitaliste se retournant contre ses producteurs en menaçant toutes les bases de la vie et de la société.
2. La puissance du travail
Nous avons fait l'histoire du travail mais il n'y a pas d'histoire sans le travail, sinon il n'y a qu'un monde de dieux, de forces magiques obscures. Le travail comme activité dominée est ainsi essentiel à notre conscience de soi, introduisant la séparation du vouloir et du faire. Les Juifs d'abord, avec leur religion d'esclaves, désacralisent le monde et instaurent le repos hebdomadaire (Shabat). Le travail rédempteur ne date pas des chrétiens mais bien des juifs, même si les monastères chrétiens participeront à la valorisation du travail (laborare-orare) avant qu'il ne soit considéré comme la source de la richesse des nations plutôt que la puissance guerrière ou la possession de la terre qui en tenaient lieu auparavant. Pour Marx, le concept universel de travail ne pouvait être conçu avant le salariat détachant le salarié de son activité et instituant un individu abstrait, sans qualités, qui vend son activité pure, sans contenu, son temps de travail, c'est-à-dire sa subordination.
On peut tirer pourtant de cette naissance du travail les mêmes conclusions que celles tirées par Hegel de la dialectique du Maître et de l'esclave. C'est par une pression extérieure (Les dieux, le Maître) que le travail, comme jouissance différée, activité originairement sociale et dominée, produit sa puissance et donne finalement sa revanche à l'esclave qui maîtrise effectivement le monde de son savoir acquis avec l'expérience. Le travail n'est pas une activité libre, et c'est justement cette contrainte, cet ajournement de la jouissance, qui en fait toute l'efficacité (technique, rationalisation). Il s'agit d'une séparation du sujet et de l'objet par la séparation du maître et de l'esclave, de l'esprit qui commande et du corps qui exécute (séparation qui se retrouve entre le travail intellectuel et le travail manuel). On pourrait comparer ce détour, qui est aussi celui de l'investissement, au cerveau lui même dont la performance adaptative est d'abord une inhibition du réflexe immédiat pour construire une stratégie à plus long terme beaucoup plus efficace (mais la souffrance durera tant que cette destination ne sera pas atteinte). Le travail dominé va plus loin dans la séparation de celui qui ordonne et de celui qui souffre, libérant ainsi toute la puissance de la subjectivité.
Il n'est guère réjouissant pour la suite de sembler être condamné à la domination ou à la domestication, mais ce serait une conclusion bien peu dialectique, car notre capacité même d'en prendre conscience témoigne du fait qu'on est sans doute à la fin du néolithique et plutôt en position de récolter le fruit du savoir sans en payer le prix dans ce monde sans maître. Nos dirigeants ne sont plus que des fonctionnaires, des technocrates, pas des dominants et, du même coup, autant sinon plus que nous, dominés par une sorte d'esclavage médiatique qui sonde jusqu'aux âmes. Par contre le moindre travail exige maintenant une autonomie qui a déjà entamé toute hiérarchie. La domination n'est plus de mode (de production), restent des contraintes d'autant plus insupportables qu'elles ne sont plus productives (les entreprises d'informatique répandent le plus souvent des pratiques très libres nécessaires à la programmation).
Il n'en reste pas moins que le travail se distingue originairement d'une activité libre, s'en sépare comme discipline sous la contrainte de la domination ou de la technique. Avant de prétendre dépasser cette distinction, il faut bien en mesurer les enjeux historiques.
3. Activité ou travail, Maître ou esclave
Le Maître vient toujours après l'esclave. Il prend place dans un mode de production nouveau, ce n'est pas la grandeur du maître qui fait l'infériorité de l'esclave, c'est l'impossibilité de se passer de l'esclavage comme mode de production, pourtant peu connu des Egyptiens (tous n'étaient-ils pas esclaves des prêtres qui organisaient l'économie, construisaient les temples, les pyramides pharaoniques comme s'il y avait déjà du travail en trop ?) mais les peuples indo-européens, qui pratiquaient l'élevage nomade, rabaissaient leurs esclaves au rang de "bête-à-deux-pieds" valorisant les véritables hommes comme guerriers et chefs (aristos, aryens, les meilleurs) au-dessus des nécessités du travail car prêts à risquer leur vie.
Il y a donc quelque escroquerie à identifier le travail avec l'activité, et, sous prétexte que tout homme doit s'épanouir dans une activité, le forcer à un travail dégradant. Cela ne veut pas dire qu'on ne pourrait tirer véritablement les conséquences de notre besoin d'activité. Depuis les années 40 on sait bien que pour les fous, les malades ou les chômeurs inactifs, le travail est souvent la meilleure thérapie (ergothérapie). Contrairement à ce qu'on dit, c'est une raison pour changer le travail, pas pour forcer quiconque à faire n'importe quoi.
On peut partir, de la distinction actif/passif qui recouvre d'abord l'opposition Maître/esclave (dominant/dominé). Aristote qui avec les quatre causes centrées sur la cause finale théorise le bien comme le plaisir de l'action réussie, refuse de reconnaître comme un homme véritable celui qui reste sous la domination de la nécessité, car pour être homme il faut être libre, raison qui conduit le corps (l'esclave, pour lui, a besoin d'un maître car il ne se domine pas lui-même, témoignant à quel point la justification idéologique d'un mode de production rend aveugle les plus clairvoyants). La liberté du Maître est active, il ordonne, s'appliquant à l'esclave qui exécute passivement. On voit pourtant aussitôt qu'il y a un paradoxe à dire l'esclave passif alors que c'est lui qui fait tout ! Il faut bien comprendre que les rapports sont dialectiques, s'inversant sans cesse. Ainsi, l'opposition de l'activité du maître au travail de l'esclave n'empêche pas que l'activité du maître comporte bien des aspects serviles ou routiniers et que le travail de l'esclave comporte créations et projets. De même pour la suite. Mais déployons ces oppositions.
Reproduction sociale |
reproduction du corps
de la force de travail |
Valorisation objective
reproduction des marchandises |
|
Actif
Maître Activité (libre) Skolé, otium, loisirs Culture, ambition, amour jouissance relative |
improductif
reproduction nécessaire |
Esclave Travail (contraint) |
productif
échange dominé |
L'activité libre et la consommation ne sont pas hors des contraintes de la reproduction sociale mais incarnent leur individuation, leur intériorisation alors que le travail est la sphère des contraintes subies, de l'activité dominée, de l'extériorisation des contraintes, d'une exploitation où le sujet ne s'y retrouve pas. C'est ce qu'on appelle l'hétéronomie, qui s'oppose à l'autonomie. Mais le travail lui-même est de plus en plus envahi d'activités libres et d'autonomies concrètes induisant des processus de socialisation devenus indispensables à la production. C'est cela qui constitue aujourd'hui la revendication d'un travail comme exigence de participation au lien social. Cela ne doit pas effacer la différence entre le travail contraint et l'activité libre, leurs productivités réciproques, leur différence ontologique. Ainsi, les activités de formation et de communication ne devraient pas être considérées, de ce point de vue, comme du travail, mais les cartes sont brouillées désormais car le savoir fait partie de la production qui demande de plus en plus d'autonomie à ses techniciens, tandis que le pouvoir se réduit désormais au commerce (on a un président VRP). C'est bien la spécificité du travail qui est en jeu, sa séparation de la vie.
Il faut remonter à l'origine du travail comme travail dominé, hétéronome pour prendre la mesure de la révolution informationnelle qui brouille l'opposition entre travail subordonné et activité autonome. La division du travail qui est une des sources principales de la productivité peut désormais s'approfondir comme travail virtuose et valorisation des compétences particulières sans devoir être contrainte, ni simple parcellisation ou répétition. Il faut remonter à la distinction du Maître et de l'esclave qui s'efface désormais pour prendre la mesure d'une société post-salariale qui pourrait réconcilier le travail et la liberté, la production de valeur avec la valorisation personnelle, là où il n'y a pour l'instant qu'une confusion de plus en plus envahissante.
On doit, reconnaître à la fois l'aliénation du travail dominé (et ne pas se contenter du travail de l'esprit comme Marx le reproche à Hegel) mais aussi les formidables possibilités du travail humain. C'est la seule façon de le dépasser. Il faut dénoncer les conditions de travail actuelles, tout en ayant conscience de la capacité du travail à rassembler des hommes autour d'un projet. Lorsque le chômage fait du travail un droit (un lien social), un pouvoir et non plus un devoir, on peut penser que la fin du travail dominé s'annonce au profit d'une activité sociale plus autonome et écologique. Le travail des femmes était déjà clairement la revendication d'une autonomie indispensable et pas seulement financière, travail choisi (pour certaines au moins). Avoir des obligations sociales délivre des obligations domestiques. Les théories marginalistes, du travail opposé aux loisirs, ne sont plus pertinentes, si elles l'ont jamais été, lorsque le travail est posé comme désirable, comme dimension humaine et statut social, lorsque la contrainte n'est plus une domination dégradante mais l'honneur d'une responsabilité assumée.
4. Capitalisme, salariat et valeur travail
S'il ne faut pas réduire le travail au salariat, celui-ci en constitue bien une évolution décisive, rapport social constituant du capitalisme et mesure de la valeur d'échange comme temps de travail, base de l'individualisme et source de la richesse après la force ou la peine, voire le sacré. Nous sommes bien dans une société salariale, ce qui veut dire une société capitaliste et marchande.
L'abolition de l'esclavage et du servage au profit du salariat illustre la dissolution des anciens liens de dépendances. C'est un progrès substantiel de la liberté. Mais ces liens de domination restaient encore des rapports de personnes et comportaient des devoirs de la part des Maîtres. Ainsi lors de l'émancipation des esclaves, on a pu voir d'anciens esclaves se révolter contre leur ancien maître qui ne voulait plus les prendre en charge. Le salarié n'est à personne et cette liberté ne va pas sans risque laissant l'individu isolé. Le rapport salarial se transforme, par la fiction du Droit (du contrat de travail prétendu égalitaire) en simple rapport marchand, d'objet à objet, de force de travail à salaire sans autres engagements personnels. Le travail salarié n'est plus seulement dominé, il est d'emblée pris dans l'échange, dans la substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage, ce que Marx appelle le processus de valorisation. C'est ainsi que le salariat instaure la concurrence de tous contre tous par la négation du lien humain dans un rapport juridique abstrait de pure quantification, détaché de la valeur produite.
C'est bien sûr la base matérielle qui est décisive, la productivité du travail. C'est la productivité du capitalisme qui assure sa domination anonyme et rationnelle (Le bon marché des marchandises est la grosse artillerie qui abattra toutes les murailles de Chine comme dit Marx). La base matérielle du capitalisme n'est ni la machine à vapeur, ni l'électricité, ni l'informatique, sa base matérielle est le salariat lui-même, c'est-à-dire non pas une invention objective (comme en Chine, pour nombre d'inventions) mais un rapport de production, une pratique effective, se substituant à l'esclavage sous la forme d'une valorisation du temps de travail. Ici encore on peut dire que c'est le salarié qui fait le capitaliste.
La théorie économique ne tarde pas à s'en apercevoir puisque A. Smith déjà prétendait que "le travail est source de toute richesse" alors que l'évidence première serait plutôt que seul le commerce peut rendre riche (le capitaliste ne produit pas, il achète de la force de travail et vend des marchandises). Ce qu'il aurait dû plutôt dire c'est que le salariat est la condition de l'accumulation du capital et de son productivisme.
En effet, il faut pouvoir produire une plus-value grâce au capital (aux machines, aux innovations), c'est-à-dire produire plus à travail égal, sans faire profiter le salarié, payé au temps de travail, de cette productivité supplémentaire récupérée par l'investisseur capitaliste (le fordisme incitait au partage pour dynamiser la consommation et l'efficacité).
Le contrat salarial supposé égalitaire entre patrons et ouvriers est basé sur la concurrence des travailleurs, constitués en marché du travail. Donner une valeur de marché au temps de travail, c'est le déconnecter de sa productivité effective récupérée par l'employeur, c'est aussi réduire déjà le produit à sa valeur d'échange et le travailleur à sa valeur de reproduction. Cette abstraction universalise matériellement l'échange marchand comme équivalent de temps de travail moyen. Le travail devient source de richesse lorsque le coût de reproduction d'une marchandise, sa valeur-travail, peut bénéficier d'une innovation qui en baisse le temps de travail nécessaire et fait donc profiter le capitaliste de la plus-value obtenue, jusqu'à ce que cette innovation se généralise et que la concurrence baisse les prix. Encore une fois, un marché parfait ne marcherait pas. C'est à chaque fois les différances (les retards), les dissymétries dans l'information, les rigidités et les paris sur un avenir incertain qui permettent le profit de l'investissement.
L'important est de voir que ce productivisme du capitalisme ne consiste pas tant à satisfaire des besoins, à produire des marchandises mais à produire du profit. C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a des crises économiques : lorsque la production n'est plus rentable.
5. Du chômage à l'abolition du salariat
Cette institution du salariat qui tient lieu de statut social (voir Kojève) n'a pourtant de sens, en tant que marché du temps de travail, qu'à vendre une force de travail. C'est très différent quand il s'agit de résolutions de problèmes où la solution ne dépend pas du temps passé, le travail s'identifiant alors à une responsabilité (la pratique des stocks options en est un symptôme, une sorte de paiement sur objectifs). On peut ainsi penser que le salariat a fait son temps, et le capitalisme par la même occasion (il est frappant de voir des "marxistes" défendre le salariat menacé).
On assiste donc bien à la crise du salariat, pas à la fin du travail. Malgré l'informatisation et la place de plus en plus grande de la communication, il y a encore échange matériel de marchandises et de travail effectif dans le processus de valorisation, un nouveau système de production s'établit au-dessus de l'ancien, il ne l'abolit pas mais le réoriente, change l'équilibre entre facteurs subjectifs et objectifs dans la production de valeur.
Lorsque Keynes en a montré la dimension monétaire, inspirant des politiques efficaces, on ne peut plus considérer le chômage comme un "non-travail volontaire" mais comme une "production non-solvable", dépendante des variables de l'économie plus que de la capacité de chacun (les théories de l'équilibre ou de la régulation ont une certaine nécessité abstraite mais sont contredites par les cycles économiques). Ce qui apparaît comme manque de travail salarié n'est qu'un manque de ressources et d'un statut qui ne nous rabaisse pas à la simple existence concédée et toujours en dette.
Ce n'est pas le chômage actuel qui annonce une fin du travail qu'une période de croissance prolongée pourrait résorber. C'est la transformation d'une économie mondialisée, d'un marché fermé et informatisé, de techniques immatérielles qui ont déjà profondément transformé le travail et qui accentuent de plus en plus la pression sur un statut de salarié devenu inadapté. La flexibilité est sans doute plus décisive à long terme que le chômage qui est un phénomène temporaire, cyclique.
Car dans cette société dominée par l'économie, tout le monde n'a pas sa place : il faut être flexible, s'adapter au marché, aux besoins de la production, aux fluctuations de la demande. Il faut adapter nos apparences et nos désirs, notre "personnalité". Nous sommes entrés depuis peu dans une "économie de la demande" (véritable société de consommation) en passant de l'économie de la standardisation de masse à l'économie du produit personnalisé (voir La place des chaussettes).
Le salarié est sommé de s'adapter à cette nouvelle nécessité. Mais cette précarité montante de notre vie de producteur nous prive d'avenir tant que le statut de salarié n'est pas dépassé. Le revenu d'existence est un remède à cette précarité et il doit déboucher aussi sur des contrats d'activité accordant souplesse et sécurité, assurant un véritable statut social "au-delà de l'emploi". Ces perspectives annoncent la fin du salariat et de son productivisme en baissant la concurrence salariale et en favorisant des activités libres.
La transformation actuelle du travail se produit au moment où toute la société, femmes comprises, est prolétarisée, salariés ou chômeurs, comme si le capitalisme avait terminé son oeuvre de destruction de la société et de libération des anciens liens de domination. Car, répétons-le, vouloir réduire le travail au lien social, et le lien social au travail, c'est exprimer qu'il est devenu un pouvoir et non plus un devoir, quittant la sphère de l'activité contrainte (nécessité ou domination).
Dès lors, il ne s'agit plus de créer de nouveaux emplois salariés, un travail fictif mais contraint. Il faut abolir le salariat quittant le processus de valorisation au profit du produit et de la fonction. Sortir du salariat, ce n'est pas supprimer le marché et bureaucratiser l'économie, c'est supprimer la concurrence entre les salaires, la notion de productivité au profit du produit lui-même qui n'est plus seulement une marchandise. La fin du salariat n'est pas la fin du travail et le règne d'une paresse qu'on suppose à ceux qu'on force à travailler mais un développement humain, la valorisation de la personne.
La période passée se caractérisait par le cumul considérable de ces trois facteurs qui ne se traitent pas de la même façon. Chômage frictionnel et chômage classiques dépendent de données structurelles mais c'est le chômage keynésien qui en détermine la masse finale. A un certain niveau le chômage est une menace pour la totalité de la société.
1. L'Empire (mondialisation, déficits budgétaires)
Du Japon après 1945, au Plan Marshall contre le communisme assurant la prospérité européenne, puis le Vietnam produisant l'inflation et maintenant l'OMC assurant la mondialisation, nous vivons sous une hégémonie américaine surconsommatrice et à son plus haut, rattrapée désormais par l'Europe en productivité et diplômes bien que les USA profitent encore à plein de leur avance dans l'informatique et de leur progression démographique. Nous subissons encore la pression de la politique de relance de Reagan qui réussit aux USA (baisse des impôts, augmentation des dépenses militaires, déficit budgétaire) mais devait attirer les capitaux étrangers, ce qui poussait en retour à l'amélioration de la rentabilité des investissements partout, c'est-à-dire une augmentation de la part du capital par rapport au travail. Cette pression n'est plus tempérée par le soutien des USA aux régimes étatistes considérés, au moment de la guerre froide, comme des remparts contre le communisme. La besoin de financement externe, ainsi que la sur-consommation américaine ont donc été décisifs dans l'accélération de ce qu'on appelle "la mondialisation", mais aussi la domination américaine des secteurs de la communication. L'augmentation des échanges externes provoque inévitablement un accroissement des inégalités internes et une moindre solidarité sociale. L'exportation est d'abord une externalisation, une négation du global (nation ou planète). Il se trouve qu'elle rencontre désormais rapidement sa limite planétaire, un marché saturé (qu'on ne peut plus inonder de produits en chaînes mais auquel on doit s'adapter en flux tendu); et la baisse généralisée des coûts salariaux finit par provoquer mécaniquement une récession mondiale. La mondialisation est dans quelques secteurs limités un facteur de chômage classique (textile) mais la pression sur la rentabilité des capitaux est surtout producteur d'un chômage keynésien en dehors des États-Unis. En théorie, il suffit d'injecter des liquidités dans l'économie pour résorber ce chômage comme Hitler, sinon le New Deal, en ont fait la preuve par leurs grands travaux (mais rien ne vaut une bonne guerre !). Il y a pourtant une limite. On ne refait pas si facilement ce qu'on a défait.
2. Les élites de l'Euro (Franc fort, rigueur budgétaire)
Cette ouverture du marché américain des capitaux a rencontré, chez nous, l'intérêt des possesseurs de capitaux (vieillissement de l'économie et du corps électoral, les retraités vivent mieux que les salariés depuis 15 ans). En France l'économie est encore fortement étatisée, c'est-à-dire aux mains de hauts fonctionnaires qui ont démontré très souvent leur incapacité et n'ont fait qu'épouser encore la cause des rentiers sous couvert de garder notre rang international et de coller au Mark. Pour ne pas avoir de l'inflation, qui est leur véritable interdit, il faudrait tolérer, donc vouloir du chômage qui fait pression sur les salaires et permet en même temps d'obtenir les gains de productivité exigés des salariés. La traduction politique de cette classe sociale est bien la rigueur budgétaire de l'Euro et du Franc fort avec une inflation proche de zéro, donc en fait déjà une récession compte tenu du progrès technique, et dans un contexte de compression de la demande par l'arrivée des classes creuses après le baby boom de l'après-guerre. Les rigidités étatiques génèrent aussi un chômage classique qui n'est pas négligeable mais n'explique pas le niveau de chômage. On peut ajouter à ce contexte concurrentiel le retard pris dans la réduction du temps de travail. L'essentiel reste que les politiques suivies après Mai 68 ont généré volontairement un fort chômage keynésien.
3. La révolution informatique (rigidité étatique, conservatisme social, éducation)
L'informatique n'est donc en rien responsable du chômage qui est fondamentalement keynésien, la masse des chômeurs devant surtout peser sur l'inflation. Son rôle est pourtant essentiel de porter un potentiel de productivité immense disponible (donc un chômage classique pour ceux qui n'y ont pas recours) ainsi qu'une discrimination éducative plus forte qu'avant, c'est-à-dire un chômage frictionnel très important, impossible, lui, à résorber rapidement. Les possibilités de l'informatique n'ont pas été exploitées tout de suite. Elles ont été mises en oeuvre à grande échelle quand elles ont rencontré les intérêts des possesseurs de capitaux (retraités, mafias et investisseurs institutionnels réunis). La rationalisation technique se serait faite de toutes façons mais la rapidité d'adaptation est exigée pour des profits à court terme (c'est la ruse de l'histoire). Une fois le processus enclenché pourtant, l'automation et la civilisation de l'information sont un changement fondamental, abolissant le travail non qualifié, passage de la force de travail à la résolution de problèmes. Le temps de travail n'est plus une mesure pertinente, les gains de productivité sont désormais surtout un enjeu de formation. La rapidité d'adaptation suffit à augmenter le nombre des exclus, mais c'est aussi la pression sur le producteur qui devient de plus en plus insupportable à mesure que la production se règle sur l'information obtenue du consommateur (flux tendus), condamnant ainsi le producteur à la précarité. Cette accélération demande des adaptations urgentes, une redéfinition de la citoyenneté et de la place de l'économie dans une société informatisée, d'abondances et de misères mal partagées.
4. Profiter de la crise
Le chômage a donc sans doute été voulu, du moins accepté, par les privilégiés du régime. Ce n'est pas l'effet de la seule technique mais bien de la volonté de certains, de la séparation des intérêts dans une société qui se défait. Les raisons macro-économiques de la crise pèsent surtout sur la croissance mais, pour des raisons écologiques c'est-à-dire humaines, on ne peut plus soutenir la croissance dans les pays développés sur-consommateurs. Il faut au contraire profiter de la crise : c'est la gestion d'un monde sans croissance, avec un travail limité, qu'il nous faut expérimenter dès maintenant. La situation de chômage que nous connaissons encore et qui cumule les trois formes de chômage, montre paradoxalement que notre société riche peut réduire sa production et financer un revenu inconditionnel adapté à un monde de la formation permanente et de la complexité. Il suffit de reconstruire la solidarité au lieu de renforcer la concurrence de tous contre tous. Il ne s'agit pas d'accepter n'importe quel travail, d'inventer des activités imaginaires ou de nouvelles contraintes ! Un retour à l'esclavage, tous les pauvres réduits à être domestiques. Il faut le répéter, il y a une mutation de civilisation que nous devons assurer, toutes les conditions sociales sont réunies. Aujourd'hui, la revendication ne peut plus être raisonnablement "un travail pour tous" mais seulement "un revenu pour tous", et donc d'abord l'augmentation des minima sociaux.
En situer le coeur n'est pas tout dire et Marx se rendait bien compte qu'on n'en avait jamais fini avec la description des mécanismes du Capital. Il ne s'agit pas, en effet, d'un problème théorique mais d'une situation historique (voir plus haut, note 1). Loin du fait que le capitalisme puisse être un état naturel, c'est le résultat d'un long processus d'accumulation de capitaux et de connaissances. Les conditions du Capitalisme (soumission de la production à la circulation), sont au moins :
- L'existence d'un marché mondial (supra-Etatique), voir
Wallerstein.
C'est-à-dire qu'il faut des États mais ouverts au commerce
extérieur représentant la totalité de l'économie-monde,
de la circulation, au-dessus des États.
- Et donc de la monnaie, de la valeur d'échange,
principe d'équivalence des marchandises (au début l'étalon-or)
- L'accumulation et la concentration du capital marchand
- Mais aussi la concurrence des capitaux entre eux, ainsi qu'une
limitation de cette concurrence
- Le travail salarié (ou le travail dépendant)
et donc la privatisation des terres communes mais aussi le Droit nécessaire
au contrat de travail et la mesure de la valeur-travail par sa durée
(base de l'équivalence des marchandises, leur substance commune
pour le machinisme et l'horloge).
- La science, la technique, les ressources naturelles et sociales (externalités)
appropriées par l'investissement pour accroître sans cesse
la productivité du travail salarié.
- L'extension enfin des marchés et de la masse monétaire
(crédit, expansion, redistribution) accompagnant la croissance de
la production.
En faisant l'énumération de ces conditions du productivisme capitaliste, on pose aussi bien ses limites. Ainsi, il ne peut y avoir de Capital universel, ce qui supprimerait la concurrence des capitaux entre eux, alors que c'est cette concurrence qui pousse à l'augmentation constante de la productivité, à la mobilisation d'externalités encore non-exploitées. Il ne peut pas plus exister une concurrence parfaite décourageant toute initiative, Internet est peut-être ici une limite en supprimant les délais de réponse dans un marché presque parfait. Une autre limite est bien l'existence de ces externalités qui ne sont pas inépuisables et qu'il faut protéger ou reproduire. "A l'origine, les dons de la nature sont abondants et il suffit de se les approprier" p290, c'est ce qui constitue la rente capitaliste, l'appropriation de l'inappropriable, mais il y a une limite planétaire écologique. Moins visible mais tout autant problématique pour le salariat et le capitalisme, la crise de la mesure ne permet plus d'exprimer la valeur en temps de travail. Enfin il ne peut y avoir de Capitalisme si un véritable État planétaire contrôle le marché mondial (Wallerstein) car il ne sera plus possible de s'approprier indûment ces externalités qui sont un autre nom pour ce qui est bien commun. Cela ne veut pas dire que le capitalisme pourrait fonctionner sans l'existence d'États garantissant les dettes et les inégalités au nom du Droit et de l'équivalence. Plusieurs tensions participent à la dynamique du capitalisme : État national-marché mondial, valeur d'usage-valeur d'échange, salaire-produit, concentration-concurrence, public-privé, équivalence-inégalités, entropie-différenciation, innovation-inertie. Ces tensions dialectiques constituent des oscillateurs déterminant les pôles du cycle économique de l'économie-monde capitaliste. La véritable limite de cette domination de la circulation semble bien son achèvement dans la mondialisation du marché et de la division du travail.
Il ne faut pas confondre les différents types de marché : marché financier, marché des biens et marché du travail n'ont pas du tout le même rôle. Le marché financier étant le plus mobile, c'est celui où la concurrence pourrait être la plus parfaite mais, trop de concurrence tue la concurrence. La concurrence représente surtout pour le capitalisme l'abrogation de l'ordre féodal, l'ouverture des marchés, l'universalisation des droits commerciaux mais pas du tout un ordre idéal et transparent. La concurrence signifie une suppression de barrières et non pas une communication généralisée ni un principe entropique permettant d'homogénéiser des différences à la longue. Il y a bien homogénéisation des marchandises et des cultures mais il y a aussi une augmentation des inégalités qui se creusent. La principale limite à la concurrence dans le capitalisme consiste dans la concentration des capitaux qui est un facteur de puissance générant des rentes de situation, et d'abord celle du propriétaire des moyens de production par rapport au salarié. Seuls les capitaux de taille équivalente se font concurrence dans une fourchette de profit donnée qui doit augmenter avec la concentration. La concurrence est tellement loin d'être parfaite qu'elle se réduit souvent à deux (on appelle cela la "loi des deux"), quand ce n'est pas au monopole, en considérant que l'idéal est une répartition 60/30/10 entre 3 concurrents ! Même pour le salariat, la concurrence est le plus souvent limitée à une catégorie précise de la population. On ne peut ignorer les rigidités sociales, syndicats, réseaux, contraintes, institutions. Les autres limites à la concurrence sont la dissymétrie de l'information (publicité), l'inertie des structures et la mobilité relative des acteurs, mais l'État garde aussi son rôle de protection de la classe dominante et des rigidités sociales que l'impôt souvent renforce. La concurrence sauvage ne vaut pas mieux. Les crises montrent le caractère auto-référentiel, s'entretenant lui-même et donc pas du tout entropique des marchés (lois du Chaos). Les euphories spéculatives sont souvent caricaturales. L'entropie et la rationalité ne sont pas notre seule réalité qui connaît des divergences sensibles à partir des conditions initiales (comme un ouragan qui se forme, un fleuve qui se creuse, un réseau qui se renforce de sa fréquentation). Plus de concurrence n'améliorerait pas forcément les choses. Si la généralisation des marchés et de la concurrence produit les plus grandes inégalités c'est bien qu'on y perd quelque part, c'est bien que l'échange est inégal sous une fausse équivalence et un semblant de concurrence. "Quand on parle des compensations par la concurrence, on suppose qu'il y a toujours quelque chose à compenser, donc que l'accord n'est que le résultat du mouvement tendant à la suppression du désaccord" p492. Cet échange inégal basé sur ce que Marx appelle exploitation et plus-value, nous l'appellerons une rente, pour en généraliser la fonction et différencier ses formes, mais nous verrons que cette rente doit être temporisée, déterminant les différentes phases du cycle. Le processus capitaliste peut ainsi être décrit comme un cycle de la rente ou de la rentabilité, limitant la concurrence en milieu ouvert.
Comme Schumpeter l'a bien montré, l'équilibre général de Walras est statique et ne peut rendre compte de l'évolution cyclique du capitalisme, ni même du profit qui est impossible en circuit stationnaire. Introduire l'entrepreneur et l'innovation est donc nécessaire mais c'est encore insuffisant, de l'ordre de la justification idéologique car d'une part c'est rarement l'innovateur qui en tire profit plutôt les investisseurs, d'autre part l'innovation est le mythe qui renforce les positions acquises pour le restant du cycle. C'est le déséquilibre qu'il faut introduire d'abord. A l'inverse des théories de l'équilibre ou de la main invisible des marchés, il faut comprendre, en effet, le capitalisme comme rente de position plutôt que par la concurrence ou l'industrie (Braudel). Innovation, productivité et concurrence ont certes un rôle indispensable mais limité, imparfait et temporaire comme barrière d'accès protégeant la position de rentier.
La généralisation au concept de rente (terme sans doute contestable mais renvoyant à un rapport de force ou un privilège garanti par le droit et le marché) permet de penser la continuité et la permanence du capitalisme marchand et de la rente foncière dans le capitalisme industriel (le Capital unifie production et circulation). La rente est toujours ce qui assure la reproduction des rapports de production (inégalités et dominations). On ne peut s'arrêter à la lutte des classes, au rapport capital/travail mais il faut prendre en compte tous les relais de la division sociale, le soutien de catégories sociales privilégiées, ce que Jean-Claude Milner appelle le sursalaire, prix de la domination. Le marché du travail ne favorise pas les solidarités mais plutôt la concurrence et la recherche de distinctions. Le rapport capital/travail détermine le niveau des profits et peut avoir un rôle dans la dépression qui a pourtant surtout des causes sociologiques, ce n'est pas ce qui met en cause le système lui-même, mais plutôt ce qui assure son équilibre. Un rapport de force trouve toujours son équilibre, c'est le principe du marché, et aucune domination ne dure si elle ne rencontre un soutien intéressé. D'un point de vue critique, de contestation du système comme d'intérêt général, ce qui est déterminant c'est plutôt la division entre gagnants et perdants, collabos et résistants, la position de dominé et la culpabilité du dominant. "Toute société implique des phénomènes de domination qui sont analysables à partir de la construction des différences de ressources que sont susceptibles de mobiliser ceux qui interagissent" Offerlé, Sociologie des groupes d'intérêt, 146. C'est donc affirmer le privilège du sociologique sur l'économique (du capital symbolique sur le capital financier) et réfuter le mythe de l'autonomie des marchés, donc l'existence de l'économie comme jeu de règles abstraites.
Surtout le concept de rente va nous permettre de dégager un cycle type plus réaliste que les représentations idéologiques et s'appliquant à différents niveaux, micro ou macro économique, notamment les cycles longs de 60 ans, cycles de l'innovation appelés cycles de Kondratieff. Le caractère temporaire de cette rente est une réinterprétation de la baisse tendancielle du taux de profit ramenée à un phénomène cyclique, conformément au Marx des Grundisse, différencié mais analogue du cycle de la plus-value. C'est ce que les néo-classiques marginalistes appréhendent par la loi des rendements décroissants s'opposant aux économies d'échelle.
Ainsi, plutôt que de supposer une concurrence parfaite et l'égalité
du prix avec la valeur-travail, nous supposerons l'inégalité
des prix et de la valeur qui ne vont s'égaliser qu'après
un certain temps de réponse des marchés. Ce délai
est dû à une concurrence et une information imparfaite (dissymétrie
des marchés) autant qu'à l'inertie devant l'innovation ou
au temps de propagation d'une nouvelle technique (formation). Ce délai
temporel, indispensable au profit capitaliste, est ce qui constitue le
cycle de la plus-value, comme rente temporaire dont le cycle de Kondratieff
parcourt les différentes formes, mais il est couplé aussi
avec les cycles démographiques caractérisés par le
délai entre conception, investissement immobilier et participation
à la production (baby boom 1944, papy boom
2004).
Pour Richard Easterlin (Birth and Fortune) les cycles alternent
générations creuses et générations nombreuses,
les générations creuses connaissant le manque de main d'oeuvre
n'hésitent pas à faire des enfants alors que les générations
qui ont plus de difficultés à trouver du travail sont moins
fécondes (à partir de 1965 début
du Baby Krach). Notons que les cycles démographiques ont tendance
à s'allonger alors que les nouvelles communications réduisent
le cycle de la plus-value. Comprendre les différentes phases du
cycle permet de comprendre que, selon le moment du cycle, ce ne soit pas
la même stratégie qui est dominante, ni les mêmes vérités
qui ont cours, ni les mêmes politiques économiques qu'il faut
mener. La question à poser est celle de "l'avantage concurrentiel"
dominant à une période donnée du cycle.
On passe enfin d'une rente de mobilité à une rente de propriétaires comme les chevaliers du risque deviennent seigneurs exploitant leur domaine par les privilèges d'une noblesse acquise au nom de leurs exploits passés. A partir de 1750 Quesnay et les physiocrates (Turgot 1778) vont ainsi privilégier la rente foncière et l'amélioration des sols comme unique richesse, exigeant une valeur matérielle, alors que l'invention du métier à tisser et la première manufacture (Oberkampf 1759) préfigurent déjà l'industrie naissante. Locke justifie les bienfaits de l'appropriation privée pour la valorisation sociale alors qu'Adam Smith élabore la théorie de la valeur-travail dès 1776, qui est la théorie du passage de l'esclavage à la machine (fiction nécessaire au capitalisme industriel d'une valeur objective, une substance commune de l'échange qui consiste, pour l'industrie, dans l'équivalence du temps de reproduction). La Richesse des nations passe ainsi de la matérialité du sol à l'activité des hommes pour autant que cette force de travail est devenue salariée et propriété du Capital. La privatisation des terres communes ainsi que le coût des machines élève la barrière d'accès au travail indépendant, livrant les prolétaires, dépossédés de tout moyen de vivre, à la dépendance des employeurs capitalistes.
La position de rentier, de capitaliste propriétaire dans ce que j'appelle l'économie de l'offre, se caractérise d'abord par une réserve de productivité et d'intensification du travail ainsi qu'une extension du marché, amplifiée par la reprise démographique (ainsi que de l'immobilier) et favorisant la logique purement quantitative des économies d'échelle, mais aussi mécaniquement la baisse de la plus-value comme du taux de profit, débouchant alors que la population stagne sur une attitude protectionniste voire agressive pour préserver ses avantages dans un marché qui se rétrécit. L'État est sollicité, participant à une baisse des coûts (dégraissage et plan qualité) qui devient inévitable pour sauver les "meubles", c'est l'épuisement de l'innovation. La rente se réfugie dans l'immobilier retrouvant le plus vieux réflexe jusqu'au krach de la bulle immobilière. Ensuite il devient nécessaire pour garder une rente de position d'entrer dans des concentrations monopolistiques relayées par l'État (Capitalisme monopolistique d'État, rentiers actionnaires et retraités), facteurs aussi de financiarisation et d'immobilisme, qui finissent pourtant par redonner l'avantage à la mobilité afin de commencer un nouveau cycle d'innovation.
Au-delà de cette position passive du rentier en bout de course, qui se réduit au simple rapport de force, la rente peut s'interpréter comme une captation des externalités positives, une privatisation des biens publics ou l'exploitation de ressources communes : que ce soit la terre pour la rente foncière, la technique et la science pour l'innovation ou bien les infrastructures, la formation des travailleurs dont bénéficient les industriels ou même l'intervention directe de l'État pour protéger les grandes entreprises et les rentiers (en luttant contre l'inflation par exemple, au risque du chômage, ou en baissant les impôts), sans parler des externalités négatives (des pollutions, des destructions) qu'on abandonne gracieusement aux industries. Cette rente semble justifiée par le gain de productivité inaugurant le cycle, le rôle actif du Capitaliste qui peut considérer le terme de rentier comme inadéquat mais son rôle est de plus en plus réduit. Non seulement, au long d'un cycle, le capitaliste est de moins en moins actif mais d'un cycle à l'autre le pouvoir passe de plus en plus au manager plutôt qu'au propriétaire dont le parasitisme devient de moins en moins supportable. Plus la production est socialisée, moins la rente de l'actionnaire se justifie alors qu'il peut désormais être remplacé par une machine, un programme d'optimisation des placements.
L'innovation a besoin de mobilité mais elle se justifie surtout par la baisse du taux de profit et l'épuisement des avantages concurrentiels, la recherche de nouvelles réserves de productivité, de plus en plus rentables (capital-risque) par rapport à la concentration monopolistique. Il semble d'ailleurs que l'innovation ait besoin d'être accompagnée, à chaque début de cycle, d'un progrès des transports, une accélération de la circulation permettant de réduire les stocks (flux tendus) et de s'adapter aux fluctuations de la demande encore déprimée (cf. Marx, I, 1323). Les innovations majeures exigeant des changements structurels ne sont acceptées cependant qu'en dernier recours, c'est une des bases du cycle, l'inertie des structures. Il ne faut jamais confondre l'inventio et l'usurpatio. On peut interpréter cette inertie comme la nécessité de la stabilité de la société, de la conservation de la valeur et des rapports de production, et donc encore comme rente qui est une inertie des revenus. L'innovation a bien un effet destructeur auquel on doit résister pour persister dans l'être mais surtout, il faut être conscient que par définition les risques sont immenses tant qu'une innovation n'a pas fait ses preuves. Valoriser l'innovation en soi n'a pas de sens dans la technique productive, ce qu'on appelle ainsi n'est que la pénétration d'une ancienne innovation éprouvée dans des structures plus anciennes. Un exemple frappant de cette inertie des structures est l'utilisation de la micro-informatique par les entreprises, qui a été improductive pendant 10 ans avant de tirer parti de gains de productivités considérables en se réorganisant autour des nouvelles technologies. On ne saurait faire de l'innovation l'unique moteur du cycle puisque la résistance à l'innovation y est tout aussi essentielle.
On constate que les stratégies d'intensification, de protection, de dégraissage, de spéculation et de concentrations lui succèdent. L'innovation est loin d'être la stratégie dominante du profit. La phase qualitative d'innovation est assez courte et spéculative (10 ans). La plus longue période est celle de la généralisation de l'innovation (de moins en moins neuve), de sa montée en puissance industrielle et d'une économie de l'offre purement quantitative qui retrouve la sécurité d'une valeur-travail objective (pour autant qu'on puisse encore la mesurer en temps de travail). La poussée démographique qui l'accompagne n'est pas celle de l'innovation mais de la sécurité d'une croissance économique retrouvée qu'elle renforce dans l'immobilier par exemple et, comme le rappelle Schumpeter, là où il y a croissance, il y aura nécessairement décroissance. Le processus de concentration lui-même est nécessaire à la normalisation, à l'universalisation de la technique. La rente qui se justifie par l'innovation passée s'oppose tout au long du cycle à de nouvelles innovations majeures mais profite de la croissance de la population tout en préservant ses positions acquises contre les nouvelles générations. Le cycle du Capital commence ainsi avec l'innovation qui génère l'investissement, la croissance puis l'inflation mais aussi la dette enfin la désinflation exigée par les rentiers vieillissants jusqu'au krach de l'immobilier qui amplifie la surproduction et enclenche le cercle de la dépression par le désendettement, la destruction de capacités productives, le chômage massif diminuant encore la consommation dans un contexte de baisse de la natalité. Derrière ces phénomènes, on peut interpréter le cycle comme une oscillation entre les pôles libéralisme/protectionnisme, concentration/innovation, cycle vital de croissance et régénération, de l'invention et de la norme.
Les mécanismes autoréférentiels du marché[1] amplifient ces logiques cycliques car les bénéfices attirant les capitaux, trop d'anticipations aujourd'hui font les surproductions de demain, c'est aussi certain que les embouteillages du soir et le reste s'en suit. La folie du rail ne pouvait que mal se terminer au premier accident (1842-43), il n'y a pas de mystère, pas plus que dans la nouvelle économie. La théorie des catastrophes donne une bonne représentation du krach mais la raison principale de l'effet de seuil brutal de la crise économique est la nécessité pour la production capitaliste de produire du profit, sinon de tout arrêter. La logique du krach contamine l'État fiscal[2] régulateur : épuisé par la stagflation montrant qu'il ne peut faire face à la dépression par une régulation conjoncturelle adaptée aux récessions à court terme, l'État entre dans une phase de privatisation (pour se désendetter) ainsi que de dérégulation où il doute de son rôle de stabilisateur et libère sans doute l'innovation mais constitue aussi une rupture de la cohésion sociale nécessaire à l'économie jusqu'à quelque catastrophe de l'ultra-libéralisme appelant de nouvelles régulations (à l'exemple du spéculateur G. Soros). Le libéralisme n'est ici qu'un moment du cycle, sa panique finale. Comme le montre Wallerstein le capitalisme, malgré son idéologie libérale, ne saurait se passer de l'État qui "socialise les coûts et privatise les profits". Les excès du libéralisme serviront plutôt de fondement aux nouvelles réglementations du cycle suivant (Taxe Tobin). Il y a aussi, c'est le point qui m'intéresse le plus et sur lequel je voudrais attirer l'attention, un krach des luttes sociales qui ne s'intensifient pas à mesure de l'extension du chômage et de la misère, comme le voudrait la justice, mais s'épuisent au contraire, ne reprenant qu'au début de chaque cycle, marqués la plupart du temps par des "révolutions" où se régénèrent le pouvoir et le droit pour le restant du cycle. Les revendications renaissent seulement lorsque la dépression a terminé la destruction de la société et qu'apparaissent de nouvelles ressources qu'une misère accumulée exige immédiatement. Les hommes n'ont pas perdu toute dignité ni toute colère. La révolte n'était pas morte, elle était désarmée et vaincue, en attendant le retour du temps des cerises.
Nous avons vu que l'État fiscal est fortement impliqué dans les cycles économiques et participe à ses crises mais il soutient aussi largement la croissance économique. Son rôle change selon les tendances du moment : fournissant des infrastructures aux innovations, soutenant la consommation et l'investissement par l'inflation dans la période d'expansion puis protégeant ses marchés lorsqu'ils arrivent à saturation, enfin favorisant une bulle immobilière en baissant les impôts et l'inflation. Ceci mène droit au krach et à la dépression dont nous avons déjà parlé. Le krach de l'État (81) suit le krach démographique (65) et productif (74) et précède celui de la finance (87), pour les luttes c'est plus difficile à dire (on peut situer un premier krach après mai 68 et un deuxième après 1981).
J'espère avoir montré qu'il ne faut pas se limiter à une explication démographique ou psychosociologique du cycle de Kondratieff mais le considérer globalement, expliquant ses différentes phases comme une propriété du capitalisme lui-même comme totalité (ou plutôt de la totalité dans sa phase capitaliste) qui peut clairement s'exprimer par les quantités, les prix et la dette, comme nous allons le voir ensuite, mais tout autant comme mobilité, productivité, spéculation et concentration du point de vue de la stratégie des acteurs et donc de leur psychologie ou de leur idéologie. La notion de cycle implique celle de la totalité du processus qui est parcouru, ne pouvant se réduire à un point de vue partiel.
La possibilité des cycles et des crises est, pour Marx, dans la séparation du vendeur et de l'acheteur, du producteur et du consommateur. La loi des débouchés oublie cette séparation et le rôle intermédiaire de la monnaie. L'augmentation de la productivité a besoin dans les faits d'une augmentation de la masse monétaire (p720), du développement du crédit. L'armée de réserve industrielle des chômeurs (que Marx appelle surpopulation et qu'on nomme aujourd'hui précarité) est la variable d'ajustement nécessaire aux cycles conjoncturels, le crédit et l'innovation en sont la cause. Cette course au profit, au productivisme aboutit à une surproduction et à une destruction de capital[3]. Dans le tome II, Marx pensait relier cette explication des crises au temps de rotation du capital (production+circulation), identifié à ses mouvements périodiques de 10 ans. La crise serait déclenchée par une surabondance cyclique du capital-argent. Ces crises de liquidités existent bien et seront théorisés par Keynes, permettant d'éviter ce type de récessions. Marx reconnaissait pourtant aussi des cycles plus longs de 50 ans mais pensait qu'ils avaient la même base indistinctement liée à l'investissement et à l'innovation technique. L'embêtant est qu'il y avait encore une autre explication, celle de la baisse tendancielle du taux de profit tantôt pensée comme cyclique, tantôt comme absolue. D'ailleurs chaque contradiction du capitalisme lui semblait pouvoir provoquer la crise, notamment, préfiguration de Keynes et Ford, la contradiction du salarié comme producteur devant être payé le moins possible, avec le consommateur qui doit pouvoir acheter la production (Capital II, p695). C'est, à mon avis, une cause de l'échec de Marx à terminer le tome II du Capital.
Il nous donne pourtant bien la liste des stratégies pour accroître le degré d'exploitation, continuer l'accumulation et reconstituer la plus-value : L'innovation, l'intensification du travail, la baisse des coûts (des salaires) mais aussi le développement des services, des produits de luxe, le commerce extérieur (les colonies) et enfin le développement de la finance-épargne, des actions investies, des obligations acceptant un revenu financier inférieur à ceux des capitalistes et permettant ainsi de reconstituer le profit des industriels, leur part de plus-value. Mais il ne constitue pas ces stratégies en moments différenciés du cycle.
S'il a été aussi loin que possible à son époque
dans la reconnaissance des cycles économiques, sa volonté
d'unification ne lui a pas permis de conclure. Le recul de l'histoire,
en soulignant les différences met en évidence la confusion
première inévitable entre les cycles courts et les cycles
longs, les progrès mineurs et les innovations structurelles, la
baisse de la plus-value et la baisse du taux de profit ; confusion enfin
entre les conditions de possibilité de la crise et ce qui détermine
la périodicité du cycle. Le temps de rotation du capital
n'a vraisemblablement pas plus que les cycles saisonniers d'influence notable
sur le cycle long car les différentes phases ne sont pas homogènes
et le temps de rotation de l'investissement n'a rien à voir avec
le temps de généralisation de l'innovation, alors que la
population a sans doute un rôle plus important qu'il ne le pense,
trop occupé à réfuter Malthus. Nous pensons résoudre
la question en distinguant les différentes stratégies dominantes
à chaque phase du cycle où la rente de situation n'est que
momentanément innovation et plus-value avant d'être subventionnée
puis d'entrer dans une phase de concentrations et de dégraissage
pour enfin repartir dans un nouveau cycle d'innovation. Cette succession
doit être correctement interprétée mais elle doit d'abord
être décrite, identifiée dans le cycle.
Pour Marx "la croissance de la population étant déjà en elle-même à la fois la condition et le résultat de l'accroissement des valeurs d'usage" II p273, la démographie accompagne donc nécessairement le cycle, comme l'inflation suit la croissance. Pour Ricardo, suivant Malthus, l'accroissement de la population entraînait un renchérissement du prix des subsistances, augmentant le revenu des propriétaires fonciers et appauvrissant les autres catégories. Ce phénomène agricole est comparable dans le résultat inflationniste mais bien différent, dans le mécanisme et les conséquences, des effets de la démographie sur l'inflation industrielle dans une société de consommation, un capitalisme totalement intégré. On peut constater que finalement, c'est bien le même phénomène foncier auquel on aboutit avec la bulle immobilière précédant le krach financier, la rente trouvant refuge en fin de course dans la plus ancienne tradition, le refuge dans la pierre.
Il faut distinguer les phénomènes analogues de la récession (cycles courts) et de la dépression (cycles longs). La récession est produite par la hausse des taux d'intérêt, la dépression par la hausse de la dette qui vient en dernier. Mais les quantités précèdent systématiquement les prix : à la hausse, comme à la baisse, puis vient la dette. Les évolutions de l'activité réelle sont premières. C'est parce que l'investissement productif, par lequel passe l'innovation schumpetérienne (au commencement est l'entrepreneur), s'ajoute à la consommation que les quantités augmentent[4], puis parce que la consommation de matières premières augmente (pétrole) que les prix et les taux d'intérêt montent (mais la dette continue à baisser d'abord). Cette reprise de la production est elle-même stimulée par un rajeunissement de la population (actuellement l'émergence de pays plus jeunes). On a donc jeunes -> production -> inflation -> dette -> vieux -> rigueur -> krach. Le cycle étant d'à peu près 60 ans, une génération étant d'à peu près 30 ans (de travail actif), il y a une génération sur deux qui est sacrifiée et dominée par la précédente (y compris numériquement, cf. Richard Easterlin). La génération sacrifiée commence avec les derniers surnuméraires du baby boom et s'étend de 1954 à 1974 (on y compte plus de suicidés, Le Monde 20/05/2000).
Depuis les débuts de la révolution industrielle, il y a 4 cycles complets répertoriés (de 1783 à 1997). Chaque cycle comprend 5 phases : 1) Âge d'or de reprise sans inflation, 2) Prospérité avec reprise de l'inflation puis de la dette immobilière, 3) Stagflation (inflation+ralentissement) 4) Bulle immobilière (stagnation et rigueur) 5) Dépression (récession et baisse des prix). Chaque changement de phase est ordinairement marqué par une crise plus ou moins forte (parfois décalée d'un an). Ces crises peuvent être couplées avec les cycles intradécennaux, appelés Juglar (8-11 ans), relatifs à l'investissement ou les cycles Kitchin (3 ans) liés aux stocks et aux élections présidentielles américaines, elles n'en sont pas moins spécifiques aux cycles à long terme (passage au +bas prix, +haut quantité, +haut prix, +haut dette, +bas quantité). Il ne suffit pas d'emboîter comme Schumpeter 3 Kitchin par Juglar et 6 Juglar dans un Kondratieff, ne faisant comme d'habitude que reformuler ce que Marx avait écrit. Au contraire, on doit remarquer que ce sont les singularités du cycle qui provoquent des catastrophes (la théorie des catastrophes vient de la théorie des singularités comme changements de seuil, de "puits de potentiel"). Ceci nous obligerait à distinguer 6 phases, et donc à diviser la phase de prospérité en deux. La crise consécutive au plus bas de la dette n'affecte pas fondamentalement la prospérité mais elle lui donne un autre sens et par la relance de la dette immobilière enclenche le décalage du cycle. Il faudrait aussi marquer une autre coupure dans la phase de prospérité à partir du baby krach.
Au commencement il y a, non pas l'innovation qui peut dater, mais une nouvelle génération d'innovateurs. La cause du cycle et des crises est largement dans l'épuisement de l'innovation (ou délai de réaction de la concurrence, de saturation des marchés) qui prend la forme d'un délai temporel de 7 à 10 ans entre quantité, prix (Gaston Imbert 1959) et dette (Irving Fischer 1933). La démographie y joue sur plusieurs tableaux : par la variation du nombre de consommateurs accompagnant les capacités productives et par le délai entre conception, formation et production mais aussi par la résistance aux changements des élites vieillissantes. Son rôle est direct sur les retraites et l'investissement immobilier sans doute crucial dans le décalage du cycle. S'il y a une influence évidente de la démographie sur l'économie, en retour il y a aussi une action directe de l'économie sur la démographie. On a pu montrer la corrélation du prix du blé avec le nombre de morts et de conceptions (Sartre dit qu'on "choisit ses morts" dans Critique de la raison dialectique, voir Guibert). La pilule ne peut que renforcer ce phénomène de synchronisation et de reproduction à distance des cycles économiques et démographiques (Manfred Neumann 1997). De même que la première crise du capitalisme naissant était une crise agricole (1788), de même nous pouvons avoir encore une crise démographique à l'ancienne mode, à peine rallongée, alors que nous entrons dans des temps de vie beaucoup plus longs dans les pays développés. Notre situation actuelle suggère que le rajeunissement ne consiste pas tant dans l'arrivée d'une masse de population plus jeune mais plutôt dans le départ des plus vieux laissant des places aux jeunes. La fécondité commence à remonter seulement avec la prospérité retrouvée, donc avec le même retard que les prix, et l'immobilier suivra avec un retard supplémentaire de 7-10 ans, le temps que les enfants grandissent. Le départ du cycle est bien un effet générationnel, plus que numérique, se développant sur les ruines de la dépression (destructions créatrices) et qui peut engendrer une révolution, rajeunissant les cadres politiques, une guerre, une peste décimant les travailleurs ou peut-être une simple mise à la retraite mais il faudra y puiser la légitimité politique pour le reste du cycle comme avec la résistance ou l'affaire Dreyfus. La courbe de la population suit la courbe de l'inflation et non pas la courbe des quantités qui la précède et mène la danse. La démographie est plus un effet qu'une cause dans son aspect numérique, c'est au niveau générationnel qu'elle est déterminante mais uniquement parce que la dépression a dégagé la voie pour des innovations majeures, un bouleversement des structures.
On peut identifier le retard de 7-8 ans entre les quantités,
les prix et la dette avec les 7 années de vaches grasses et les
7 années de vaches maigres de la Bible mais c'est aller trop vite.
D'abord, il faut rappeler qu'il ne s'agit jamais d'une correspondance point
à point, mais seulement d'une moyenne grossière. Ensuite
ces délais ne sont pas homogènes. On peut sans doute en donner
une représentation subjective en 2 temps. Le premier donne raison
à Hayek accusant les États d'appliquer toujours la politique
de la période précédente mais c'est tout autant le
délai de réaction de la concurrence (les délais de
réaction d'une régulation constituent les cycles d'hystérésis).
Le second temps est celui d'une prise de conscience hésitante. On
ne peut éviter un délai dans la perception d'une tendance,
surtout d'un retournement de tendance immémorial de 30 ans (sauf
à pouvoir le prévoir). Le temps pour s'adapter pourrait être
plus court si tout le monde n'avait pas intérêt à poursuivre
la course en avant (après-nous le déluge, mot d'ordre
de Louis XV). C'est un problème encore d'inertie devant des
changements structuraux s'ajoutant à l'incertitude et au délai
de la transmission de l'information. Du point de vue de la rente ce délai
correspond à la durée d'efficacité d'une stratégie
d'avantage concurrentiel qu'il faut adapter ensuite à la nouvelle
phase. Le premier délai entre les quantités et les prix tient
plus à la généralisation de l'innovation jusqu'à
une masse critique impliquant l'ensemble de la société où
l'augmentation des quantités de matières premières
enclenche le retour de l'inflation, ce qui ne va jamais sans une crise
majeure. Ensuite la nouvelle prospérité favorise un retour
de l'accroissement démographique qui relance l'immobilier avec un
délai de 7-10 ans, le reste suit.
On peut tirer de nombreux avantages théoriques des cycles, permettant de limiter la pertinence de certaines théories à des périodes précises et de relativiser les réalités présentes (on peut prédire ainsi la fin du chômage et du libéralisme plutôt que la fin du travail et de l'État). La loi des débouchés de J.B. Say se comprend mieux quand on constate qu'elle a été formulée en pleine prospérité napoléonienne. On peut dire la même chose pour Hayek dont l'insistance sur l'épargne se comprend par le contexte de surendettement précédant 1929, ainsi que la fin du libéralisme annoncée par Polanyi en 1944 par le compromis fordiste. Plus subtilement on peut noter une évolution du Marx des Grundisse en fin de prospérité, donnant une représentation cyclique de la baisse du profit, par rapport au Capital plus tardif où la thèse de la baisse finale s'impose à mesure de la dégradation de l'économie.
Mais pratiquement, peut-on réguler les cycles ? Pour la démographie, c'est difficile. Les politiques familliales ne font que suivre le mouvement. Par contre, des politiques économiques contra-cycliques sont possibles, et efficaces (Greenspan sait y faire avec un keynésianisme très interventionniste aux moments de crise). On a accusé la politique keynésienne d'une stagflation qui est cyclique, alors que les cycles courts et décennaux ont presque disparu grâce à cette politique monétaire. Reste la question de savoir si on peut se passer des mouvements cycliques, si on peut se passer de "destructions créatrices". Au moins dans le cadre du capitalisme, il semble bien que non, ce serait renoncer au profit. L'alternance de l'exubérance et de la destruction est un facteur de la "dynamique du capitalisme" tout comme les inégalités. Les rigidités sociales ont une fonction de stabilité, de prévisibilité, de confiance indispensables mais avec des conséquences d'exclusion, de sclérose qui rendent les cycles inévitables (innovation/concentration). On ne doit pas lutter contre les rigidités en général, mais périodiquement. L'inertie est énorme autant qu'indispensable. Plutôt que vouloir supprimer l'alternance croissance/dépression indispensable à la régénération, à la lutte contre l'entropie, il s'agirait plutôt de se repérer dans le cycle et d'atténuer par exemple la domination d'une génération sur les suivantes, pour autant qu'on puisse empêcher un groupe d'abuser de sa position dominante !
Ainsi, en retardant le krach américain, Greenspan a financé une bulle spéculative de plus en plus énorme qu'il essaie de réduire en douceur, mais c'est impossible a priori. Il a trop profité de la position dominante américaine qu'ils devraient perdre tôt ou tard. Une régulation excessive n'est souvent qu'un abus de pouvoir au service des privilèges des dominants qui devront payer leurs prétentions (comme à la guerre).
Il faut donc plaider pour une régulation modérée, délivrée des fantasmes de toute puissance mais ferme contre l'inflation spéculative. Car on peut au moins éviter d'aggraver la situation, sur ce point le rejet du protectionnisme commercial a été un progrès décisif mais bien plus les protections sociales qui maintiennent la demande (la meilleure politique contra-cyclique est une rente universelle : le revenu garanti pour tous). Certaines évolutions peuvent aussi supprimer des cycles classiques. Ainsi le cycle décennal s'atténuerait dans une économie du zéro stock de même que les crises économiques se sont déconnectées des crises agricoles à partir de 1873. Jusqu'en 1938 les crises se succédaient pourtant à un rythme assez régulier (1817, 1825, 1830, 1839, 1847, 1857, 1866, 1873, 1882, 1893, 1900, 1907, 1913, 1921, 1929, 1938). 1857 étant la première crise vraiment mondiale. On doit pouvoir faire mieux encore dans la régulation des cycles sans pouvoir éviter des effets de régénération.
On ne peut se réduire malgré tout au seul cycle de Kondratieff. Mon hypothèse est plutôt que les transformations de la production immatérielle introduisent une rupture au moins comparable à celle de la révolution industrielle et donc de 1789. On ne peut jamais se fier à un cycle car il y en a plusieurs ! Et aussi parce que chaque cycle est unique dans une histoire cumulative qui ne se réduit pas à ces oscillations et s'il n'y a aucune raison de penser qu'il n'y aura plus de cycle démographique un jour, mais il changera sûrement de forme.
Par contre, chaque cycle de croissance est à la fois technique (bien que les inventions soient souvent anciennes), générationnel (plus déterminant et s'allongeant avec la vie ?) impliquant aussi une expansion du marché à des pays jeunes. L'écologie, en tant que pensée de la mondialisation achevée, introduit ici une limite même si après l'Asie, l'Afrique reste encore presque vierge. Un autre cycle est possible, c'est certain, ce n'est pas forcément souhaitable dans les conditions actuelles, la planète n'y résistera pas. C'est bien pour cela qu'il faut se persuader de la réalité d'une nouvelle croissance longue pour empêcher qu'elle ne soit trop destructrice alors que la tempête et les ouragans commencent déjà leurs ravages. Malgré les fantasmes de toute puissance du capitalisme industriel, il ne peut franchir toutes les bornes et pourrait bien s'arrêter à cette limite planétaire de la globalisation.
On ne peut donc jamais savoir si un nouveau cycle pourra se reproduire,
on peut en tirer pourtant bien des enseignements. Notamment, les cycles
nous montrent qu'on peut compter, en ces périodes de redémarrage,
sur l'énergie révolutionnaire longtemps contenue pour corriger
nos erreurs et dérives précédentes, préparer
l'avenir et donner une vie nouvelle à la liberté, à
la solidarité et à notre responsabilité planétaire.
Politique | Profit | État | Salariés | Population | Durée | |
Âge d'or
Reprise+déflation Futurisme |
Libéralisme | Innovations
Opportunités Spéculation |
Externalités | Mobilité | Retraités |
|
+bas prix Crise | Révolution | Pouvoir | Droits | Grève | Génération | |
Prospérité
Croissance+inflation Symbolisme Réalisme +haut quantité |
Etat-providence | Expansion
Productivité |
Réglementation
Consommation |
Protection sociale | Baby boom
Immigration |
|
Stagflation
Stagnation+inflation Classicisme +haut prix |
Conservatisme
Protectionnisme Repli identitaire |
Rente de situation | Guerre | Statut | Maison
+haut population |
|
La bulle immobilière
Stagnation+rigueur Snobisme +haut dette Krach |
Monétarisme
Individualisme |
Baisse des coûts
Immobilier Spéculation |
Baisse des impôts
Privatisations |
Dualisation,
mérite, golden boys |
Vieillissement |
|
La dépression
Récession+déflation Romantisme + bas quantité |
Autoritarisme, libéralisme sécuritaire, globalisation | Dégraissages
Concentrations Luxe |
Baisse des salaires
Dérégulation |
Chômage
Services Précarité |
Surpopulation
Racisme solidarité familiale |
|
Le passage de l'âge d'or à la prospérité est sans doute le plus délicat puisque marqué par les révolutions les plus importantes, accélération des transports et passage d'une économie de la demande, de la qualité et de l'innovation à une économie de l'offre, de la quantité et de l'expansion, mais surtout adaptation à la "nouvelle donne" et passage à une nouvelle normalisation (généralisation de l'innovation, imitatio). On passe donc d'une valeur spéculative, des opportunités commerciales à une valeur d'échange plus objective (valeur-travail). Du point de vue de l'État on passe de l'État fournisseur de services pour le capitalisme, d'externalités au moment de la reprise, à un Etat-providence plus social organisant les conditions de reproduction de la productivité sociale, financée en partie par les prélèvements obligatoires, un partage du profit (compromis colonial, compromis fordiste). La période d'innovation est encore sous la domination du libéralisme alors qu'une fois la nouvelle génération arrivée au pouvoir, c'est la réglementation qui domine, une production et une justice collectives. L'inflation favorable à l'investissement productif reprend à la fin de l'âge d'or qui coïncide souvent avec de nouveaux gisements monétaires (ruée vers l'or, mines d'Afrique du Sud, Bretton-Woods). La déflation de la dette continue encore 7-8 ans divisant cette phase en deux périodes jusqu'à la reprise de l'immobilier.
La croissance démographique (baby boom, exode rural, immigration) accompagne la prospérité qu'elle renforce jusqu'au baby krach aboutissant à sa limite quantitative avec la stagflation puis la limite dans la hausse des prix et des intérêts (alors que l'immobilier continue un temps à monter). Le marché se restreint, les tensions montent, c'est le protectionnisme et la guerre. Krach de l'État fiscal, dévaluation, privatisations.
On entre ensuite dans une Bulle financière, de spéculation immobilière en voulant revenir à l'orthodoxie du monétarisme et en luttant contre l'inflation. Cette politique favorable aux rentiers, pratique des baisses d'impôts et tourne l'investissement vers l'immobilier qui est pris dans une surenchère spéculative pendant que l'industrie s'oriente vers une économie de la demande (toyotisme) et réduit ses coûts grâce à la baisse des impôts (politique de l'offre). Les privatisations de l'État pour financer ses déficits favorisent aussi la spéculation et l'endettement, jusqu'au véritable Krach boursier, le dégonflement de la bulle immobilière, annonçant la crise de surproduction et la vague de concentrations.
La Dépression voit tout décliner, quantité, prix et dettes pendant 10 ans de concentrations et de restructurations douloureuses où le chômage explose au point qu'on parle de fin du travail. Plus ça va mal, plus l'impuissance de l'État éclate mais aussi l'impuissance des mouvements sociaux. C'est le moment où le libéralisme, favorisé par la déflation (qui est mise au compte de l'efficacité des marchés!) se fait le plus virulent, la prétention que tous les problèmes viennent de nos barrières à l'harmonie divine du marché libre ! En fait c'est surtout l'innovation qui doit préparer la relève d'un marché devenu monopolistique. Il n'y a pourtant ni fin du travail, ni fin de l'État mais la reprise voit la fin du chômage et du libéralisme. L'abondance de bras favorise les services et les fabrications de luxe, la baisse des salaires et la précarité. Enfin, le profit cherchant fortune ailleurs, c'est le temps de la globalisation (c'est toujours avec un esprit mercantiliste qu'on s'ouvre aux échanges, chacun étant persuadé qu'il peut seulement y gagner).
Il faut souligner l'évolution de nombreux paramètres, notamment idéologiques, se transformant à chaque phase du cycle comme la notion de justice qui passe de la valorisation du risque (de l'aventurier) à la justice, égalitaire et collective, dans l'économie de l'offre des années de croissance. La justice se fait ensuite plus relative, identitaire et légitimiste au moment du repli sur soi protectionniste des avantages acquis. Puis on passe de cette justice conservatrice et communautaire à une justice individualiste, du contrat et de la proportionnalité supposée des gains avec la productivité effective, au moment de la Bulle spéculative amplifiant les inégalités ! Pendant la dépression, la justice n'est plus qu'une solidarité familiale, une simple opportunité, un sauve-qui-peut devant la misère qui gagne. C'est le moment protestant où il faut bien se persuader que les perdants sont coupables de leur sort et ceux qui s'en sortent des élus de Dieu, la justice va aux vainqueurs alors même que personne ne peut s'illusionner sur leurs mérites d'être bien nés.
Sur la société du risque
On se réjouirait presque de voir s'imposer l'idéologie du risque au moment même où la théorie le prédit, si ce n'était, sous couvert de responsabilisation et d'individualisation, une opération ignoble de justification de la domination et de culpabilisation des perdants.
Cette offensive idéologique commence avec Gilder (Richesse et pauvreté, 1982) qui réussit l'exploit de présenter le capitalisme comme une économie du don car on n'est pas sûr de récupérer son investissement, il faut donner, risquer d'abord ! Si Hayek fondait la nécessité du marché sur l'impossible à planifier (à savoir) à cause de la complexité de nos sociétés, Gilder fonde l'innovation sur l'impossible à savoir ce qu'il faut produire (impossible de déterminer rationnellement nos besoins), l'offre créant la demande ou plutôt, la demande sélectionnant parmi les nouveautés : c'est un phénomène évolutionniste. "Parce que personne ne sait quelle entreprise réussira, quel nombre gagnera à la loterie, une société régie par le risque et la liberté plutôt que le calcul rationnel, une société ouverte au futur plutôt que le planifiant, peut appeler un flux incessant d'invention, d'entreprise et d'art". C'est une justification du capitalisme par l'irrationnel, très différente de l'homo economicus.
Cette idéologisation du risque se poursuivra avec Giddens qui l'oppose à la confiance et avec Beck qui s'en inspire apparemment pour théoriser une sorte de lutte des classes du risque, alors qu'Ewald en fait une responsabilisation. L'important c'est que le patronat, et d'abord le Baron des Patrons, a repris en grandes pompes cette idéologie du risque correspondant, en effet, aux tendances du moment, avec des accents foucaldiens pour nous émouvoir. Il y aurait les risquophiles et les risquophobes. L'innovation des entrepreneurs fous et pollueurs d'un côté, et l'archaïsme frileux et timoré des esclaves par nature que sont écologistes ou salariés.
L'opération idéologique consiste à confondre les registres et unifier les trois composantes de l'idéologie 1) la production, l'idéologie managériale de l'innovation et des start-up (Boltanski), 2) la circulation, la spéculation boursière, le capital-risque (JJ Goux) 3) la distribution, le revenu, justifiant l'exploitation de ceux qui construisent durablement par les mobiles sans territoire.
On confond dans la notion de risque l'incertitude de la valeur (de la demande), l'incertitude de l'avenir (pour le crédit financier) et l'exploitation dans la répartition des revenus. Le plus grave, c'est que cette confusion unifiante se fait au nom du risque écologique. Il y a ainsi confusion du risque financier avec le risque technique, l'incertitude du savoir qui doit fonder un principe de précaution (sans pour autant empêcher toute innovation et toute audace).
L'offensive du patronat n'est qu'un symptôme ridicule du moment cyclique car le risque financier est divisé pour les riches, il n'existe donc pas vraiment alors que les travailleurs en subissent toutes les conséquences en terme de flexibilité et précarité comme de pollutions ou risques sanitaires. Ce qu'on appelle l'innovation n'est d'ailleurs pas si innovante, c'est le plus souvent comme une nouvelle mode, une imitation, adaptation à de nouvelles techniques plus qu'un véritable risque ; de même le marketing ou les assurances couvrent la plupart des risques pour les entreprises. Le risque écologique ne nous laisse pas le droit à l'erreur, aux probabilités, à une évolution sur le long terme...
De toute façon, cette idéologie du risque n'a qu'un temps, assez bref, car on ne peut fonder une société ou une économie qui ont surtout besoin de stabilité et de confiance, sur la seule responsabilité individuelle. Il n'y a d'ailleurs rien de plus irresponsable que d'encourager le risque qu'on doit s'appliquer plutôt à éviter !
La croissance retrouvée fait déjà dire à certains (alors qu'il y a encore près de 10% de chômeurs) que maintenant, celui qui veut vraiment trouver du travail en trouve ! Cela ne veut dire qu'une chose : ceux qui sont adaptés à la "société de marché", possédant les compétences requises mais surtout partageant ses "valeurs" (l'homo economicus individualiste, intéressé et superficiel), sont de plus en plus courtisés par les entreprises. Mais dans son reflux le chômage laisse apparaître des millions d'épaves[5], vies brisées par une guerre économique dont ils se croyaient protégés par la société. Incapables de rentrer dans la compétition, les voilà taxés de "mentalité d'assistés" (il faut savoir se vendre, faire savoir plus que savoir faire) alors qu'ils ont souvent des compétences dont nous pourrions tirer les plus grands bénéfices.
On veut louer les vertus de la flexibilité mais en l'absence de protection contre la précarité, des millions de travailleurs ont été rendus inemployables. Quelle importance lorsque les travailleurs étaient de trop ? On rêvait de surhommes. Maintenant qu'ils vont commencer à manquer, la société devra bien s'interroger sur les dégâts qu'elle a faits au nom de "l'incitation" et de la "responsabilisation" en n'indemnisant plus que 40% des chômeurs.
La nouvelle économie se manifeste surtout par l'inadaptation des statuts, des protections et des formations. Le temps de la nouveauté est donc celui d'une inadaptation douloureuse pour la plupart, d'une partie au moins de la population laissée à l'abandon, enfin du retard de la société et des institutions sur les rapports de production qui exigent une nouvelle fondation. L'enjeu n'est pas mince d'en reconnaître la réalité derrière la fumée spéculative.
1. Kairos, économie, cycles, innovation
Se poser la question de ce qu'il y a de neuf dans la "nouvelle économie"
doit mener à se poser la question du rôle de la nouveauté
dans le renouvellement du capitalisme. Nous avons vu qu'on peut décrire
les cycles longs en économie, appelés cycles de Kondratieff
(55 à 60 ans), comme des cycles d'innovation (Schumpeter). Dès
le moment où l'innovation est considérée comme un
phénomène cyclique, on ne peut plus dire que ce soit si neuf
que cela. Le problème devient simplement de se situer dans le nouveau
cycle, agir en phase, au moment opportun (kairos) et avec bonne
mesure. On attribue ce mot à Thalès qui avait su acheter
en temps opportun, à la basse saison, des pressoirs d'olive pour
les revendre au prix fort, au meilleur moment celui où il en manquait
partout. Simple savoir des saisons en somme. Il est bien sûr essentiel
de reconnaître que la dépression est maintenant dépassée
et qu'un nouveau cycle de croissance a commencé.
Mais il y a nouveautés et nouveautés, certaines ruptures sont plus brutales que d'autres. On ne peut aller plus loin que son temps et il est certain qu'on a tendance à donner à l'ensemble du cycle à venir les caractéristiques de notre phase d'innovation et de mobilité alors que 60 ans c'est long. Il ne faut pas se contenter de généralités donc, mais considérer exactement les conséquences effectives d'une économie de plus en plus immatérielle. Elles ne sont pas minces et on peut dire qu'on a bien affaire à une "nouvelle économie" mais si le travail notamment en sort transformé, les lois de la spéculation, elles, n'ont pas changé depuis la banqueroute de Law, ou les excès de la "folie du rail" dans l'illusion d'une richesse purement spéculative, comme si l'histoire se répétait sans qu'on puisse en tirer enseignement.
Si les excès ne peuvent camoufler de réelles potentialités et des transformations effectives, se situer dans le cycle d'innovation permet de comprendre un grand nombre de caractéristiques de notre situation et de relativiser les réalités présentes. Un certain nombre de caractéristiques sont donc provisoires comme la phase innovatrice et spéculative, tout comme l'absence d'inflation qui ne durera plus longtemps. D'autres semblent plus durables et liées à la production immatérielle comme la précarité et la flexibilité.
L'organisation de la production a changé, comme à chaque nouveau cycle, et des adaptations radicales sont nécessaires qui peuvent se traduire par des révolutions politiques ou sociales. Contrairement à ce que croient les héritiers d'une dépression finissante, ce n'est pas le démantèlement de ce qui reste d'Etat et de protection sociale qui accompagnera les prochaines "30 glorieuses" mais tout au contraire un renforcement du niveau de protection et de formation pour assurer le plein emploi dans un monde où la société comme réseaux de savoirs devient le coeur de la productivité.
20 ans de croissance mondiale sont donc tout-à-fait crédibles économiquement, même après de très sévères corrections de l'exubérance des marchés où les gogos seront ruinés, mais nous devons plutôt nous inquiéter des conséquences insoutenables écologiquement de cette croissance tout autant que de l'extension du secteur marchand au savoir jusqu'à nos gènes. Sous les nouvelles menaces écologiques et la nouvelle précarité qui nous prive d'avenir nous retrouvons toute la précarité de la vie naturelle dont l'économie devait soi-disant nous protéger en détruisant la nature. L'évolution et la croissance ne veulent plus rester enfermées dans les cycles naturels et la croissance devient comme une seconde nature, élan vital irrésistible dans son aveuglement, promesse de fruits toujours à venir. C'est peut-être le moment de changer de régime et de passer à une production plus écologique.
2. L'économie de marché (toyotisme, précarité)
La fin du salariat est d'ailleurs engagée (mais dans des conditions
défavorables aux personnes) par le capitalisme lui-même dans
sa dernière mutation informationnelle puisqu'il rend le salarié
précaire
tout en lui demandant d'être autonome. Il signe le passage
au travail en réseau, à la valorisation des personnes
mais apparaît dans le cadre du salariat sous la forme de ce qu'on
appelle "la dictature des marchés" dont il nous faut comprendre
la spécificité comme moment du capitalisme.
A la grande époque de la production industrielle, l'économie était orientée vers la production en chaîne, purement quantitative. C'est ce qu'on peut appeler une économie de l'offre où l'industriel organise la production et l'ensemble de la vie sociale qui peut être planifiée, les gains de productivité étant des gains d'échelle. Dans ce cadre le salariat fortement socialisé a pu obtenir un haut degré de sécurité avec ce qu'on appelle le compromis fordiste, caractéristique surtout de l'après-guerre nourrissant la nostalgie salariale.
Tout le monde sait à quel point on a quitté ce monde sécurisant que certains voudraient retenir en vain. On est passé, en effet, à une économie de la demande, à ce qu'on peut appeler aussi une société de marché. Dans un marché solvable saturé et mondialisé, la quantité ne suffit plus et les gains productifs ont été obtenus sur la qualité et l'adaptation à la demande fluctuante. Ce sont le just in time, les flux tendus, la flexibilité, les plans qualités, le zéro défaut, tout ce qu'on regroupe sous le nom de toyotisme. et qui consiste à "penser à l'envers" une production organisée pour le client et non par l'industriel, à partir de la demande et non plus de l'offre.
On comprend bien que cette économie de la demande accroît la pression sur le producteur, devenant réellement une dictature des marchés (c'est le marché qui dicte sa loi) après une dérégulation se traduisant en précarité insupportable pour une part de plus en plus grande des salariés, une impossibilité de "faire des projets" et une accélération du processus productif. On peut bien parier sur l'amélioration du système, c'est un minimum pour qu'il assure ses conditions de reproduction, c'est-à-dire qu'il soit durable. Probablement, en tout cas, on ne reviendra pas à l'état antérieur. Le chômage massif est transitoire alors que la flexibilité est plus durable dans un monde informatisé en réseaux et le salariat montre qu'il est douloureusement inadapté à cette nouvelle économie, la réduction du temps de travail n'y pourra rien (sinon favoriser la flexibilité justement).
3. La production immatérielle et la société
en réseaux
Immatériel, réseaux, externalités, valorisation
de la personne
La nouvelle économie ne se limite pas au "néo-libéralisme" et à la dérégulation mais témoigne de mutations plus fondamentales dans la production. Quelles sont en effet les caractéristiques principales de cette "nouvelle économie" de l'immatériel ? C'est un travail qui n'a plus rien de la force physique, de la "force de travail", mais se définit plutôt par sa capacité de "résolution de problèmes", de communication, d'initiative, d'expertise, de coopération et d'autonomie ; toutes choses qui ne se mesurent pas en temps de travail, pas plus que la production culturelle et artistique. La mobilisation de ces capacités se réalise sous la forme de réseaux de compétences plutôt que d'engagement continu et ce qui est rémunéré, c'est l'engagement dans un projet et non le temps passé. Soutenue par l'évolution technique la forme réseau impose son nouveau paradigme coopératif à l'époque et ce n'est guère compatible avec le salariat (stock-options d'un côté et précarité de l'autre). De même, en valorisant l'autonomie, on favorise le dépassement de la subordination salariale.
Le thèmes de l'intégration (de l'exclusion) témoigne bien de cette nouvelle richesse sociale : l'appartenance à un réseau social. C'est le contraire d'un marché d'objets ou du marché du travail. Ce peut être aussi le retour de toutes les féodalités mais ce qu'on ne recule pas à appeler le capital humain tend aussi vers une valorisation de la personne. Tout ce travail de formation et de facilitation, d'assistance et de relations sociales constituent, avec toutes les infrastructures publiques, ce qu'on appelle les externalités positives dont profitent largement les entreprises en terme de productivité, et qu'elles financent en partie par les prélèvements sociaux. Cet environnement positif devient un enjeu crucial des "avantages concurrentiels" des "régions qui gagnent". Si on peut dire ainsi qu'une partie de plus en plus grande de la vie est marchandisée, on peut dire aussi qu'une part de plus en plus grande est socialisée. Le rôle de l'État, loin de se réduire est de plus en plus crucial dans les performances productives par ses investissements publics.
Saisissons cette chance de la valorisation de la richesse humaine. La résorption du marché du travail dans des réseaux coopératifs peut être le signe d'une extension de l'exclusion et de la division sociale comme actuellement mais ce peut être aussi une chance de dépasser le marché concurrentiel qui nous réduit à un objet, pour revenir à la valorisation des compétences de chacun, à une véritable société d'assistance et de développement humain. C'est l'enjeu d'assurer une protection et des droits personnels indépendants du travail salarié comme un revenu garanti pour tous. Ce qui est insupportable au capitalisme, ce que le capitalisme rend insupportable est aussi la voie du dépassement du capitalisme par la libération des nouvelles forces productives.
4. Composition du travail, décomposition
du salariat
Par rapport à une simple "force de travail" mesurée
en temps de travail, on exige désormais de plus en plus de tout
professionnalisme cet ensemble de compétences :
L'hypocrisie de la dimension commerciale est sans
doute ce que les Français ont le plus de mal à assumer, beaucoup
plus que les Anglo-saxons dont nous ne sommes pas obligés de copier
les moeurs ; mais de la différence de traitement entre l'usager
et le client nous devons retenir la considération et l'échange,
l'intéressement même. C'est d'ailleurs cette dimension d'échange,
de transaction, qui est le socle de la revendication d'un droit au travail
comme lien social. C'est aussi ce qui accuse l'inadaptation du salariat
de plus en plus assimilé à un entrepreneur (stock options),
un prestataire de service (CDD) ou un sous-traitant (flexibilité)
et se traduit par une externalisation de fonctions confiées à
des anciens cadres de l'entreprise reconvertis en profession libérale.
C'est une évolution logique, car la prise en charge de la relation
avec le client n'est pas compatible avec une menace de licenciement ou
de mutation. La clientèle d'un commercial lui appartient toujours
un peu personnellement. Les conditions dans lesquelles cela se fait sont
déplorables car dépourvues de toute protection et fortement
dépendantes financièrement. On peut considérer aussi
qu'il y aurait souvent avantage à une division du travail entre
savoir-faire et faire-savoir. On ne peut pas pour autant regretter l'évolution
des services vers une relation totale d'échange entre sujets plutôt
qu'un simple échange d'objet à objet.
5. La fin de la valeur-travail
Malgré qu'on en ait, on ne saurait plus nier qu'il y a bien
une contradiction, qui se manifeste par toutes sortes de symptômes,
de la valeur-travail ou du salariat avec les nouvelles formes de
la valeur. Nous assistons bien à une transformation de la valeur
où le temps de travail ne sert plus de mesure universelle. On ne
peut certes se limiter à parler de "production immatérielle"
alors qu'une partie de l'immatériel reste malgré tout physique
(saisie de données, présence physique pour la surveillance,
etc.). C'est seulement à un certain degré d'accumulation
du travail immatériel qu'il change la nature de la production en
devenant travail d'expertise ou purement relationnel. Il n'est plus mesurable
dès lors par le temps de travail. L'informatique illustre massivement
cette déconnexion de la productivité et du temps de travail.
Cette déconnexion est presque totale dans la production culturelle
(beaucoup de travail ne suffit pas à créer de la valeur).
Avec ces productions la théorie de la valeur-travail ne tient plus et cela se traduit par des tensions dans le statut salarial qui se personnalise et se responsabilise sur des objectifs et non plus sur un temps de travail effectif. Il faut prendre en compte la productivité de l'autonomie et la motivation des salariés de plus en plus assimilés à des associés (dans ces domaines à Haute Valeur Ajoutée alors que la précarité s'installe pour le travail prescrit). Ces faits mettent en évidence que seul un travail physique ou "machinal" peut se mesurer en temps de travail, c'est pourquoi la théorie de la valeur-travail est une théorie de la "force de travail" qui doit toujours garder une composante physique. Au contraire, les nouvelles forces productives immatérielles en environnement complexe mettent en oeuvre la capacité de "résolution de problèmes" et ne se mesurent pas en temps passé de même que les capacités "d'expression" dans le domaine culturel ne sont pas une simple accumulation de temps de travail (même s'il y faut du travail et du temps aussi, et même plusieurs temps qualitativement différents).
N'importe quel livre de management de la nouvelle économie doit ainsi poser concrètement le partage et la création de la valeur sur une toute autre base que le coût de production, que ce soit sur le "gain de temps" généré (valeur d'usage objective), sur un "prix psychologique", par abonnement ou par rapport aux possibilités nouvelles ouvertes. Ce n'est plus du tout une valeur d'échange qu'on pourrait revendre.
Comment tout cela est-il possible puisque la théorie classique
dit que la valeur exprime l'échangeabilité du temps de travail
? C'est tout simplement qu'on change de processus de valorisation et que
la valeur change de sens. Ce ne devrait pas être si difficile à
comprendre puisque Marx lui-même, théoricien de la valeur-travail,
envisage explicitement que le travail ne sera plus mesuré en "temps
de travail" dans le futur.
Grundisse II, p. 220-221
Il ne faut pas se servir des analyses de Marx pour faire comme si
le capitalisme était éternel avec sa fondation dans le contrat
salarial inégal au nom d'un droit de l'équivalence déconnectant
le revenu du produit. Ce n'est pas la première fois que la valeur
change de sens. Dans le cadre d'une communauté limitée, comme
une famille, la valeur du travail peut se mesurer à la peine (Thomas
d'Aquin, A. Smith) mais pour le machinisme seul un temps standardisé
peut mesurer la valeur, indépendamment de la peine du producteur.
C'est le mythe de l'individualisme, indépendant de la société,
d'un pur échange entre choses : temps de travail individualisé
ou étalon-or.
D'autres rapports sociaux s'imposent dès lors que les nouvelles forces productives immatérielles ne se mesurent plus en temps de travail et la valeur change de sens, redevient subjective (ce sont les forces productives qui deviennent immatérielles plus encore que les produits eux-mêmes). La valeur ne mesure plus la peine ou le temps de travail mais la demande effective immédiate comme dans une vente aux enchères. Il est tout de même gênant sinon d'exclure le champ culturel du processus de valorisation quand les biens culturels deviennent si envahissants. Enfin, qu'il y ait des valeurs naturelles et des ressources, en dehors du travail des hommes, c'est une des bases de l'écologie et même des industries environnementales. On doit les penser comme des externalités positives participant à la création de valeur même à n'y être pas pris en compte. Là non plus, il ne faut pas confondre la valeur comme norme d'échange (coût) et le prix effectif lié à la demande.
L'erreur de la plupart des théories économiques est de se vouloir universelles (et éternelles) alors que Marx a fait la théorie de la valeur d'échange du machinisme, pas du tout celle du marché de l'Art, par exemple, pour lequel une théorie néo-classique peut être plus adaptée alors qu'elle est ignoble appliquée au marché du travail. Une autre erreur courante, comme celle de la loi des débouchés de Say, consiste à ignorer les médiations (la monnaie), les inégalités, les séparations, supposant réels un équilibre général ou une valeur-travail qui sont tout au plus le terme d'un processus déséquilibré. Ainsi pour Marx notamment c'est seulement la concurrence qui ramène les prix aux coûts, à la valeur-travail. Lorsque la concurrence n'a pas le temps d'égaliser les prix, la valeur-travail perd sa valeur d'étalon. Elle reste vraie dans l'industrie mais perd son sens dans la production immatérielle où les prix sont remplacés par des abonnements, fixés par des réseaux plutôt que des marchés et où les effets de marque, de prestige, d'image, d'identité mais aussi de pure opportunité prennent de plus en plus d'importance par rapport au travail incorporé (c'est ce que Jean-Joseph Goux appelle "la frivolité de la valeur"). Ce ne sont pas des produits qui ont une véritable valeur d'échange, hors d'un milieu restreint (on revend difficilement un logiciel), et dont la valeur peut s'effondrer aussi subitement que les valeurs de la Bourse (par effet de mode ou d'obsolescence technique) mais aussi dont la gratuité même peut faire toute la valeur !
La dernière erreur à ne pas commettre, enfin, est de trop croire à l'économie, à son autonomie, à ses lois car il y a toujours derrière des groupes sociaux, des classes qui défendent leurs intérêts (Marx, Perroux, Braudel). François Perroux a donc raison d'y réintroduire rigidités sociales, contrainte et rareté. Même si elle dépend de sa base matérielle, c'est toujours la société qui décide en dernier ressort, du moins qui accepte ou refuse. S'il faut des règles du jeu, un code de la route, nous pouvons en changer.
6. Externalités, avantages concurrentiels et valeur
Grundisse I
Ce n'est plus vraiment l'entreprise capitaliste qui crée la valeur, mais ce que Toni Négri appelle la "société-usine" où la dictature de l'entrepreneur est remplacée par la dictature du client et du banquier ou de l'actionnaire. Le statut salarial se brouille dans un marché plus ou moins rigide (partenariats) et des firmes (lieux de subordination) plus ou moins hiérarchiques, se partageant les rôles selon les coûts de transactions en jeu, dans un monde complexe où les niveaux d'informations sont dissymétriques mais où ils tendent à se rapprocher sous la forme de coopérations en réseau (plus rentable que la concurrence).
Dès lors, plutôt que d'une simple accumulation productive on parle désormais d' "avantages concurrentiel" (des régions comme de l'entreprise) qui correspondent à une rente de situation. Cette rente, qui se distingue de l'économie d'échelle, consiste en savoir-faire, en réseau social plus qu'en investissements matériels et ces externalités ne sont pas comptabilisées sinon par le niveau de salaire et de prélèvements obligatoires. Marques et brevets ne sont pas comptabilisées non plus à leur valeur réelle (ni les compétences et motivation des salariés), d'où l'enjeu des droits d'auteur et brevets pour valoriser la richesse immatérielle des entreprises. La transformation en marchandises des éléments constitutifs du capital immatériel des firmes tente de le ramener progressivement au lot commun des moyens de production mais ça fuit de toutes parts et c'est insupportable quand cela veut dire breveter le vivant et le savoir.
La productivité tient désormais surtout à la qualité des interfaces entre les acteurs qui interviennent dans les processus productifs (il y a de fantastiques variabilités des performances, dualisation des régions). L'immatériel se caractérise ici comme pure externalité (communication, affect, formation) et origine désormais de la survaleur. Le rôle des externalités, des effets économiques qui ne passent pas par le marché, est croissant mais les ressources clés ne sont plus données par la nature, ce sont des constructions sociales (métropoles) et surtout le "capital humain". La firme est déjà une mobilisation des externalités dans la coopération des producteurs ou la transmission des savoirs tout autant que dans l'intensification du travail. La concentration capitalistique ne vise à rien d'autre que se procurer une rente de situation temporaire pour accaparer encore plus d'externalités positives. C'est aussi le facteur principal de concentration dans les grandes agglomérations.
Le problème posé pour la "Loi de la valeur" n'est pas que la quantité de travail devient trop faible dans la production mais plutôt que le travail direct salarié ne représente plus qu'une portion faible du travail indirect mobilisé dans la production, la productivité du travail étant fonction des "externalités positives" qui ne sont pas prises en compte directement mais seulement globalement, sous une forme qui s'apparente à une rente par l'intermédiaire des prélèvements obligatoires. Ces cotisations sociales permettent de financer le niveau d'employabilité des populations et de favoriser les échanges en baissant les coûts de transaction (la mobilité crée de la richesse). La "valeur" elle-même a toutes les apparences d'une rente encore, sans référent stable car sans mesure d'une valeur intrinsèque.
Chacun aura donc une activité de plus en plus communicationnelle et créative (ce qui ne veut pas dire, hélas, ludique) et pour des pans de plus en plus larges de la production déconnectée du marché concurrentiel. La concurrence n'apporte pas beaucoup à la recherche ou aux arts, la pensée se nourrit de controverses et de dialogues qui ne sont pas comparables au marché, car dans l'expression de son art le chercheur ou l'artiste exprime son humanité, ses talents et non son appât au gain. La créativité gagne à s'écarter des critères marchands, comme les rapports sociaux qu'on voudrait réduire à la prestation de service.
Le mode de production a changé, les rapports de production changent. Cela peut être pire (pourquoi pas si on laisse faire) mais ce peut-être aussi la fin de la déshumanisation, cela dépend de nous. Ce ne sera pas la fin du travail, en tout cas même si le modèle salarial ne manifeste plus que son inadaptation aux évolutions du travail. Le salariat c'est la subordination alors qu'on exige l'autonomie du travailleur, c'est la déconnexion du revenu et de la production alors qu'on voudrait le salarié responsable de la qualité et même de la vente, c'est enfin la rémunération d'un temps de travail qui ne mesure plus la valeur d'un travail de virtuose n'ayant plus début ni fin et qui dépend de plus en plus des externalités, des ressources à sa disposition. Surtout le profit individuel n'est pas le moteur d'une économie du savoir. Le moment de reprise est favorable aux mouvements d'adaptation à la nouvelle donne économique, c'est donc le moment de construire une alternative au productivisme.
Les citations de Marx sont tirées de La Pléiade, Économie I et II
II. Les évolutions de la production (la révolution informationnelle)