Après avoir situé l'origine du productivisme dans le salariat capitaliste et compris sa logique cyclique ainsi que les évolutions en cours de la nouvelle économie, nous pouvons enfin construire une alternative écologiste en tirant parti de la révolution informationnelle. Nous partirons du concept de "développement humain", défendu par Amartya Sen, sur lequel nous pouvons appuyer un droit à l'existence basé sur un Revenu Garanti dont la portée idéologique est, nous le verrons, considérable. Cette garantie du revenu est bien une mesure décisive, indispensable pour transformer la production en véritable valorisation de la personne, de l'économie à l'écologie. Ces transformations exigent aussi l'évolution des pratiques politiques vers une démocratie participative, dessinant la Révolution à venir que tout annonce désormais (Kondratieff, inflation, Choc des générations, nouvelles forces productives, nouvelle classe politique, nouvelles valeurs), révolution qui devra être non violente pour rompre avec la domination mais qui devra être bien plus qu'une simple modernisation de l'esprit du capitalisme.
Amartya Sen, auteur notamment de "L'économie est une science morale", a obtenu le prix nobel de l'économie en 1998, marquant la fin du néo-libéralisme après la crise asiatique et l'engagement de la banque mondiale dans le "développement humain". Ce livre, qui va nous servir d'introduction à une économie écologiste comme réappropriation de la vie, est d'ailleurs constitué de conférences organisées par la banque mondiale.
A. Un modèle pour la nouvelle économie
"Un nouveau modèle économique", Amartya Sen, Odile Jacob, 08/2000Il nous faut partir de la réalité mondiale, des enjeux écologiques tels qu'ils sont posés par les instances internationales, même si on les conteste. Plutôt que la notion de développement durable qui a trop d'ambiguïtés, nous préférerons pour la définition d'un développement écologiste, la notion de "développement humain", soutenue par Amartya Sen, puisque c'est la subordination de l'économie au "bien-être", à la qualité de la vie mais surtout à la liberté de chacun, au développement de ses capacités effectives de choisir sa vie. Il faut souligner qu'un tel dépassement de l'économie quantitative n'est possible qu'à opposer aux droits formels de la marchandise, les droits réels des populations et donc à s'opposer au libéralisme autant qu'aux régimes autoritaires.L'importance de ce livre est dans sa définition du "développement comme libertés objectives" (capacités individuelles et collectives), tentative de reformuler l'économie comme domaine des choix (d'affectation des ressources), des jugements de valeur et de la conciliation des libertés. C'est le retour du sujet comme agent, la reconnaissance des populations comme acteurs et non pas simples "destinataires passifs d'une aide concoctée par d'habiles experts". C'est enfin la réintégration de l'économie dans le politique (notamment par la fameuse démonstration que les famines résultent toujours d'un manque de démocratie car lorsque les dirigeants partagent le sort de la population les mesures nécessaires pour éviter la famine sont toujours prises).
Dès lors, il peut montrer que la pauvreté ne se réduit pas au revenu puisque les noirs américains ont une espérance de vie inférieure à certaines populations du tiers-monde, elle apparaît plus justement comme une privation de capacités (pauperes). Cette définition de la richesse comme pouvoir (reich, potentes), capacité, moyen pour la liberté, vaut mieux que celle beaucoup plus problématique de civilisation (prônée par D. Méda), à la condition cependant de donner toutes leurs places aux libertés collectives. Amartya Sen insiste d'ailleurs à juste titre sur les libertés réelles de l'individu comme condition de la responsabilité envers la société, et donc sur la complémentarité des libertés individuelles et collectives.
Il escamote cependant, par là même, l'opposition bien réelle de ces libertés objectives dans la construction de l'économie de marché contre l'intervention politique, ou de l'individu contre ses dépendances communautaires. Cette opposition historique n'est pas de droit et peut être dépassée. Il n'empêche que la reconstruction de la société et d'un projet commun n'est pas donnée non plus, constituant l'urgence du moment. On peut aussi critiquer son espoir de réconcilier toutes les notions de justice en simplement "élargissant leur base d'information" (se rapprochant du réel) alors que la justice est largement idéologique et relative au moment du cycle économique (privilégiant, selon la période, le critère du risque pris, de l'égalité sociale, des avantages acquis ou de la productivité). Comme chez Habermas ou les conventionnalistes, il y a une sous-estimation des rapports de force, de la lutte des classes, des conflits, et une confiance trop grande donnée aux procédures ou à l'idéologie officielle dans une transparence de la raison bien mythique.
Malgré la tentative de se présenter comme une simple relecture d'Adam Smith, il faut souligner au contraire les conditions historiques de la nouvelle économie qui permettent cette nouvelle interprétation, passant d'une richesse matérielle purement quantitative au pouvoir effectif de choisir sa vie. Même si on peut soutenir que la liberté est la vérité de l'homme et de l'économie depuis toujours, ce passage de la valeur travail (subordination, nécessité, moyen), comme gain de temps mesurable, à la liberté (moyen et fin), à l'agent, aux capacités humaines, ne peut prendre sens avant de sortir du règne de la nécessité dans une économie automatisée de l'abondance et de l'immatériel. La contrepartie du travail est un gain de vie pour l'esclave, un gain de temps pour le salariat et un gain de liberté pour la nouvelle économie.
Les conditions matérielles de l'économie en transformant profondément nos pratiques bouleversent également nos représentations. L'économie, règne de la nécessité, se révélant comme liberté opère une clarification d'une portée métaphysique en même temps qu'un renversement dialectique de l'objectivation marchande à la valorisation du sujet. La Liberté, en effet, est ici mesure autant que cause, objectif mais aussi vecteur du développement, principe d'évaluation et d'efficacité. Elle s'identifie à la subjectivité comme jugement de valeur et processus de valorisation.
Dès lors, Sen peut dire que la valeur du marché ce n'est pas le développement, c'est la liberté elle-même à condition que ce soit une liberté effective. Liberté aussi du salarié, libéré de sa terre. Mais si, auparavant, pour nourrir le salariat industriel, il fallait la privation de ressources, la pression de la faim de pauvres délaissés comme jamais depuis la privatisation des terrains communaux (tout ce qu'on appelle cyniquement l'incitation à travailler), désormais ce sont les hommes qu'il faut enrichir et cultiver, ce sont eux le capital le plus précieux et leurs capacités constituent nos vraies richesses. Bien que Sen défende la place du marché comme liberté, c'est un marché régulé démocratiquement dans le cadre d'une société protectrice et solidaire où les services publics sont aussi essentiels.
Il faudrait limiter le marché aux marchandises, sans y inclure ni le travail, ni les ressources naturelles qui ne sont pas produites pour le marché. Le libéralisme s'appuyait sur l'appropriation des biens communs afin d'en valoriser les ressources laissées à l'abandon. Aujourd'hui on ne peut plus puiser dans les ressources communes et la productivité nous délivre en grande partie de la nécessité avec la société de l'automation. La liberté n'est plus désormais celle de l'appropriation, de l'accaparement, mais du développement de nos capacités et des possibilités sociales, non plus la privatisation mais le développement des biens communs. Un développement soutenable est un développement des libertés qui ne diminue pas les capacités futures.
La liberté, donc la subjectivité, n'est pas une donnée première mais une construction sociale. Pour Amartya Sen, il ne faut négliger ainsi ni liberté formelle (processus, vote, droit) ni liberté réelle (possibilité réelle, aide sociale, service public). La valeur de la liberté est double, unifiant sujet et objet, moyen et fin. Elle est dans la liberté du sujet, ses choix effectifs, l'absence de contrainte, mais aussi dans la réaction qu'elle permet, son autonomie : c'est la condition de la réciprocité, une rétroaction permettant de corriger les erreurs du pouvoir, selon les principes de la cybernétique, qui sont ceux du vivant et de toute régulation. La liberté s'identifie ainsi avec le non-savoir du choix à faire comme le montre Heidegger dans "L'essence de la vérité", et le non-savoir est un autre nom de la philo-sophie. C'est cette liberté de l'avenir, suspendue à nos actes, qui fait toute notre responsabilité de Citoyen et, refusant de réduire la liberté au choix rationnel de l'égoïste calculateur, Sen a raison d'insister pour finir sur la "liberté individuelle comme engagement social" plutôt que repli sur soi, cette liberté, à l'articulation du politique et de l'économique, et qui prend selon Hirschman la voie de la protestation (voice) ou de la fuite (exit) pour changer les institutions et les marchés, à moins de rentrer dans la compétition pour leur contrôle (Elias, L'homme de cour).
24/09/2000
Cette conversion du regard sur l'économie en "développement des libertés" était un préalable à la définition d'un développement écologiste. Nous verrons quelle est, à notre avis, l'étendue de ses conséquences dans son attention aux conditions réelles d'existence et pour exiger un développement local et personnel, seul véritablement soutenable.Le droit à l'existence
Pas de liberté effective, de droit à l'autonomie, sans indépendance financière 1. L'égalité formelle, le productivisme du salariat et la négation de la société
Police partout, justice nulle part
Pendant qu'on fêtait les 50 ans de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, nous manifestions avec les chômeurs, les sans-papiers, les sans logis, les sans droits. L'extension mondiale des droits de l'homme a surtout été l'extension du droit de la marchandise et d'une démocratie de marché qui n'est plus l'expression d'une collectivité mais l'élection d'une offre publicitaire. L'idéologie détourne le sens des mots avec un libéralisme nous privant de toute liberté effective aussi bien que l'individualisme nous réduisant à l'impuissance. Il faut donc montrer en quoi ces droits abstraits de l'égalité et de l'équivalence ont pu produire les plus grandes inégalités : c'est pour la même raison de dénégation de la réalité concrète et de la société réellement existante qui nous vaut les destructions écologiques de notre industrie. La rationalisation du monde supprime les coûts de transaction par ses normes et ses calculs, mais c'est en même temps la perte de rapports humains, de liberté et de responsabilité dans une économie devenue autonome au détriment de notre propre autonomie. Car l'abstraction de la liberté camoufle la réalité de la dépendance. La productivité, le productivisme du salariat est d'ailleurs dans cette tension d'une part entre l'équivalence abstraite du Droit, du libre contrat de travail, avec l'inégalité réelle du salaire et de la valeur produite (plus-value). D'autre part cette tension se manifeste dans la séparation concrète du salarié et de son activité, qui est soumission à une domination effective bien qu'elle puisse être l'enjeu de luttes (de classe), de purs rapports de force, entre les intérêts de l'employeur et des salariés (s'ils ne sont pas trop isolés).L'ouvrier vend sa force de travail parce que, ne disposant pas des moyens de production, il ne peut l'utiliser pour son propre compte. S'il n'était pas un libre citoyen, on ne permettrait pas au prolétaire de céder sur le marché une faculté personnelle telle que la force de travail (toute sa personne appartenant déjà, de droit, à d'autres). Mais s'il n'était pas dépossédé de toute ressource économique, il n'aurait aucune raison de la céder. Libre et dépossédé à la fois : l'indépendance juridique va de pair avec la dépendance matérielle.
La négation de la société
Paolo Virno, Le souvenir du présent, p157
Ces droits de l'homme "universels", mais surtout formels, veulent se présenter comme "naturels", tout comme le capitalisme veut se présenter comme l'économie naturelle aussi bien qu'éternelle, alors qu'ils se fondent d'une longue histoire, d'une norme culturelle et de règles complexes. Ces Droits écrits, de la liberté et de l'égalité de la marchandise, sont opposés aux princes, mais aussi à la société, à la civilisation et à l'histoire, comme lois éternelles dans la fiction d'un individu antérieur au contrat social (Rousseau). Ce qu'ils ont de naturel apparaîtra clairement, avec le Code Civil napoléonien et le libéralisme marchand, surtout comme la négation de la société, de la totalité, du politique enfin, ce qui a certes délivré des anciens liens de dépendance mais pour laisser l'individu dépossédé face au "marché libre". Les Droits de l'Homme réellement pratiqués dans les démocraties de marché sont basés sur une métaphysique de l'individu isolé (réduit à son corps, sa force de travail) et la fiction du contrat égalitaire comme fondement du marché du travail salarié, de la concurrence de tous contre tous. La séparation de l'individu et de sa communauté, moment nécessaire de la liberté et de la démocratie, se retourne en séparation de sa subjectivité, de sa liberté et de sa réalité la plus concrète : sa propre activité tout comme ses conditions matérielles de vie.S'il y a bien eu progrès et libération contre l'arbitraire du prince, c'est originairement que la liberté et l'égalité abstraites sont la négation de la communauté dans l'individualisme du marché laissant à l'État fiscal le monopole du Commun. Le libéralisme, le capitalisme, le laisser faire, la lutte de tous contre tous sont une nature d'une sauvagerie pour le moins reconstituée qui va considérer comme naturelle la plus complète dénaturation. Les droits universels de la marchandise sont une "nature" qui se borne, en fait, à la négation des rapports humains et des finalités sociales pour mieux assurer les droits de l'argent, d'une "justice aveugle" de l'équivalence généralisée où les hommes sont interchangeables, ce qui finit en négation de la nature elle-même (l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit).
Équivalence des choses, domination des hommes
La négation de la société, des rapports humains particuliers, est donc la domination du marché et de l'équivalence, du rapport entre les choses. L'abstraction du Droit formel est ce qui fonde l'abstraction de l'équivalence à la base du capitalisme, du pouvoir universel de l'argent. Cette "abstraction réelle" de la marchandise comme valeur d'échange vient recouvrir tout le réel, évalué et normalisé. Ainsi même la tentative de définir une valeur d'usage ne fait que reproduire le principe d'équivalence de la marchandise et d'une valeur mesurable quels que soient les "usages", alors que l'utilité n'est pas plus naturelle que l'inutilité du Don et si tout se vaut, la vie ne vaut rien. Il n'y a pas de valeur, de sens, d'utile en dehors du Commun (Héraclite). Le "travail", ça n'existe pas non plus, il y a toutes sortes d'activités qui ne sont unifiées que par le salariat comme marché du "travail", marché de la subjectivité qui cède son autonomie et son activité, sa puissance de travail, pour un temps donné. Cette aliénation de sa propre activité est ce qu'on appelle hétéronomie, principe de toute domination impliquant toujours la participation active du dominé, mais qui est aussi une perte de responsabilité, une activité devenue abstraite, bureaucratique, automatique et froide, insensible aux destructions immenses de son industrie (faits "sur ordre", par programme ou "de loin"). L'abstraction réelle de la rationalisation technique consiste dans cette séparation de notre propre subjectivité, de la société et de tout ce qui est humain jusqu'à se retourner contre le vivant. La production technique est l'organisation de la séparation.L'abstraction des droits universels éternels, détachés de l'histoire humaine concrète et des inégalités ou dépendances réelles, reproduit l'attitude rationaliste objectivante du scientisme, du réductionnisme, de l'hygiénisme et de toutes les sciences humaines dans son abordage technique de la nature et de la société, évacuant toute subjectivité humaine ou responsabilité. C'est l'attitude du pouvoir lorsqu'il traite les Citoyens en simples administrés.
2. Le passage au qualitatif : le droit à l'existence comme réalisation du Droit
L'individualisme abstrait du salariat, séparé de la société comme de sa propre subjectivité, n'est pas durable. La course actuelle de l'économie est folle, ses destructions immenses ne servent même pas à réduire la misère et ne font qu'approfondir toujours plus la déchirure initiale en menaçant nos existences mêmes ; on ne peut continuer ainsi. Ce n'est pas être condamné à revenir aux anciens liens de dépendances ou à un quelconque totalitarisme, mais devoir conquérir plutôt une liberté concrète pour un individu historique originairement social et politique, Citoyen du monde. Il ne s'agit de rien d'autre que de réaliser la déclaration universelle des Droits de l'Homme et ne plus se contenter de sa déclaration formelle, passer de l'égalité formelle à une véritable équité corrigeant les inégalités pour rendre la justice effective.
Nous qui sommes dépourvus de toutRefuser de "favoriser les défavorisés" c'est justifier la domination des dominants au nom d'une égalité abstraite, de droits, refoulant l'inégalité sociale, de fait. Le retour à notre vie concrète, à la négation de la séparation, à un véritable droit à l'existence, ne suppose pas ces principes comme déjà réalisés "naturellement" et s'oppose point par point aux droits abstraits à l'égalité et à la liberté en manifestant une véritable fraternité. La première chose à reconnaître, c'est qu'il n'y a pas d'individu indépendamment de la société, et la proclamation de nos droits concrets ne peut aller sans l'affirmation de notre communauté dans un véritable droit au revenu (nous héritons tous de la civilisation) qui est aussi un droit à l'indépendance financière, c'est-à-dire à une liberté effective et d'abord celle de sa propre valorisation sociale (ce qui suppose un niveau de revenu suffisant et non pas la simple survie matérielle). Nous devons reconnaître, en effet, ce droit au travail en permettant le cumul de ce "Revenu d'Existence" avec une activité. Ce véritable droit à l'autonomie est tout le contraire de l'individualisme salarial, de la lutte de tous contre tous, et ne saurait être sans conséquences sur le système de production lui-même, mais c'est déjà une conséquence de l'évolution de la production vers l'immatériel, d'un savoir productif immédiatement social (General Intellect). Ce sont bien ces circonstances historiques de richesse, de chômage de masse et d'évolution technique qui donnent toute son actualité à cette "libération du travail".
Certains peuvent présenter le Revenu d'Existence comme une façon de sauver le capitalisme, ce qui est possible s'il est insuffisant (1600F) comme le proposent les libéraux et contraint d'accepter des travaux sous-payés. Il faut insister au contraire sur son caractère révolutionnaire dès qu'il donne une réelle autonomie (4000F), dans sa capacité à dépasser le salariat en permettant un mode de production délivré de la précarité et des rapports marchands (la révolution est immédiate dans le Droit et la protection sociale, mais il faut du temps pour qu'un nouveau mode de production remplace progressivement l'ancien ; le salariat s'abolit de lui-même). Chacun ne doit pas d'abord "gagner sa vie" dans une lutte à mort, mais doit trouver place dans notre communauté pour y développer ses talents, véritable droit à l'existence et à l'égale dignité de vie de tous les citoyens.
Ce droit équitable ne se limite pas à l'autonomie financière mais doit assurer une protection effective de notre environnement et lutter positivement contre toutes les discriminations réelles, en premier lieu celles qui touchent les femmes (parité). Le Revenu d'Existence comme droit individuel est justement un instrument essentiel de la libération féminine, de la reconnaissance de leur contribution, de leur travail non rémunéré. De plus, son rôle, dans la promotion d'activités autonomes, transforme la production et, par son caractère central, ce changement dans la production est aussi un changement dans la consommation. Le Revenu d'Existence est bien d'une certaine façon aussi la reconnaissance de la consommation comme reproduction de la "force de travail", condition de la compétence, de "l'employabilité" comme le pouvoir ose le dire désormais. Une grande part de nos consommations étant ainsi liées au mode de production lui-même, sortir du salariat concurrentiel c'est changer une grande part de nos modes de consommation, de valorisation individuelle et collective.
L'enjeu d'un Revenu d'Existence comme base d'un véritable droit à l'existence (à l'indépendance financière mais aussi à un environnement sain, à une vie digne et sans discriminations), dépasse ainsi largement la simple gestion de l'urgence. Il s'agit bien d'un progrès dans le Droit, d'un progrès dans la conscience de soi de l'humanité, d'un progrès de la liberté enfin, progrès qui accompagnent le progrès de la production vers la communication tout en arrêtant la progression quantitative d'une production matérielle limitée. Le progrès va de l'abstrait au concret, de l'idéal à sa réalisation, d'un droit universel éternel et formel à sa réalisation dans un droit conditionnel, social, historique et concret.
3. L'actualité politique d'un Revenu d'Existence
Depuis le mouvement des chômeurs, il y a convergence de nombreux courants de pensée actuels sur ce nouveau droit effectif au revenu, à une liberté qui ne soit pas dépossédée, à une activité autonome et créative, à une économie du Don ; passage au qualitatif, à la différence plutôt qu'à l'équivalence marchande, à l'écologie enfin car le dépassement de la domination de l'abstraction économique est le retour à nos responsabilités et nos solidarités concrètes. La nouveauté est que cette révolution du Revenu d'Existence n'est plus utopique et impensable mais devient désormais réalisable (pour des économistes de plus en plus nombreux) et portée par une part grandissante de l'opinion. Ce qui devient utopique c'est de vouloir conserver le salariat productiviste et protégé. Il s'agit bien d'un changement d'époque comme celui du passage de l'esclavage au salariat.
Un revenu c'est un dûToutes ces considérations métaphysiques et morales doivent bien sembler du baratin à ceux qui veulent du concret justement, c'est pourtant le signe d'enjeux à long terme renforçant notre action aujourd'hui pour trouver une solution aux transformations du travail qui nous touchent chacun dans notre vie concrète. Le concret, ce sont les chômeurs réels, l'intensification de l'exploitation salariale, la perte de la solidarité sociale.
Pendant qu'on cherche encore à créer des emplois plutôt que de "traiter les gens en assistés", il y a presque autant de chômeurs, de plus en plus de pauvres. Pendant qu'on réfléchit en haut lieu sur la flexibilité, chacun la subit de plein fouet, il n'y a plus de revenu garanti pour personne. Ce serait déjà une raison suffisante pour instaurer un Revenu d'Existence, mais aussi important doit être considérée la sortie du salariat comme activité dominée à la base du productivisme, et l'accès à une véritable autonomie nécessaire à notre créativité, à nos talents différenciés. Le salariat est le produit d'un Droit inégal. Son productivisme et son irresponsabilité ont assez démontré leurs désastreuses conséquences industrielles ; comme base du capitalisme, il n'est pas compatible avec un véritable droit à l'existence préservant notre environnement. Qu'il y ait des salariés "heureux", ne justifie pas plus le salariat que les esclaves heureux ne justifiaient l'esclavage, de toutes façons la relève progressive du salariat se fera lentement.
On peut dire que les chômeurs veulent un emploi salarié, puisque c'est la définition du chômeur: celui qui cherche un travail salarié et qui n'en trouve pas. On peut y répondre que c'est un "idéal" forgé par la société (c'est pour ça qu'on est formé) mais il faut surtout admettre que le salariat s'impose à qui est privé de toute source de revenu. Le salarié est libre et dépossédé. Dans ces conditions d'inégalité, prendre les désirs des chômeurs au mot n'est pas sérieux car le rêve d'un emploi gratifiant recouvre la réalité du chômage, de la précarité et de l'exploitation c'est-à-dire la réalité de la domination. La domination n'est pas souvent visible, "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" (Rousseau). Il y a donc des moments d'autonomie relative où le salariat permet la constitution de véritables communautés. Mais la domination se manifeste toujours, au moins dans les décisions définitives (fermeture d'usine, licenciements) et la plupart du temps beaucoup plus. La défense du salariat est d'ailleurs un refus, purement verbal, des transformations en cours du travail vers l'immatériel mais cela retarde concrètement la mise en place d'une économie alternative. L'abolition du salariat ne se fera pas en un jour et il ne faut pas croire que l'instauration du Revenu d'Existence est suffisante en soi, dispensant miraculeusement de toute autre mesure. Par exemple il ne faut pas laisser les gens isolés et il faudra constituer des pôles de valorisation des talents de chacun, de même qu'il faut d'autres protections plus avantageuses (revenu d'activité conditionnel) et ne surtout pas se limiter au Revenu d'Existence inconditionnel qui ne doit pas se substituer à toutes les autres aides.
On n'est plus salarié à vie, il faut défendre un statut universel plutôt qu'un accord d'entreprise aléatoire. Ce qui devrait pourtant lever toutes les réticences à l'instauration d'un Revenu d'Existence, c'est tout simplement que cela ne nuit aucunement aux salariés mais, au contraire, en rééquilibrant le rapport de force travail/capital, ce revenu minimum garanti doit permettre d'augmenter les salaires et de baisser la pression du chômage sur les salariés. Ce n'est donc pas une mesure contre les salariés, mais contre l'exploitation salariale. Ce n'est pas non plus une mesure contre le travail puisque ce qui caractérise le Revenu d'Existence c'est qu'il peut se cumuler avec une activité rémunératrice. C'est une mesure pour les salariés et le travail mais contre le salariat et l'exploitation capitaliste.
Dans cette optique, la réduction du temps de travail n'est qu'une mesure temporaire de traitement du chômage (c'est aussi une réduction du temps dominé) alors que l'augmentation des minima sociaux à 75% du SMIC est la base d'un avenir plus écologique, plus digne et plus humain. C'est notre revendication d'un Revenu Social Garanti qu'il faut mettre au coeur d'un développement soutenable. Ce droit au revenu, inscrit dans la constitution est la base du développement des activités culturelles, politiques et sociales de l'avenir, du tiers-secteur et de toutes les activités autonomes d'un développement écologique. C'est l'alternative au productivisme et à la marchandisation totale de nos vies, le passage à un véritable droit à l'existence.
De l'abstrait au concret, de l'équivalence à la différence, de la quantité à la qualité, de la domination à l'autonomie, de la conscience à la conscience de soi, de l'économie à la communauté (ou à la communication), des droits de vote et d'opinion au droit à l'existence.
11/07/1999
Malgré sa nécessité, le revenu garanti est encore impensable pour la plupart car il heurte les bases de l'idéologie individualiste du salariat, tout autant que le darwinisme social des marchés. Reconnaître cette résistance idéologique donne la mesure du bouleversement révolutionnaire des représentations et des rapports sociaux apportés par cette nouvelle logique productive.
C. Portée idéologique du Revenu garanti
- La résistance idéologique de l'individualisme salarial
Si le Revenu Garanti doit s'imposer à cause des évolutions de la production, il suscite pourtant des résistances massives, touchant aux valeurs religieuses, au domaine de la foi, que ce soit pour des questions "morales" ou "théoriques". On peut dire que ce fanatisme du moralisme patriarcal individualiste et de la rédemption par le travail est à la mesure de l'importance de ses conséquences idéologiques, ce qui rend cette revendication centrale. On touche là, en effet, un socle idéologique profond, logique intériorisée du mode de production salarial, témoignant de la difficulté pour s'adapter à la révolution informationnelle en même temps que de la radicalité du changement de logique, de paradigme, mis en oeuvre dans la production immatérielle dont les logiciels libres sont emblématiques.
Le revenu garanti ébranle d'abord la croyance dans la justification de la distribution actuelle des revenus, remettant en cause la notion de "juste revenu" jusqu'à douter de la Justice elle-même comme principe de répartition. C'est tout l'édifice de l'individualisme libéral qui s'écroule. Aussi bien le mythe de l'individu isolé (Robinson), indépendant des hommes et ne devant rien qu'à son travail (de plus en plus impossible à individualiser justement), que le mythe correspondant d'un marché auto-régulateur qui serait un simple rapport d'équivalence entre choses, mesure objective : travail, or, marchandises et qui exigerait de tout réduire au marché (travail domestique, ressources naturelles, politique) afin d'effacer toute dette sociale, solder les comptes. Comme le montre Polanyi, cela implique de priver les pauvres de tout secours pour que la faim les "incite" à se vendre (et ne pas fausser les marchés par une rente immorale!). On voit bien qu'on n'en est plus là.
La thèse de Louis Dumont, comparant les sociétés hiérarchiques avec la société de marché "égalitaire", est qu'on peut choisir soit l'indépendance des rapports marchands entre choses, soit la dépendance des personnes, mais l'indépendance des personnes implique une dépendance matérielle, comme la dépendance sociale donne une certaine indépendance matérielle (ce qu'on peut dire des femmes qui, pour se libérer des dépendances familiales, peuvent trouver nécessaire de se créer des obligations et des revenus externes). En fait, il y a partage entre marché et hiérarchie, même réduite à la famille (le capitalisme c'est beaucoup des grandes familles nous dit Braudel), plutôt que substitution d'une idéologie à l'autre. Pour Labrousse, "il y a des classes dans les ordres et des ordres dans les classes". La forme réseau permet de penser contre Dumont une dépendance sociale sans véritable hiérarchie pourtant, et contre Hayek des connexions lointaines de personnes et non de choses (la globalisation rend d'ailleurs moins nécessaire la médiation avec l'étranger par une valeur objective. Du fait de la disparition de l'étranger et de la médiation par l'objectivité qui est désormais tenue par l'ordinateur et l'information). Enfin, l'économie immatérielle rend indispensable l'autonomie et la responsabilité des personnes plutôt qu'une hiérarchie patriarcale.
On peut assimiler cette querelle des anciens et des modernes à la querelle des universaux tout autant qu'à celle des réductionnistes et des structuralistes, des libéraux et des socialistes, des scientistes et des écologistes, mais c'est surtout le symptôme d'un changement de paradigme, du déclin de l'individualisme et de la montée de la conscience de notre solidarité sociale et planétaire. En partant de la totalité, structuralistes, socialistes ou écologistes justifient en effet une répartition des ressources alors que, pour les liberaux seul existe l'échange.
Ce n'est pas seulement l'idéologie individualiste qui est en cause dans ce passage d'une masse égalitaire d'individus, soumis au totalitarisme de la représentation, à la valorisation de la personne dans sa singularité inscrite dans une totalité (Pascal). C'est surtout le travail comme sacrifice, peine, subordination qui est remis en cause, tout autant que la mesure de la valeur par le temps de travail ou les coûts, au profit d'une valorisation de la personne et d'un développement humain.
De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins
Cela paraît trop beau. Ce n'est pas seulement sauter à la réalisation du communisme mais on peut même dire que c'est l'avènement du Royaume de Dieu à suivre Giorgio Agamben commentant Paul. Ce qui rend pourtant cette conversion moins improbable ce n'est pas seulement la logique des nouvelles forces productives mais bien qu'elle a déjà eu lieu dans l'idéologie. Le saut de la Justice à l'Amour a déjà été formulé dans la religion (de l'ancien au nouveau testament) et trouve son incarnation tardive dans l'Etat-providence. Il suffirait de prendre conscience qu'il est déjà là, règne de la liberté au-delà de la nécessité, ce qui ne veut pas dire sans limites.
- Le rôle de l'idéologie
L'idéologie résiste pourtant de toute son inertie aux changements, c'est sa fonction de sens commun, de clôture du sens, de mythe, de limite à l'apprentissage. Elle prétend décrire et normer en même temps, divisant en Bon et Mauvais, discours sacré de reproduction, du sacrifice des plus humbles pour que le monde ne s'effondre pas. Discours de l'organisation qui donne à chacun sa place en camouflant la division sociale, reportée sur un dehors menaçant l'intégrité sociale (bouc émissaire). Pourtant l'idéologie doit bien s'adapter sans cesse, simplement les mouvements de fond demandent plus de temps.
Le rôle de l'idéologie est de justifier, reproduire les rapports de production dans les 3 fonctions de production, de circulation et de distribution. L'Esprit du temps doit ainsi légitimer l'organisation physique du travail (division, hiérarchie : du Patron au Manager et à l'animateur de réseaux, cf. Boltanski), mais il est tout autant tributaire d'une ontologie de la valeur, une métaphysique de l'équivalence (de l'or, au travail, à la Bourse, au crédit, cf. Goux). Enfin la répartition des revenus est essentielle puisqu'elle détermine pour Marx l'idéologie de classe (salaire, rente ou profit, cf. Capital III) qui se confond avec une morale, une justice intériorisée. Il est primordial que la répartition des revenus ne soit pas globalement contestée même si elle reste l'origine de la plupart des conflits. Il faut ajouter à ces déterminations économiques la structure familiale avec son mode d'héritage (E. Todd) selon les régions, les déterminations politiques selon les constitutions, le droit (Aristote, Montesquieu), les déterminations culturelles et religieuses enfin (contraintes textuelles).
Pour mesurer l'importance des rapports de production il suffit de lire l'étonnante justification de l'esclavage par Aristote au début de La Politique! La question du revenu est bien une question éminemment idéologique, une évolution de la notion de Justice et des droits réels, mettant en cause l'ensemble de la représentation sociale jusqu'à sa dimension religieuse. L'idéologie ne se contente pas d'introduire une inertie mais cherche plutôt à normaliser, à devenir réelle comme le montre les tentatives de marchandiser le travail domestique, utopie d'un monde "parfait" où nous serions tous quittes. Mais lorsque cette cohérence dépasse les besoins de la production, elle a peu de chance de sauver les apparences longtemps.
Remettre en cause l'idéologie salariale n'est pas l'effondrement de tout ordre, ni la fin du travail. Ce n'est pas remettre en cause l'importance considérable du travail dans le développement historique, la conscience de soi, la domination et la liberté, mais seulement contester le salariat productiviste, le travail hétéronome et la prétendue équité des revenus. Il s'agit de s'adapter aux évolutions du travail immatériel mais, au contraire des défenseurs du temps libre et de la réduction du temps de travail, en prenant très au sérieux le besoin de valorisation sociale et la créativité de la subjectivité, en donnant les moyens d'un travail autonome.
- La crise de la mesure
Le revenu n'est pas entièrement "ce qui dépend de nous".
L'idéologie du travail, qui remonte aux sans-culottes et qui est encore largement dominante, voudrait prétendre que le revenu mesure le véritable travail de chacun, ce qui ne résiste pas à l'examen puisqu'il y a au moins la plus-value (réponse de Marx à Proudhon), et bien d'autres privilèges ou exploitations. Ce qui s'exprime ainsi, c'est l'idéologie individualiste d'un travail individualisable et la réalité d'un salaire individuel. Le rêve d'une valeur substantifiée dans les marchandises (valeur qui ne soit plus rapport social), d'un équivalent universel du travail individuel se réduisant à un rapport entre choses, qui est inséparable, pour Louis Dumont, du fond idéologique de l'autonomisation de l'économie du politique, son ouverture à la société étendue tout autant que son intériorisation morale. Cette intériorisation morale substitue à l'autorité hiérarchique la "gouvernance" par récompenses et peines (logique du risque et de l'assurance), substitution des calculs de l'intérêt à la violence du pouvoir comme à tout rapport humain. Cette idéologie de la circulation, de l'échange, s'impose alors même que la division du travail rend de plus en plus problématique toute équivalence. Crise de la mesure qui ne fera que s'approfondir :- Le travail immatériel (culturel, programmation, services) n'ayant plus rien de corporel, ne peut plus se mesurer par le temps
- On ne peut plus assigner ni début ni fin à une prestation effective, entre formation, information, relations sociales, travail domestique, éducation
- La production symbolique est immédiatement sociale sans pouvoir distinguer l'apport individuel des "externalités positives" (savoirs, formation, technique, investissements publics financés partiellement par les prélèvements sociaux).Il y va de l'individu si on ne peut mesurer sa valeur, son travail ni son revenu, mais l'économie n'est pas la technologie et ne peut jamais évacuer tout-à-fait la subjectivité de la valeur, son incertitude et sa composante sociale (rente, rigidités sociales, modes). La subjectivité de la valeur exprime souvent un pur rapport de force (rareté, hiérarchie ou lutte des classes). Les contrats sont rarement égaux ! On peut toujours dire que ce sont les plus rapides contre les plus lents, les plus mobiles contre les immobiles, les "risquophiles" contre les "risquophobes" mais c'est toujours les riches (qui répartissent le risque et paient tout moins cher) contre les pauvres (qui le subissent et paient le prix fort).
- Le juste revenu
Rien de plus idéologique que la justification des revenus. Il est d'ailleurs facile de mettre en évidence l'influence des modifications dans la production sur les représentations en suivant les transformations de la notion de "juste revenu" suivant les phases du cycle de Kondratieff. Tous les 10 ans environ, les évolutions sont très sensibles. Le revenu prétend récompenser d'abord le risque ou la mobilité pendant la première phase de reprise sans inflation puis avec la généralisation de la croissance et le retour de l'inflation la justice se fait plus égalitaire pour aboutir ensuite à un droit statutaire (conventions collectives) qui se transformera avec la stagflation en défense des avantages acquis, du contrat initial de plus en plus personnalisé, puis la dépression identifiera justice et productivité (equity) avant de se faire pur opportunisme (la débrouille ou la chance), c'est-à-dire témoignant de l'anomie sociale, ne croyant plus à sa propre justice. La "crise de la mesure" affectant le salariat ne met fin ainsi qu'à une fiction de justice que le nouveau cycle doit achever.
Comment pouvons nous caractériser en effet cette crise de la mesure sinon comme une réfutation de toute justice distributive. Dès lors, il ne s'agit plus de donner à chacun l'équivalent de sa contribution, impossible à calculer, ni donc de "gagner sa vie" au nom de la justice, grâce à ses oeuvres, mais ce vers quoi Amartya Sen entraîne les institutions internationales, c'est le "développement humain" comme libertés objectives. Si le revenu ne peut être juste ni égal pour tous, il doit du moins être suffisant pour entretenir et développer les capacités de chacun et n'est plus que très partiellement la contrepartie de son travail puisqu'il assure principalement la reproduction du capital humain et seulement secondairement, une forme d'intéressement au résultat. Le salaire est de moins en moins proportionnel au temps passé et, de plus en plus, à la formation, à la reproduction de la capacité requise et non à la productivité réelle (non mesurable), ni à la peine (hors de propos), ni au produit (trop aléatoire). Il se divise donc en part fixe, niveau garanti (ce qui est un argument fort pour un revenu garanti de base), condition de reproduction, et part variable "d'intéressement" dépendant de l'activité avec ses aléas dès lors que le revenu est lié aux performances, aux résultats et aux rapports de force effectifs.
Remarquons que la notion de capital humain, comme celle d'intéressement, implique une diversification et donc une inégalité constitutive, au contraire de la "force de travail" où chacun peut remplacer un autre, fondu dans une masse uniforme. Ce n'est pas l'origine pourtant de l'injustice de la Loi qui consiste plutôt à ignorer les inégalités de fortune, au nom d'une égalité purement formelle, alors qu'il faut bien reconnaître les inégalités réelles pour favoriser les défavorisés et valoriser les différences, passage à une justice corrective plus compréhensive, à une sollicitude plus féminine. L'égalité de toutes les fortunes n'est pas souhaitable, seulement leur limitation. Ce qu'on ne doit pas tolérer c'est la misère, l'insécurité sociale, la non-assistance à personne en danger, mais dès l'instant où la diversité des choix de vie est encouragée, il faut accepter une diversité de fortunes.
Si la distribution des revenus n'est donc jamais juste, et varie selon le moment du cycle, la question se pose de la pertinence de maintenir ici le principe d'une justice qui se montre inégale. Du moins faut-il que les inégalités ne soient pas trop criantes et que la distribution des revenus assure la reproduction de la société, le développement de ses capacités humaines. Le passage à l'économie immatérielle est le passage à la production de l'homme par l'homme (formation, santé, culture) où c'est l'homme qu'il faut désormais enrichir et cultiver, capital le plus précieux. Dans ce contexte, il ne s'agit pas de calculer un héritage des temps passés mais bien d'investir dans la personne, de garantir à tous un revenu suffisant pour ne pas condamner à l'exclusion, ne pas perdre ses capacités mais les développer au contraire, pouvoir construire enfin sa vie et sa carrière, faire de son travail un projet personnel et non pas une peine subie.
- Du travail comme sacrifice, peine et subordination au développement comme liberté
Notre actualité est celle de la valorisation de la personne, de la fin de la production de masse (économie de la demande), d'une automation qui est la fin de la "force de travail" et le passage à la productivité de la liberté ou des réseaux qui sont la fin de la concurrence salariale et un retour à la coopération. Il ne faut plus gagner sa vie mais la produire. Ce sont les capacités de chacun qu'il faut développer, ses libertés objectives. Ce que nous devons favoriser ce sont des activités autonomes, seules compatibles avec une véritable liberté active, mais qui exigent un Revenu Garanti si on n'a aucun capital.
Il y a là aussi un véritable retournement de la "valeur travail" qui est inassimilable par l'ancienne morale se trouvant défendre le travail comme sacrifice à la société, peine, subordination, devoir, montrant par là que l'idéologie hiérarchique n'a pas disparu des entreprises, ni les liens de dépendance. Pourtant le chômage lui-même a permis d'imposer le travail comme désir, manifestant l'exclusion de l'individu isolé alors qu'il est constitué par ses liens sociaux, son intégration dans des réseaux. Ce qui compte désormais ce n'est plus la production individuelle mais le travail social, la participation à l'activité commune. Cette nouvelle logique de dépassement de l'hétéronomie, son inversion était déjà en germe dans l'ergothérapie mise en place dans les asiles après la seconde guerre mondiale, passant d'un esclavage inhumain des fous à des activités plus épanouissantes !
C'est donc un travail voulu et non plus forcé par l'indigence. Le Revenu Garanti inverse la valeur travail en statut désirable, ce n'est pas la contrepartie douloureuse d'un don. Le don est d'ailleurs toujours ramené à l'échange, soit au nom de l'équivalence (contre le don sans retour de Sénèque), soit de l'individualisation alors qu'il s'agit plutôt d'une généralisation du maternage. Le Revenu Garanti n'est pas un don individualisé, d'ailleurs l'État n'est pas dans la sphère du don mais du droit, c'est bien plutôt ce que nous doit la société qui nous élève, nous forme, nous éduque, nous soigne. Nous n'avons pas besoin d'incitations pour nous valoriser socialement, mais de moyens suffisants, d'un peu d'aide.
Plutôt que de se lamenter sur les "inutiles au monde" que sont supposés être les chômeurs, ne pourrait-t-on les considérer comme ceux qui sont "disponibles". Adam Smith appelait bien les rentiers "classe disponible", en opposition aux producteurs. S'il faut bien une rente sociale en effet pour cela, c'est surtout cette classe disponible (comprenant aussi les retraités et les femmes au foyer) qui doit être l'objet prioritaire du développement humain et le lieu de la créativité. Le travail salarié d'abord valorisé par le chômage devrait perdre finalement sa prééminence au profit d'un au-delà du salariat et de l'emploi qui ne peut se développer sans un Revenu Garanti.
Le revenu garanti n'est pas le revenu unique et n'introduit pas une déconnexion entre le travail et le revenu, déconnexion originelle mais de plus en plus flagrante avec la production immatérielle. La garantie du revenu constitue seulement une protection contre les fluctuations des revenus dans une économie flexible et la base d'un développement humain. Il ne constitue pas une désincitation au travail puisque sa caractéristique est d'être cumulable, au moins partiellement, avec un autre revenu, mais il favorise les activités autonomes. S'il est suffisant c'est enfin un revenu de résistance poussant les salaires à la hausse et rétablissant un rapport de force plus favorable au travail.
Une politique de développement humain ne se limite pas au revenu garanti mais doit permettre une véritable valorisation des personnes, la formation, l'intégration à l'activité économique comme l'accès aux responsabilités démocratiques. Le revenu garanti n'est ici qu'un minimum, encore faut-il s'entendre sur son niveau qui doit être suffisant pour à la fois sortir du productivisme et donner un véritable droit à l'indépendance financière, un droit à l'existence qui soit aussi un revenu de résistance à des salaires trop bas.
Il ne s'agit pas de se limiter à l'analyse des dysfonctionnements du capitalisme ou des évolutions de la production. Il s'agit plutôt de construire un projet écologiste, une économie alternative au productivisme salarial en s'appuyant sur les nouvelles potentialités de l'économie immatérielle. Nous voulons montrer que la question de la garantie du revenu est au coeur de toute subversion de la logique capitaliste et patriarcale, le préalable à toute affirmation de la priorité de la vie, de la politique, de la personne sur l'économie.
- La fin du patriarcat
La structure familiale est bien sûr primordiale dans la construction de l'idéologie. L'écologie n'est pas la cause de la fin du patriarcat, elle en serait plutôt un des effets. Si on peut raisonnablement penser qu'on vit effectivement l'avènement d'un nouveau matriarcat (inévitable dès l’instant où la femme a des partenaires successifs), par contre il faut reconnaître que, sur le court terme, le patriarcat reste encore largement structurant. La situation est donc inconfortable, personne n’y trouvant son compte.
La nouveauté massive est la présence bientôt majoritaire des femmes dans le salariat, faisant entrer le hors-travail (la 2ème journée, éducation et travail domestique) dans le salariat. Ce qui doit imposer la garantie du revenu, c'est aussi la contrainte de reproduction des nouvelles forces productives, mais là encore doit s'introduire une rupture dans le partage du savoir contre les héritiers de notre noblesse d'État, car s'y oppose la reproduction de la domination. La logique de rente patrimoniale, logique patriarcale, est de plus en plus déconsidérée, ressentie comme privilège arbitraire. De l'égalité abstraite des individus justifiant les plus grandes inégalités, on passe à une personnalisation (une sorte de "mérite républicain") reconstituant la solidarité sociale.
La fin du patriarcat commence avec la fin du féodalisme et des rois, se traduisant d'abord par un individualisme tout aussi impossible que le totalitarisme qui a voulu rétablir la primauté d'une totalité autoritaire dans la négation de l'individu. L'écologie enfin sauvegarde la totalité aussi bien que l'individu, leur inter-dépendance dans une approche plus accueillante et diversifiée, la substitution d'un Etat-providence à un État de guerre. Les transformations de l'économie immatérielle en réseau accélèrent le passage de la concurrence à la coopération. C'est cet ensemble de causes (de la fin du patriarcat à la globalisation, aux externalités, à l'écologie, aux réseaux coopératifs, à la production de l'homme par l'homme) qui concourt, avec la "crise de la mesure", au dépassement de la justice distributive pour un développement humain plus maternel. Si le darwinisme était la théorie d'un capitalisme où le plus fort gagne, les théories de la domestication, de la couveuse protectrice sont plus adaptées pour une économie où celui qui gagne est le plus coopératif, le plus aimé.
Tout montre que nous quittons le patriarcat et sa conception de la justice comme norme, mesure, propriété, patrimoine pour une sollicitude plus féminine selon les féministes Carol Gilligan (Une si grande différence), Nel Nodding (Care) et Joan Tronto (Moral Boundaries). On passe ainsi de la justice patriarcale qui nous condamne à "gagner" notre vie, à la providence, à l'écologie, à l'assistance, au droit à l'existence, à l'amour maternel de l'Etat-Providence. C'est un renversement considérable. Ce à quoi nous avons à nous affronter mais ce qui rencontre aussi la résistance la plus opaque (dans la justification d'un revenu d'existence par exemple), c'est cet achèvement de la justice dans l'amour qui nous délivre de la Loi et ouvre le temps messianique de la liberté, d'une liberté objective que Sen identifie au développement mais qui est aussi l'essence de la production culturelle ou du New Work, le travail passionné délivré de toute subordination comme de toute distance avec la vie. Les femmes seront les premières bénéficiaires d'un revenu garanti individuel sans devoir marchander leur travail domestique, ni être confinées au foyer, et gagnant une indépendance indispensable qui devrait signer la véritable fin du patriarcat.
- Une culture de la frugalité
Le développement soutenable exige surtout une économie plus économe et le Revenu garanti est aussi l'instrument du développement d'un Tiers-secteur d'économie solidaire et du développement local offrant une alternative au salariat productiviste. En l'absence de revenu garanti, la pression de la nécessité nous livre à toutes les exploitations, pour l'emploi on accepterait n'importe quoi ! Le capitalisme s'impose par sa productivité puis dure par le salariat. On ne peut détacher consommation et production. C'est bien la logique productiviste qui a produit le compromis fordiste aboutissant finalement à la société de consommation pour faire tourner les usines. Christian Marazzi dans son indispensable "La place des chaussettes" montre comment nos comportements privés, notre standing, sont directement reliés à notre travail. Pour changer la consommation, il faut changer la production.
En supprimant la nécessité vitale de la compétition, le Revenu Garanti doit permettre une culture de la frugalité, retrouvant un peu de l'esprit protestant du capitalisme à ses débuts, avant que l'accumulation infinie ne cultive un désir sans fin, sans satisfaction possible, inaugurant une société de consommation sans limite, du toujours plus (A. Gide, JJ Goux).
On peut attendre le développement d'une culture de frugalité à mesure que se généraliseront des modes de vie qui ne sont plus centrés sur le salariat et rassemblent une élite culturelle avec les plus pauvres, bohème qui n'est pas encore bourgeoise et qui puisse rendre la pauvreté moins honteuse (comme en témoignent les mouvements de jeunes Beatniks, Hippies, Punks), dynamiser une économie locale de débrouille et de solidarités (SEL). Cette culture de la frugalité ne doit pas être réduite à une esthétisation de la pauvreté par les futurs cadres de la société (De la misère en milieu étudiant). Ce doit être un choix, rendu possible par les produits et services adaptés.
Nous ne pouvons défendre la croissance et le travail à n'importe quel prix, ni condamner les "inactifs". Cependant il ne s'agit pas de justifier la pauvreté ni d'encourager l'inactivité mais bien au contraire d'encourager un développement personnel, une activité valorisante, un statut social, un travail extérieur, ce pourquoi il faut accepter le cumul du Revenu Garanti avec un autre revenu jusqu'au smic, sans y forcer quiconque pourtant.
- Le revenu citoyen, prix de la démocratie
C'est enfin une question politique de démocratie élémentaire si on ne veut pas réserver la politique aux riches, aux fonctionnaires ou aux professionnels comme maintenant. C'est un point aussi essentiel que les autres et de grandes conséquences. S'il n'y a pas de véritable opposition idéologique au sujet d'un statut de l'élu, ce qui doit frapper c'est à quel point il n'est pas pris en compte, l'inertie idéologique, comme si on pouvait se satisfaire de l'oligarchie actuelle.
Une fois admise l'urgence d'un revenu garanti, on n'a pas tout réglé mais on s'est mis dans une autre logique, pour aider les gens à valoriser leurs activités autonomes, par exemple, ou leur proposer un développement de carrière, ou aménager différentes poses dans l'activité, différents rythmes de travail. Le principal reste à faire, le travail de formation, de soin et d'assistance qui doit constituer notre développement humain. Il y faut d'abord une conversion à une société plus secourable et moins individualiste. C'est notre intérêt, y compris économiquement mais c'est aussi le sort que nous réservons aux pauvres et aux exclus qui sera jugé très bientôt aussi abject que l'esclavage par les nouvelles générations. C'est bien là qu'il faudrait rendre la honte encore plus honteuse.
Toutes les ressources de l'inspiration poétique seraient nécessaires pour illustrer l'évolution de notre conception du monde : d'une justice normative au développement humain, d'un individualisme homogénéisant du semblable (tu matériel), à la pensée globale de l'écologie valorisant les diversités au nom de nos complémentarités et de notre destin commun (il final), du bien individuel à une conscience sociale retrouvée, d'un savoir et d'une liberté coupable au savoir libérateur et créatif, d'un travail pénible à la valorisation de soi. C'est le temps de l'enfance après celui de l'esclave et du citoyen, temps de l'apprentissage et de la formation de l'esprit après celui de l'obéissance et de la discipline des corps.
Nous pouvons désormais tout reprendre à zéro et construire un programme pour le troisième millénaire, une alternative au capitalisme salarial, un développement local et personnel basé sur le revenu garanti et la valorisation personnelle.
D. De l'économie à l'écologie
L'alternative écologique : société d'assistance et droit au travailSubordonner l'économie au social
L'Ecologie-Politique, comme conscience de la mondialisation achevée, est la nécessité, devant les limites planétaires et les destructions du capitalisme, de trouver une alternative globale au productivisme qui préserve nos diversités et nos libertés grâce à une véritable démocratie participative.
Nous ne pouvons laisser faire la globalisation libérale et la domination de la logique économique sur la société. Notre premier principe doit être de subordonner l'économie au social (négation de la séparation de l'économie) et donc de mettre l'économie au service d'un développement humain comme développement des libertés objectives, des capacités réelles et de l'autonomie de chacun.
En effet, notre second principe doit être de laisser à l'individu le maximum d'autonomie plutôt que de le subordonner à l'État, ne pas le traiter en moyen mais comme fin, c'est-à-dire qu'on doit le considérer comme sujet (comme acteur responsable) plutôt que de le manipuler comme objet, faire du citoyen vivant la base du pouvoir plutôt que de le traiter en administré. Responsabilité ou autonomie sont pris plus au sérieux que dans un libéralisme de façade car c'est la solidarité qui les rend effectifs. Les valeurs écologistes de responsabilité, de solidarité et d'autonomie sont indissociables:
Comme alternative au salariat productiviste aussi bien qu'expression de la solidarité sociale ou revenu d'autonomie, le Revenu Garanti qui a toujours été une revendication écologiste, constitue bien la synthèse de ces trois valeurs et la base d'une production écologique tirant parti de la révolution informationnelle comme de la dynamique du cycle de croissance.Responsabilité : développement soutenable
Anti-productivisme, contre la logique du profit, contre la croissance c'est-à-dire contre le capitalisme salarial. Principe de précaution.
Solidarité : droit à l'existence
Pour la coopération, le développement local et personnel, l'assistance, pour un droit concret à l'existence (discrimination positive, favoriser les défavorisés). Pour une mondialisation des peuples, contre la mondialisation marchande. Contre la concurrence de tous contre tous.
Autonomie : valorisation de la diversité
Contre la domination majoritaire normative, pour une démocratie participative du consensus et des minorités, le développement et l'expression personnelle, l'action citoyenne, une démocratie face à face. Pour le travail indépendant et artisanal, à dimension humaine.Les écologistes eux-mêmes n'en sont pas encore assez persuadés et se contentent de "niches écologiques" ou de limiter les dégâts. Ce sont bien les rapports de production qu'il faut changer pourtant, la libération du travail.
Pour une véritable alternative au capitalisme productiviste
Nous ne pouvons accepter le mythe libéral d'un capitalisme populaire, de salariés-actionnaires réconciliant travail et capital, pas plus qu'une propriété collective qui garde les mêmes outils en les faisant simplement changer de main. L'opposition des intérêts des salariés et des intérêts des actionnaires ne disparaît pas sous prétexte que les salariés seraient "propriétaires" de l'entreprise, comme ne disparaît pas la contradiction entre les producteurs et les consommateurs que nous sommes pourtant tous. C'est le salariat et le capitalisme que nous devons dépasser, leur productivisme insoutenable, en nous appuyant sur les possibilités du moment mais :
Soit on se contente d'un tiers-secteur protégé, un petit plus écologique sauvant la réciprocité du lien social, à côté d'une production marchande inchangée et toujours insoutenable ;
Soit on se donne comme objectif une production simplement plus économe et aseptisée, un renforcement des normes, des taxes et des contrôles, ainsi qu'une réduction de la production et du temps de travail. Le travailleur devra s'adapter alors à une société de plus en plus déshumanisée et inégalitaire, remplacée par l'extension du marché et par l'optimisation de la production de marchandise, selon la même pente que le productivisme actuel, avec juste un peu moins de consommation et un peu plus de "temps pour vivre".
La définition des "besoins sociaux", même déterminés "démocratiquement", se substituant au marché pour "subordonner" le travail et l'économie, en nivelant les différences individuelles et en reproduisant un salariat simplement socialisé, n'est pas une meilleure voie et peut même ouvrir la route à des entreprises comme Vivendi pour les assurer au meilleur coût sans remettre en cause la logique du profit.
Soit on veut remettre, enfin, l'économie à l'endroit, sur sa base sociale, et on se donne comme objectif le développement personnel, la production de l'homme par l'homme plutôt que la consommation de biens. Le fait que le capitalisme rencontre la limite planétaire ne doit pas réduire l'écologie à juste limiter le capitalisme, car nous devenons responsables de l'économie comme du climat et nous devons assumer un objectif politique de développement humain, soutenable pas seulement plus durable. Dans ce cadre, le Revenu Garanti s'impose comme alternative au salariat au temps de la révolution informationnelle, et nous sommes justement à un moment propice pour conquérir de nouveaux droits.
Pour de nouveaux droits au développement humain
Ce n'est ni en généralisant le salariat, ni en démocratisant le capitalisme, ni en s'imaginant réorienter les multinationales sur des buts éthiques ou politiques, encore moins en "changeant nos habitudes" qu'on rendra notre développement soutenable mais en se réorientant sur l'économie locale et le développement personnel, en partant des hommes eux-mêmes, de leur vie, de leurs envies et non des "besoins de la production". Il faut "penser à l'envers" du fordisme. Renversement de perspective, grâce aux nouvelles technologies, de la production de masse à la production singularisée qui nous redonne l'initiative. Il faut partir du citoyen lui-même, de son expression, parier sur la démocratie participative (occupons-nous de nos affaires). La véritable révolution est de partir des compétences de chacun, de l'autonomie et de la diversité des travailleurs, de l'offre effective qui doit, bien sûr, rencontrer une demande sociale, tenir compte du global où elle prend son sens.
Ce recentrage sur la personne, est aussi un recentrage sur le local. Small is beautiful et il vaut mieux des milliers de cigales qu'une grosse mutuelle bureaucratisée éloignée de cette économie locale, économie de face-à-face. Il vaut mieux créer des régies et des coopératives municipales, favoriser le travail indépendant et artisanal aussi bien que des formes d'associations et de réseaux locaux (SEL) mais pour cela il faut un revenu garanti, un capital risque d'État, l'accès aux conseils et à toutes sortes d'assistances.
Puisqu'il n'y a pas, à l'opposé du credo libéral, de liberté naturelle en société, mais que toute liberté (celle de la concurrence par exemple) est bien une construction sociale, alors toute libération des nouvelles forces productives doit être organisée aussi et commencer par des droits nouveaux. Il ne s'agit ni de "prendre le pouvoir", ni de tout collectiviser, mais de gagner des nouveaux droits. Contre la précarité : droit à la sécurité, droit à un revenu garanti indépendant de l'emploi. Passage des droits formels aux droits concrets : droit à l'existence, à l'autonomie financière, à la formation, à l'initiative économique. S'adapter à la nouvelle économie ne veut pas dire revenir sur les derniers systèmes d'assistance sociale mais, bien au contraire, développer une véritable société d'assistance, de valorisation des compétences et de coopérations en réseaux constituant une alternative concrète au salariat. Il s'agit bien de tirer parti des nouvelles technologies mais pour se passer du capitalisme et construire une économie plus économe en réorientant la consommation vers l'immatériel et les services.
Pour un revenu garanti (droit à l'existence)
Très concrètement, cela veut dire rejeter le vieux principe "qui ne travaille pas ne mange pas" responsable du maintien sous la contrainte de la nécessité, et reconnaître qu'il n'y a pas de liberté sans indépendance financière. Mettre la vie avant le profit, le social avant l'économie, c'est vouloir donner sa place à chacun, favoriser son expression, la valorisation de ses talents, c'est faire de l'économie un développement local et solidaire, plutôt qu'une croissance soi-disant durable. C'est redonner sens à une véritable fraternité, à notre être-ensemble et privilégier le long terme sur l'intérêt immédiat.
Plutôt qu'une logique d'insertion des exclus dans l'économie, nous devons privilégier au contraire un développement des personnes (formations, aides financières, assistance technique, mise en contact). Plutôt que d'inciter les entreprises à embaucher, nous devons donner des aides aux personnes (Supiot).
Ce qui était hier encore une pure utopie morale est désormais une nécessité de la nouvelle économie, de l'automatisation et de l'immatériel (du développement des activités culturelles à la coopération logicielle) revendication reprise par les chômeurs (à la suite de Toni Négri, André Gorz, Transversales, etc). Les instruments de cette "libération du travail", de la sortie du règne de la nécessité économique et du dépassement du salariat, au stade de la production immatérielle, sont d'abord, de véritables droits à l'existence :
- Droits fondamentaux au logement, aux soins, à l'assistance, à la formation
- Un Revenu Social Garanti individuel d'un montant suffisant (75% du smic)Ces droits ne sont qu'un préalable pourtant au changement de la logique productive, au développement comme liberté.
Pour un développement local et personnel (libération du travail)
Nous pouvons désormais préciser notre projet de développement écologique qui a bien un sens comme développement local et personnel. Nous ne pouvons nous réduire au revenu garanti comme solde de tout compte, même s'il est une base indispensable. C'est bien la production que nous voulons changer et passer d'une société concurrentielle à une société coopérative, de l'économie à l'écologie. Il ne faut pas s'en tenir aux garanties vitales mais il faut assurer l'accès aux moyens de production et à la reconnaissance sociale. L'ordinateur est devenu le moyen de production universel accessible à tous, point décisif, mais il ne faut pas pour autant laisser le privilège de l'initiative économique aux riches. Il faudrait reconstituer l'équivalent des anciens terrains communaux :
- Des coopératives et des régies municipales de développement local ainsi que des Systèmes d'Échanges Locaux favorisant les échanges en circuit court et abritant des activités autonomes ou coopératives (Bookchin montre qu'en dehors d'une propriété municipale les coopératives sont soumises au productivisme).
- Une assistance et une formation individuelles tout au long de la vie. Ce que tentent déjà de faire de grandes entreprises (gestion de carrière des DRH). Droit au conseil et au soutien entre l'Éducation Nationale et la médecine générale. Cette nécessité de l'assistant personnel prend la forme du "coach" dans la société en réseaux.
- Enfin, accès au droit à l'initiative économique pour tous (subventions, prêts, Capital Risque d'État) et même à l'échec conformément à ce qui se met en place pour les start-up d'ailleurs (pépinières d'entreprises). Le développement local consiste ici à fournir des moyens aux acteurs locaux mais aussi de les coordonner dans le souci de la valorisation des personnes et de leur savoir-faire multiples.Arrivé à ce point, le droit de la personne semble acquérir un contenu concret hors de toute hiérarchie ou lignage. Les droits à l'existence et à la valorisation personnelle donnent les bases d'une sortie du productivisme salarial, d'une véritable solidarité fraternelle en donnant à chacun les moyens d'être autonome. Délivrés de la contrainte vitale, il sera possible d'organiser localement une production plus écologique (production intégrée zéro déchet, circuits courts, agriculture biologique et artisanats locaux) sans négliger l'ouverture à l'extérieur et notamment la coopération nord-sud, mais aussi une coordination globale par le biais d'une planification souple des investissements publics.
C'est seulement à ces conditions qu'un revenu garanti pourra être la base d'une économie écologique, une alternative au capitalisme et pas seulement un traitement de la misère. Dépasser le débat sur le Revenu Social Garanti est nécessaire pour poser le véritable débat sur le droit au travail. C'est la garantie du revenu qui permet de transformer le travail en droit, en activité valorisante, et non plus en devoir douloureux ou nécessité vitale. C'est bien cette sécurité minimum qui permettrait de résister à la dégradation des conditions de travail et qui peut enfin donner sens à une autogestion autrement soumise aux mêmes contraintes productivistes que le salariat.
Tout ceci se résume, juridiquement, à l'extension des droits de la personne à l'autonomie financière et à la valorisation de ses compétences mais exige aussi l'instauration d'une démocratie participative. A la différence de nos sociétés dominées par le profit et la croissance, il sera possible alors de retrouver notre véritable communauté et d'imposer vraiment le contrôle et la limitation de la production sans craindre des représailles sociales. C'est seulement par l'extension des droits qu'on viendra à bout de la domination marchande et du productivisme capitaliste.
La formule de Marx qui a nourri tant d'utopies prend désormais un sens plus concret bien qu'éloigné des représentations habituelles : "De chacun selon ses capacités" signifie formation, valorisation sociale et parcours professionnel (statut), une véritable libération des forces productives individuelles. "A chacun selon ses besoins" signifie d'une part un Revenu Social Garanti mais aussi les moyens professionnels dans le cadre du développement local. Reste, ce qui n'est pas mince, à donner forme à cette assistance professionnelle en échappant au clientélisme local, à la re-féodalisation qui accompagne hélas ce recentrage sur le local et la personne. C'est un défi comparable à l'éducation nationale et qui doit nous permettre un véritable développement écologique et une consommation largement immatérielle, orientée vers la valorisation personnelle, la production de l'homme par l'homme (qui représente déjà 40% du PIB), plutôt que vers une consommation de marchandises insoutenable écologiquement.
Il nous faut approfondir la description de ce nouveau développement local et personnel, caractérisé comme économie quaternaire (activités autonomes défendues par Roger Sue et surtout Jean-Marc Ferry) prenant la suite du tertiaire (services). Il ne faut pas confondre cette économie écologique avec le tiers-secteur actuel et l'économie sociale assurant avec l'aide de l'État, le recyclage des exclus du salariat. Ce doit être véritablement un contre-projet au capitalisme salarial, une nouvelle organisation productive, une nouvelle répartition des revenus, une nouvelle donne.
E. L'ère du quaternaire.
Le projet écologiste se distingue radicalement d'une fonctionnarisation de la société tout autant que de l'individualisme salarial principalement par le développement des activités autonomes qui doivent être au coeur du nouveau mode de développement basé sur la production de l'homme par l'homme et la valorisation de la personne.
A l'opposé de la logique contractuelle de l'aide aux chômeurs pour retrouver un travail subordonné (PARE), l'écologie prend assez au sérieux la valorisation de la responsabilité et de l'individu pour que la société d'assistance tant décriée qu'elle revendique puisse favoriser les activités autonomes en apportant aux individus toutes sortes de services et de protections sociales.
Il y a une véritable nécessité économique du développement de ce secteur des activités autonomes qui semblent revenir à une forme d'artisanat. Il n'y a pourtant aucun statut permettant d'exercer une activité libérale en dessous d'un niveau de revenu assez élevé. En effet, de nombreuses barrières (comme les cotisations sociales) empêchent de pratiquer des professions indépendantes en dessous d'un gain assez important, condamnant rapidement les moins productifs. Les charges sociales forfaitaires n'ont pas d'autre signification que de constituer une barrière d'accès sur un marché concurrentiel afin d'éliminer les moins performants et maintenir un niveau élevé de prestations. On empêche les gens de travailler, voilà la vérité, le droit au travail n'est toujours pas respecté.
Dés lors, si on ne doit pas limiter les possibilités aux activités personnelles, il faut reconnaître leur importance croissante et stratégique, surtout d'un point de vue écologiste, et l'urgence de garantir leur statut (que ce soient les nouvelles formes d'artisanat, les professions libérales, les agriculteurs biologiques, les artistes, les informaticiens indépendants etc). C'est un statut pour ces travailleurs indépendants intermittents qu'il faudrait d'abord, la possibilité d'exercer une activité indépendante en même temps qu'une activité salariée à temps partiel ainsi que l'exonération de charges jusqu'à un niveau suffisant de ressources, et puis obtenir pour ces activités toutes les protections sociales du salariat (les scop sont une forme d'association d'indépendants qui va dans ce sens mais des régies locales seraient plus adaptées, des structures d'accueil offrant toute l'assistance nécessaire).
Il ne s'agit pas de rendre chacun indépendant mais de donner un véritable choix. Il ne s'agit pas de laisser chacun se débrouiller tout seul mais au contraire de fournir toute l'assistance nécessaire, créer de nouvelles formes d'associations et d'engagement dans des projets collectifs. Il ne faudrait pas abandonner les structures de socialisation aux grandes entreprises mais développer au contraire des régies ou coopératives municipales et généraliser le droit d'assistance, l'aide au développement, à la gestion de carrière, aux coachs et divers conseils ou soutiens.
Avec tout cela, il n'est pas question d'interdire le salariat, qui survivra sous différentes formes avec des protections renforcées, mais de réduire sa place centrale dans la société, la dépendance de la société, la détermination de son idéologie, pour devenir enfin un secteur "subordonné".
La vie au quaternaire
Une curieuse critique s'élève contre le travail autonome au nom du fait qu'il s'identifie avec la vie et ne sépare plus travail et vie privée. C'est effectivement abolir la séparation introduite par le salariat. L'empiétement sur la vie privée n'est d'ailleurs pas obligatoire, c'est une question d'organisation. La critique va plus au fond en critiquant le fait de se passionner pour son travail (ce qu'on appelle New Work). Soit parce que notre passion permettrait notre auto-exploitation (!), soit parce que la passion ce n'est pas bien car il faut avoir une vie équilibrée et saine. Il faut rétablir que si le travail autonome permet le travail passionné, il n'y force personne. Ceux qui préfèrent mener une double vie pourront toujours compartimenter leur temps. Il n'est pas forcément condamnable que la plupart identifient leur activité avec leur vie, de toutes façons, c'est la question de la liberté.
Il ne faudrait pas, certes, idéaliser ce travail passionné qui est dur, comporte bien des échecs et déceptions. Ce n'est jamais gagné d'avance, c'est un douloureux apprentissage mais c'est aussi une aventure. Ce qui est inacceptable c'est l'exploitation salariale de cette passion. Il faut de bonnes protections pour s'aventurer sur ces sommets en autonome et il faudrait pouvoir alterner périodes de surchauffe avec périodes de récupération mais surtout on ne doit y forcer personne.
La différence entre notre projet d'économie quaternaire et l'utopie individualiste libérale qui abandonne chacun à la lutte de tous contre tous, c'est tout simplement l'assistance et la coopération dont chacun doit pouvoir bénéficier afin de ne pas réserver aux riches le droit à l'erreur et à l'initiative économique.
Le projet d'une valorisation de la personne est bien un approfondissement de la division du travail, comme un projet de développement local valorise les avantages concurrentiels, les spécificités locales. Il y a des talents cachés qui pourraient rendre de grands services tout en valorisant ceux qui les ont développés. On ne doit pas supposer que tout le monde sait se vendre et, pour cela, la division du travail entre artiste et impresario est souvent nécessaire aussi, entre savoir-faire et faire-savoir.
Concrètement, on pourra faire partie d'une coopérative municipale, être indépendant ou encore salarié. Le Revenu garanti ne devrait pas être inférieur à un minimum de 75% du smic mais peut être d'un niveau plus élevé pour la plupart (contrat d'activité de Boissonat ou statut professionnel de Supiot). Une simple déclaration des heures salariées et du revenu du mois, un peu comme pour les Assedic actuellement, permettraient de déterminer le montant versé. Si les heures salariées sont inférieures à un plein temps, il pourra être versé un montant proportionnel au temps non-travaillé, sans tenir compte du revenu afin d'encourager le temps partiel choisi. Pour toutes les activités écologiques et culturelles qu'on veut encourager, le revenu garanti servira de subvention, de revenu de base versé intégralement entrant dans le revenu imposable. Pour les autres activités libérales, le revenu sera versé sous condition de ressources, le montant étant dégressif à partir du smic.
C'est la fin du paritarisme, des droits liés à l'entreprise, au salariat, pour un statut "au-delà de l'emploi". Les "inactifs" comme les professions libérales bénéficieront donc des mêmes protections universelles (CMU) que les salariés, les charges sociales devenant progressives (CSG), en fonction des externalités sociales participant à la création de richesse. L'ANPE devra évoluer vers une agence de valorisation des compétences, sans la menace inacceptable de "couper les vivres" du projet actuel (PARE) et surtout en ne se limitant plus au salariat mais en tenant lieu de bourse d'échange local de produits et services, ainsi que d'accès à divers financements.
On voit comme je colle à l'actualité plutôt que de m'engager dans une rêverie lointaine. Ces structures existantes sont loin d'être suffisantes, surtout parce que le RMI est indigne, mais aussi parce qu'il manque des structures d'assistance et qu'il faut créer des coopératives et régies municipales intégrant plus facilement à la vie locale, permettant la transition avec le salariat, et protégeant de la pression économique (Bookchin). Aussi indispensable serait un statut de l'indépendant, la fin de l'interdiction d'une activité libérale faiblement rémunératrice, et la généralisation du statut de l'intermittent.
Arrêtez tout.
La question se pose devant toute révolution. Et si cela ne marchait pas ? Si la production s'arrêtait ? D'abord ce serait sans doute souhaitable de s'arrêter et de réfléchir un peu, comme ce livre vous y invite en introduction, mais la démocratie participative implique surtout de corriger ses erreurs sans cesse. Il ne faut pas tomber dans l'idéalisme, nous ne supposons pas l'homme bon mais nous croyons à son désir de reconnaissance. Il faut agir avec prudence, avoir une stratégie progressive, mettre en place une économie plurielle. En tout cas, ni le tiers-secteur ou l'économie solidaire, encore moins la démocratie d'entreprise ne pourrons constituer des alternatives.
L'utopie du temps libre est la même que celle de l'homo economicus, réduisant l'aspiration des hommes à la consommation, en négligeant le besoin d'activité et de reconnaissance sociale. Le "moindre effort", le principe de plaisir freudien ou le confort, génèrent un insupportable ennui, tout comme le chômage subi. C'est l'envers de l'idéologie du travail forcé qui doit bien supposer une paresse qui lui résiste et dont l'idéal ne peut être que de se délivrer de cette domination. Il ne faut pas en faire le rêve d'une vie inutile à ne rien faire, rêve aussi inconsistant que le désir de bonheur, ou la volonté de puissance, accumulation jamais satisfaite de capital inemployé, alors que ce qui nous mène, c'est le désir de désir, le désir de l'Autre, désir de reconnaissance, de valorisation sociale. C'est pour cela que le Citoyen est plus important que l'individu isolé, le débat politique permettant seul de dépasser rivalité et domination au nom de la Cité. Notre destin n'est pas de ne rien faire (surtout si ce n'est pas trop fatiguant!).
Ce qui justifie nos espoirs, c'est que la révolution informationnelle a déjà eu lieu, le développement des réseaux valorisant les connexions, les singularités et non plus la production de masse, le travail de moins en moins physique s'identifiant de plus en plus à la communication. Comme toute nouveauté, elle porte avec elle son lot d'illusions mais aussi ses réelles ouvertures à d'autres possibles qu'il nous faudra affronter collectivement, en se corrigeant sans cesse.
Sans reprendre vraiment le projet de Murray Bookchin de municipalisme libertaire, il faut souligner la possibilité de réaliser immédiatement cette économie quaternaire du développement local et de la libération du travail, du moins partiellement, par la création de régies ou de coopératives municipales. La propriété municipale doit protéger des aléas économiques tout en permettant une gestion démocratique "face à face", comme dit Bookchin, du développement local, en laissant la plus grande autonomie à leurs pensionnaires.
Il suffirait de s'inscrire à ces régies pour bénéficier d'un Revenu Garanti ainsi que de nombreux services facultatifs pour la valorisation des capacités de chacun et leur mutualisation, la participation à des bourses d'échange locales ainsi que l'accès à des financements et aux divers conseils nécessaires. Cette construction par la base n'est pas une solution idéale car trop facilement détournée en clientélisme mais surtout parce que cela introduit des inégalités selon les villes pour ce qui devrait être un droit universel. Ce n'est qu'au titre d'expériences, qui devront être généralisées, que les municipalités peuvent d'ores et déjà s'engager dans cette voie.
Le but de ces expérimentations ne doit pas être de traiter les séquelles du productivisme passé mais bien de préparer l'avenir, la nouvelle économie du savoir et du développement personnel, l'économie de la relation (quaternaire). Ceci implique d'offrir un statut aux personnes engagées dans ce secteur, au-delà de l'emploi (Supiot) et donc pas seulement dans les entreprises, mettre en place les conditions d'une sortie du salariat "par le haut", d'activités autonomes qui ne soient pas soumises à la pression de l'économie concurrentielle, ce qui ne veut pas dire hors de tout marché.
Différentes structures peuvent se mettre en place, ce peut être une régie locale de services à guichet unique, abritant des activités individuelles et collectives, mais cela n'empêche pas le soutien de SEL plus autonomes. Des monnaies plurielles peuvent être expérimentées (émises par la Mairie) pour financer ces activités avec des monnaies fondantes et non capitalisables.
Il est aussi important de mêler les publics (exclus et internautes par exemple) pour ne pas réduire cette économie solidaire aux laissés pour compte mais en faire la préfiguration de notre avenir, d'une économie du savoir dont la richesse est la société elle-même, le niveau de formation, l'ensemble des compétences personnelles qui ne se limitent plus à l'Éducation Nationale mais doivent s'acquérir désormais tout au long de la vie.
Au lieu de vouloir adapter tout le monde au productivisme salarial et inventer de nouveaux emplois au rabais, essayons d'adapter l'activité à l'homme, à ce qu'il peut faire de mieux grâce à notre assistance et notre formation. C'est ainsi que nous aiderons à naître une société plus solidaire et un développement local et personnel véritablement soutenable, orienté vers les services à la personne plutôt que vers la consommation de biens. En complétant les dispositifs existants on crédibilise ainsi un mode de développement alternatif qui est le seul soutenable, celui du développement local et personnel, de la production de l'homme par l'homme (formation, soins, culture, loisirs, relations). C'est ainsi que nous donnerons une crédibilité à notre projet écologiste au-delà d'une simple limitation des ravages du capitalisme.
Bien que rien ne permette d'espérer un tel mouvement actuellement, un mouvement municipal pourrait imposer rapidement ce nouveau mode de développement par la base, même s'il ne paraît pas viable de maintenir des expérimentations isolées très longtemps. Loin d'une simple "prise de pouvoir", ce développement local doit s'appuyer sur une participation active des citoyens, facilitée par le revenu garanti, sur l'expression des minorités plutôt que sur le nivellement des différences, c'est-à-dire sur une démocratie vivante enfin.
F. La démocratie participative, le
citoyen révolutionnaire
- Débat public et Lois
Sans parler d'un véritable pouvoir du peuple, dès l'origine,
la démocratie athénienne a été en tout cas
le règne de la discussion publique. C'est bien la démocratie
qui a favorisé l'émergence du dialogue philosophique et de
l'universel. Pour Socrate il n'y a pas de philosophe en-dehors de la cité.
Ce règne de l'opinion publique favorise pourtant les sophistes plutôt
que les philosophes et peut condamner Socrate à mort, au désespoir
de Platon qui voit dans ce pouvoir de la parole publique démagogie
et "théâtrocratie". La démocratie directe est non seulement
impossible (dominée au mieux par Périclès) mais dangereuse
si elle ne s'appuie pas sur des Lois, car il faut une continuité
des règles sociales et, derrière les joutes verbales, ce
sont des forces réelles qui se combattent. La rhétorique
des sophistes met déjà au service de l'argent toutes les
ressources de la "communication". Il n'y a pas de "liberté naturelle"
sans institutions, c'est une construction sociale. De l'autre côté,
la loi républicaine ne peut remplacer le débat public. Le
fondement du Droit et de la politique est d'ailleurs la procédure
contradictoire (procureur et avocat). Le chemin de la démocratie
est étroit entre démagogie et bureaucratie, comme toute vertu
est un difficile équilibre tel le courage entre peur et témérité.
La démocratie directe a une place irremplaçable notamment
dans le mouvement social et la démocratie locale en tant que
"démocratie face à face" comme dit Bookchin mais on ne peut
se passer d'un cadre juridique et symbolique plus global, il faut préférer
le terme de démocratie participative instituant une dialectique
vivante entre les lois et les citoyens.
- Individu juridique et Droits universels
Paradoxalement, nos démocraties s'enracinent moins dans cette
démocratie athénienne à la citoyenneté limitée
que dans l'empire romain. Celui-ci nous a légué le
Droit romain à travers le catholicisme qui est bien la religion
de l'Empire et de l'universalité (catholicon). Du Protestantisme,
instituant un rapport direct de l'individu à Dieu, aux droits de
l'homme de 1789 puis au Code Napoléon qui les formalise, on retrouve
la complicité de l'individualisme et de l'Empire universel pour
lequel il n'y a pas de corps intermédiaires dans un rapport direct
de chaque sujet à l'empereur. Ce qui importe à l'Empire c'est
d'unifier les peuples qui le composent, ce à quoi les idéaux
du christianisme ont largement contribué. Nous en avons hérité
le juridisme (P. Legendre) qui va se révéler l'instrument
du libéralisme plutôt que d'un quelconque pouvoir du peuple
là encore.
- Volonté générale et marchés
La démocratie témoigne pourtant bien de la dimension
collective de la vérité (universel ou norme) mais lorsque
la démocratie a voulu rejoindre son concept de volonté
générale, elle est tombée dans la Terreur
avant de se réaliser par l'Empire. C'est le paradoxe sur lequel
s'est construite la dialectique de Hegel. L'affirmation absolue de la liberté
se retourne en négation de toute liberté. La liberté
collective consistant dans une volonté générale indivisible
que les députés doivent représenter (et non les intérêts
de leur département), toute déviation, tout particularisme
devient suspect, d'être le fait d'une faction, d'un ennemi
du peuple. En interdisant les corporations, la Révolution reprend
cette même logique qui est aussi celle de la main invisible
du marché ne tolérant aucune entente considérée
comme une "conspiration contre le bien public", la République ne
se divise pas ! Et tombe dans l'Empire qui rétablira la liberté
civile grâce à son Code par lequel le Droit romain s'impose
à l'Europe. Mais après la dictature de la majorité,
après l'usurpation napoléonienne, la démocratie sera
la proie de la dictature des intérêts privés.
- L'individualisme et l'échec de la démocratie représentative
Ainsi, l'intérêt général se dissout ensuite
dans les intérêts privés comme l'État fiscal
dans l'économie. Liberté d'exploitation, Justice commerciale
et Prospérité économique sont les véritables
principes de la démocratie bourgeoise (1848). L'État est
mis au service des intérêts de la classe dominante (Guizot
: Enrichissez-vous !) jusqu'à la privatisation de l'État
qui jouera constamment son rôle de "socialiser les pertes et privatiser
les profits". Le "suffrage universel" (sans les femmes) accordé
à une population encore largement féodale aboutira finalement
aux plébiscites de Napoléon III qui enterrent pour longtemps
toute prétention à une démocratie "représentative".
- La démocratie de masse et l'homme nouveau du biopouvoir
De cet échec de la représentation, est né le projet
d'une démocratie pédagogue et de l'Éducation
Nationale, celle des instituteurs de la République qui étaient
indispensables à l'industrialisation et au développement
de la technique. L'éducation par l'État menace cependant
la liberté du citoyen qu'il veut former, de l'hygiénisme
au fascisme, pour en faire un homme nouveau. Le Citoyen n'est plus ici
le fondement de la souveraineté mais l'objet des manipulations du
biopouvoir (médecine, école, asile, prison) jusqu'à
l'amélioration de la race (eugénisme). Il n'est plus qu'un
administré, sous la domination d'un scientisme sans âme. La
république éducatrice tombe ainsi dans la démocratie
de masse, la propagande et les mouvements de foule. Les horreurs du colonialisme
"progressiste" inaugurent les massacres de masse du XXème siècle.
- La démocratie de marché
L'augmentation du niveau de formation de la population ainsi que les
nouvelles possibilités techniques semblent permettre désormais
une véritable démocratie. Pourtant, ce qui va s'imposer,
avec ce monde médiatique de la pensée unique, c'est la conception
de la démocratie dans l'Empire américain, celle d'une
"démocratie de prospérité" comme on l'a appelée,
une démocratie de marché, de consentement plutôt que
de représentation ou d'expression. Le vote n'est ici qu'une épreuve
conventionnelle pour départager les offres politiques comme dans
un marché. On retrouve sans doute l'argumentation publique, incarnée
par la liberté de la presse, mais fortement parasitée par
la "communication", l'argent et la propagande. Cette démocratie
de marché, se présentant comme la fin de l'histoire avec
le couple capitalisme+droits de l'homme a tendance à substituer
le sondage au vote et les mobilisations sportives aux mobilisations démocratiques,
abandonnant toute représentation de l'intérêt général,
chacun étant responsable de son propre destin. La démocratie
du consentement remplace la violence du pouvoir par le contrôle,
la séduction, le spectacle, la publicité, la consommation
et tout l'attirail du bio-pouvoir. Il y a pourtant bien dans cette démocratie
américaine tous les éléments d'une "démocratie
des minorités" mais détournés par l'oligarchie financière
et sa politique impériale.
- La loi de la concurrence
Seuls restent deux réseaux crédibles en concurrence (on
appelle cela en marketing la "loi des deux"!) : les Républicains
et les Démocrates (RPR et PS), entre lesquels les électeurs
ont le droit de choisir selon les performances mais surtout selon les moyens
financiers des candidats : il y a effectivement une très large majorité
de millionnaires au Congrès. En fait de démocratie, il s'agit
bien d'une oligarchie sous contrôle citoyen comme le veut
la théorie aristotélicienne dès lors que le principe
de l'État est la richesse. D'ailleurs, on parle de plus en plus
de "démocratie des actionnaires" dans les entreprises, autant dire
d'une démocratie censitaire. Mais cette domination du profit n'est
pas durable et la colère du ciel vient rappeler brutalement notre
solidarité planétaire et nos limites écologiques,
notre existence comme société et comme vivants qui ne se
réduit pas à l'intérêt immédiat.
La démocratie par projet
Cette démocratie de réseaux en concurrence sur
le marché politique n'est pas nouvelle mais elle se généralise
en rencontrant les nouvelles techniques de communication et les nouveaux
modes de production en réseau de la "nouvelle économie".
Ceux-ci favorisent des modes d'action politique "par projet", en "réseaux
citoyens" dont le modèle est ATTAC. On retrouve d'une certaine façon
la logique syndicale ou corporatiste mais avec de grandes différences
en ce que ces réseaux restent ponctuels, sans délégation,
et surtout directement politiques, au service de l'intérêt
général et non pour défendre des intérêts
professionnels. Contrairement à la démocratie de masse qui
nous homogénéise dans la concurrence de tous contre tous,
la démocratie en réseaux valorise la connexion et donc la
différence, la nouveauté, la singularité, la complémentarité,
la diversification structurante d'un tout ordonné et solidaire plutôt
qu'une pure égalité où chacun est interchangeable.
Le contrat et la loi
Cependant, cette ouverture positive ne doit pas cacher les conséquences
de la logique du groupe de pression. Les réseaux ne sont
pas plus démocratiques que le marché, ils ne suppriment pas
les lieux de pouvoir et ont besoin d'être organisés pour laisser
à chacun sa place. C'est même tout-à-fait naturellement
que des traditions féodales sont revivifiées dans le contexte
général de re-féodalisation que dénonce
Alain Supiot avec la récente tendance à remplacer la loi
par la contractualisation. Il faut voir dans ces réseaux clientélistes
(l'enracinement des élus) comme dans le regain des mafias,
un refus du marché et une protection contre le libéralisme,
mais on voit bien ce qu'on y perd en universalité, la reconstitution
des privilèges et le renoncement à la démocratie elle-même.
L'espace public ne se réduit pas aux contrats mais s'ouvre à
l'universel.
La perte du sens commun
Dans le contexte actuel, les actions de lobying, les mobilisations
de réseaux participent plutôt à la délégitimation
et à l'affaiblissement des États. Ce coup de grâce
ne fait que renforcer le pouvoir des multinationales et légitimer
leurs pressions qui restent la principale menace même si l'AMI a
été repoussé. En l'absence de cadre symbolique, on
revient aux conceptions du Droit défendues par le nazi Carl Schmitt,
comme pur rapport de force, opposition simpliste entre amis et ennemis,
la politique consistant dans l'arbitrage entre luttes des opinions
et luttes des intérêts, domination d'une "majorité"
sur le même mode que la "loi du marché" imposant sa norme
à tous. La démocratie et la loi se réduisent ici à
la "transparence" des procédures juridiques, nécessaire à
la confiance des marchés. Pourtant, à trop mépriser
la dimension universelle, il ne reste plus de fondement à notre
communauté d'individus atomisés.
La démocratie participative
Pour construire une véritable démocratie participative
nous devons tenir compte de ces aspects contradictoires. Prendre la mesure
de notre prétendue démocratie, médiatique plus que
représentative, justifie bien l'activisme politique, les revendications
minoritaires comme contribution indispensable au débat public.
C'est au moins une action "publicitaire", d'argumentation publique (ONG).
La démocratie en réseaux n'est pas du tout l'expression directe
d'une majorité mythique, c'est un mode de décision par les
plus concernés, les plus actifs. Le Citoyen ici, c'est celui qui
agit, pas seulement celui qui vote. On s'approche ainsi de la définition
du Citoyen par Kojève comme synthèse du maître et du
travailleur, citoyen révolutionnaire transformant le monde
par son action. Nous devons faire exister notre communauté dans
son dépassement, vers ce qui lui manque pour être plus humaine.
La démocratie participative est cette négativité en
acte. Comme les Grecs ou les Romains le savaient bien, on n'existe jamais
autant que dans la participation à la vie politique, la lutte et
la résistance à un monde qui se fait sans nous ; en tenant
notre place dans l'histoire simplement ou bien, dit autrement, pour
comprendre le monde il faut le transformer.
Le suffrage universel
L'action est pourtant toujours très minoritaire, il faut en
avoir conscience. C'est donner raison aux minorités actives contre
la majorité silencieuse. Réserver la qualité de Citoyen
aux participants actifs à la vie politique serait pourtant bien
élitiste, renforçant l'exclusion des plus faibles et négligeant
la dimension universelle du langage et de la loi, d'un discours commun
et de règles communes. Il ne faut pas tomber dans le réductionnisme
d'une société réduite à une addition de minorités
ou de communautés, même fédérées. Le
mouvement social est indispensable mais ne saurait suffire, il faut aussi
donner toute sa place au symbolique, aux droits universels et au point
de vue global de l'écologie, de la politique tout simplement unifiant
les citoyens au-delà de l'intérêt particulier (penser
globalement, agir localement). On ne peut séparer les dimensions
du local et du global, comme on ne peut séparer le politique de
l'économique. Il faut protéger aussi ceux qui ne s'expriment
pas, tous les laissés pour compte. Le droit des minorités
actives ne doit pas restreindre les droits des minorités passives
et la démocratie participative ne peut se dispenser du suffrage
universel ni de l'héritage juridique pour y inscrire des institutions
durables même si elle ne s'y réduit pas. C'est au nom de notre
communauté globale et de notre sens de la justice que chacun est
valorisé dans sa différence. La condition d'une démocratie
participative est l'existence d'une solidarité sociale effective
ainsi que de lois sociales autant que l'action de chacun pour les améliorer.
Nous devons insister sur la nécessaire dialectique des institutions
et de l'action citoyenne. Ainsi, il faut certes se méfier d'un référendum
d'initiative populaire pouvant imposer la domination d'une majorité
et des votes contradictoires mais il faut malgré tout développer
les possibilités d'expression y compris par référendum.
Consensus et minorités
Quitter la prétention à la représentation, c'est
bien dépasser les prétentions de l'identité
comme de la "compétition pour l'hégémonie", et le
cortège des dominations, des racismes, des exclus. Dès lors
ce qui compte, ce n'est pas la majorité mais le consensus,
le projet commun (c'est pourquoi les majorités sont de 60% chez
les Verts) et la circulation du pouvoir (contre la professionnalisation).
Dans ce contexte, il ne faut pas se tromper sur le sens de la proportionnelle
qui rejoint les droits de l'opposition. Il ne s'agit pas d'obtenir ainsi
une représentation exacte mais une expression d'un plus grand nombre
d'acteurs et de points de vue pour organiser le consensus d'une société
solidaire. Dans le même esprit, on devrait redonner une place au
tirage au sort. Le consensus lui-même comporte des dangers d'immobilisme,
ce qui amène à valoriser à nouveau les minorités
actives, l'expression de l'opposition, du dissensus. Le consensus
n'est pas l'homogénéité mais bien plutôt une
diversité assumée, valorisée socialement. Il faut
passer des revendications majoritaires imposant une norme, aux revendications
minoritaires à l'exception (qui peuvent concerner une majorité
comme le féminisme), que ce soient les luttes écologiques
locales, les luttes des gays, des toxicomanes ou la revendication d'un
"revenu garanti pour tous". Dans ce contexte le vote majoritaire perd sa
fonction et l'AG des chômeurs de Jussieu par exemple ne votait presque
jamais. Chacun pouvait soutenir ou non une action, après discussion
mais sans décision de l'assemblée.
La démocratie économique : réaliser le droit
Au-delà de cet aspect contradictoire, le plus important restent
les conditions économiques de la démocratie. Il n'y a pas
de démocratie politique sans une certaine démocratie économique,
il n'y a pas de solidarité sociale sans une réelle solidarité
économique. La société est un élément
essentiel de l'économie comme l'économie est un élément
déterminant de la société. On ne peut séparer
droits politiques et droits sociaux, notamment on ne peut démocratiser
les entreprises sans renforcer les protections sociales. Sinon on ne peut
avoir plus qu'une démocratie de guerre (économique), c'est-à-dire
une dictature encore, simplement consentie. Il faut offrir un cadre économique
plus démocratique, comme les coopératives municipales de
Bookchin, permettant d'échapper à la pression concurrentielle
plutôt que de compter sur l'autogestion ou la propriété
salariale des entreprises capitalistes. Il faut donner d'abord les moyens
à tous de participer à la vie politique et nous devons penser
cette démocratie participative comme un peu plus égalitaire
et protectrice (revenu garanti) mais surtout comme la reconnaissance des
compétences de chacun, le droit d'intervention, le droit à
l'opposition, à la résistance, à la formation,
à l'assistance. Il faut prendre la mesure du changement entre une
démocratie de la volonté générale centralisatrice
et cette démocratie participative valorisant la diversité
et les minorités, l'expression de chacun et l'innovation. Après
le temps de la liberté et celui de l'égalité, voici
donc peut-être le temps d'une véritable fraternité,
temps de la rencontre et du savoir, de la connexion valorisant chacun
dans sa différence.
Rien n'est jamais acquis, tout est toujours possible
Il n'y a pas de démocratie achevée, pourtant. Réfutant
les rêves d'utopie politique, d'un meilleur des mondes sans plus
aucun conflit, nous devons affirmer au contraire que la subversion et l'opposition
seront toujours aussi nécessaires dans cette communauté paradoxale,
c'est la base d'une démocratie participative. Les droits des minorités
et de l'opposition, la parité, le mandat unique révocable
peuvent être la base d'une constitution plus démocratique
obtenant une approbation majoritaire mais la liberté s'usera toujours
si on ne s'en sert pas: tout dépend de nous inévitablement,
la part du risque et du sujet vivant, de sa résistance aux injustices
(les nouveaux droits syndicaux des lois Auroux n'ont ainsi fait que renforcer
la désyndicalisation en fonctionnarisant les syndicats). La démocratie
dépend du mouvement social plus que le mouvement social ne
dépend des structures démocratiques, c'est un processus historique
qui est encore en marche.
La démocratie à venir
Il y a des périodes plus actives que d'autres et nous quittons
le long sommeil des luttes sociales pendant une dépression maintenant
dépassée. Comme les hommes politiques tiraient leur légitimité
de la Résistance ou de l'affaire Dreyfus, nous avons besoin toutefois
d'une nouvelle fondation, sinon la démocratie formelle continuera
à se vider petit à petit. Il ne suffira pas d'encourager
la participation des Citoyens, il ne suffira pas de protéger nos
diversités, d'élargir l'autogestion et d'encourager le dialogue
social, il faut d'abord redonner sens à notre destin commun, non
plus compris comme volonté du peuple ni représentation de
la nation mais être-ensemble, convivialité écologique.
Cette refondation de la démocratie comme vivre ensemble, peut prendre
la forme d'un changement de génération, imminent avec le
Papy Boom. Tout est encore possible. L'homo economicus
de la marchandisation du monde n'est pas durable. L'avenir de la démocratie
est à nous!
G. Le pouvoir de la non-violence
Non-violence n'est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l'âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut défier un empire et provoquer sa chute.Gandhi
Unité de l'État et de la société
civile
On ne peut séparer la violence et la justice,
comme on ne peut séparer un État politique de la société
civile et de l'économie. L'État est à la fois langue,
monnaie, armée et police mais il n'y a pas d'autonomie de l'État,
ni de véritable monopole de la violence, etc. L'État, l'économie
et l'idéologie font système et chaque stade de la valeur
produit la violence de son appropriation et de la reproduction de la domination.
On ne peut parler simplement de la détermination par le rapport
social indépendamment des forces productives, notre expérience
actuelle des transformations dans la production, la valeur et l'idéologie
plaide pour l'unité dialectique du sujet et de l'objet difficiles
à démêler. La valeur a une dimension sociale, sacrée,
une dimension légale, politique de propriété et de
circulation, une dimension économique de reproduction.
1. Qui sème la misère récolte la colère
La violence n'est pas toujours visible et, autant une mise en lumière d'une misère profonde peut révolter tout un peuple, autant les violences les plus quotidiennes peuvent continuer à être ignorées sil elles ne sont pas montrées. Il y a, cependant, une violence réelle de la misère, du chômage et de l'injustice, comme il y a une violence des pollutions qu'on nous impose. Si cette violence n'est pas considérée, ce qui est le lot commun, elle finit toujours par se déchaîner (terrorisme, insécurité, guerre). Si guerres et révolutions sont considérés par tous comme de grandes catastrophes, elles ont commencé longtemps avant : dans un mépris trop longtemps toléré, elles ont commencé maintenant. Devant les violences des banlieues, il doit bien y avoir, comme dans l'Allemagne nazie, de bonnes mères de famille et de gentils retraités qui voudraient simplement vivre tranquilles et protéger leurs enfants. Pas méchants pour un sou, mais prêts à se résoudre à la suppression des SDF, des fous, des étrangers, des drogués, des chômeurs... Cette politique barbare dévore même ceux qui la servent, à vouloir obstinément ignorer les causes, courir en vain après leurs conséquences foisonnantes. Et la force n'est jamais assez forte contre la misère qui monte.
2. Faux droits : Police partout, justice nulle part
Il ne faut pas croire le discours officiel qui assure que tout est fait pour notre bien, qu'il suffit de suivre le droit chemin. Le Droit n'est pas encore réalisé mais seulement sa fiction. Il y a bien une justice de classe, c'est-à-dire un manquement à la justice. Ainsi, la fausse égalité entre Patron et ouvrier, justifie la fiction d'un contrat de travail "égalitaire", condition de sa validité. Depuis le Contrat social de Rousseau, en effet, c'est la forme égalitaire qui justifie la validité du droit, et non pas un contenu théologique. Mais ce droit reste tout théorique, comme le "droit au travail" inscrit dans la constitution et réclamé aujourd'hui par les chômeurs... Tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de justice, on ne peut faire respecter ses droits si on n'a pas d'argent, à moins d'une détermination extrême. On sait comme les plus grands bandits se défendent avec des armées d'avocats, comme les plus riches échappent à l'impôt. Enfin, cette justice, essentiellement commerciale, ne reconnaît que les écrits. Celui qui fait confiance à la parole ne peut faire valoir ses droits, on l'en accable par-dessus le marché car il ne s'est pas conformé au Droit. Il reste donc une justice à faire soi-même.
Améliorer le droit n'est cependant pas le supprimer. L'idée d'une justice de classe ne permet certes pas n'importe quoi et ne saurait justifier aucune injustice puisqu'elle doit se vouloir plus juste. Même si c'est l'injustice qui produit d'abord la violence du refus, il faut laisser parler les hommes et non pas les armes ; laisser la force à la justice, à la parole universelle, et non pas à la menace. C'est pour cela que la grève est la véritable violence du travailleur. Le chômeur doit choisir une autre violence, tout comme les paysans ; ainsi la violence des banlieues est là pour rappeler à une calme opulence l'encombrante existence des délaissés de tous. Sinon qui s'en soucie ? mais ni terrorisme, ni violences ne se justifient lorsqu'existe un mouvement de masse.
3. Violence régulatrice
Il faut comprendre le rôle de la violence au-delà de la force brute : la violence comme régulation, comme jugement de dieu, ordre, décision et norme. Simmel, entre autres, a montré comme le conflit était structurant, sans aller chercher toutes les ressources de la dialectique, on se construit toujours contre un autre. Une guerre change une nation, une grève change une entreprise. Conflits et violence surgissent de processus de différenciation et se résolvent en coalitions (JP Charnay 1973). Une guerre ébranle l'égoïsme de chacun, précipite des solidarités et se termine par un traité, un contrôle de la violence par la Loi. La violence est la force d'équilibre. C'est bien au niveau des forces militaires qu'il y a un équilibre walrassien (Bernard Guibert 1986) et c'est dans les conflits que se constituent les identités. L'enjeu des conflits est d'abord symbolique et leur violence est sacrée, leur issue dépend du moral des troupes plus que des forces matérielles et pourrait se passer de violences physiques du moins, mais la violence a bien valeur de vérité, il s'agit de régler ses comptes.
4. Ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel
Au-delà de cette phénoménologie, du rôle
de la violence, il faut reconnaître dans la force, le conflit, ce
qui est non-symbolisé, c'est-à-dire à la fois ce qui
se règle hors discours et ce dont le discours ne peut rendre compte
ou ce qu'il renie. La violence passionnelle surgit comme la contestation
d'un discours mensonger, mais la violence policière s'oppose à
cette subversion. Pour Aristote, la passion et la violence sont une réaction
à l'inégalité, une protestation à rétablir
l'équilibre, force de normalisation sociale. La violence est une
réponse et une limite. De même, dans les rapports de production,
c'est sur ce qui est rejeté par l'égalité formelle
de droit de l'inégalité réelle de fortune que peut
s'introduire une "lutte des classes" qui est pur rapport de force, hors
droit, déterminant la limite de l'exploitation. La violence décide
où le discours renonce et se renie. De même, Kojève
montre que là où le scepticisme, le relativisme ou le nihilisme
renoncent à décider du sens, ils laissent la place à
l'homme d'action et au dogmatisme des faits. Dans ce réel stratégique,
on ne peut jamais compter que sur nos propres forces, sur notre propre
résistance, notre détermination; notre sens de la justice.
La violence ici veut décider de l'indécidable ou témoigner
de l'insoutenable mais l'enjeu est bien symbolique, c'est pourquoi la force
pure n'y peut rien. Philosopher, comprendre est la seule façon de
faire reculer la violence en lui donnant sens et en essayant de corriger
l'injustice. C'est l'empire qui s'écroule plus que la victoire des
barbares.
Pas d'angélisme, donc, il y a des raisons à la violence. La "non-violence" qui est simple passivité et soumission au groupe n'est qu'un soutien de sa violence répressive. La violence de la révolte doit rétablir l'égalité et l'absence de violence. Elle doit se résoudre en contrat équitable sans jamais céder à la fascination de la force. Ce n'est guère facile.
On ne peut pas laisser faire n'importe quoi et, certes, la vie a toujours un prix qui laisse peser une menace sur celui qui nous la rend indigne, il y a des bornes à ne pas dépasser. Une certaine dose de violence est souvent nécessaire pour ne pas laisser croire à notre servilité, pour donner du poids à nos paroles. Mais elle doit être retenue pour invoquer la justice, tenir compte de l'autre. Tous les mouvements qui s'enferment dans la violence deviennent rapidement mafieux. Il faut donc montrer nos armes (nous ne nous livrerons pas sans résister) mais combattre par la raison tant que nous le pouvons, surtout que, dans la société de l'information, la force n'est rien, tout est dans la représentation.
Lorsque la violence est celle d'un mouvement social, elle devrait aussi se limiter aux cibles symboliques et spectaculaires, car il s'agit de manifester sa colère, de mimer la violence plus que de la déchaîner en vain. Surtout, presque jamais le peuple n'a intérêt à prendre les armes. A ce jeu, il risque d'être facilement écrasé alors qu'un seul mort pacifique peut lui donner la victoire politique. Et laisser parler les armes, c'est prendre le risque de laisser confisquer toute parole pour longtemps. Il faut que ce soient les coordinations de citoyens qui s'expriment et non les chefs de guerre. Que le peuple fasse parler les armes, et les armes finiront par se retourner contre lui. La force du peuple est dans sa solidarité et dans le nombre, dans son droit. Vouloir changer de terrain, c'est s'assurer d'une défaite certaine, un carnage...
1. Les nouvelles formes de lutte
La post-modernité
Depuis l'effondrement soviétique et la fin d'un monde bi-polaire
l'empire américain est sans rival, transformant profondément
nos représentations. Ce n'est pas le monde qui est plus chaotique
mais nos esprits incapables d'en rendre compte. L'éparpillement
des luttes et la capillarisation de la violence caractérisent une
post-modernité farouchement détotalisante bien qu'elle ne
nous protège en rien du totalitarisme marchand et de l'idéalisme
libéral, pas plus que de la dégradation climatique. Dans
cette dispersion, émergent pourtant de nouvelles luttes idéologiques
déterritorialisées, dont la proximité n'est plus locale
mais identitaire (réseaux) comme ont pu l'être le protestantisme,
1789, 1968...
La lutte pour la reconnaissance
Luttes des minorités ou lutte pour le revenu sont des
luttes pour la reconnaissance plutôt que pour le pouvoir ou le territoire,
lutte pour des droits concrets à l'existence. Il ne s'agit plus
des droits universels abstraits de l'État hégélien
mais bien d'une reconnaissance singulière de l'individu dans sa
différence et d'abord le droit de s'occuper de ses propres affaires,
d'une démocratie participative, d'un pouvoir du citoyen. La justice
revendiquée dans ces luttes fait un retour aux notions aristocratiques
d'honneur et de honte plutôt que d'équivalence bourgeoise.
Les métamorphoses de la violence
Avec l'émergence de ces luttes "identitaires" dans un monde
médiatique, la violence elle-même change de sens. L'enjeu
des luttes comme la forme de la violence changent à mesure que changent
les rapports de production, obéissant désormais à
une logique du sacrifice et de la manifestation plutôt que de la
force ou même du nombre, en même temps que la force de travail
est remplacée par la manipulation de symboles. Dans ce contexte,
la violence se limite souvent à la résistance "passive" qui
interrompt la circulation (intersection de la police et de l'économie),
grève, occupation mais elle peut prendre aussi la forme du terrorisme.
Arrêter ainsi notre collaboration sociale montre par contraste qu'elle
est indispensable à la reproduction du pouvoir, à sa circulation
(Rousseau le disait bien, aucun pouvoir ne peut subsister s'il ne transforme
la contrainte en devoir). L'important est pourtant surtout de se faire
remarquer, d'intervenir dans la communication en y faisant obstacle.
2. Violence et sacrifice spectaculaires
Critique des armes, arme de la critique
Il faut tenir compte du fait que l'humour, le sacrifice et la pitié
apportent dans les luttes minoritaires pour la reconnaissance un gain symbolique
essentiel. Au point qu'on peut dire cette forme de "non-violence" plus
efficace contre la violence subie qu'une résistance armée
battue d'avance. Le terrorisme n'a pas d'issue, le plus souvent manipulé
par des États. Répétons-le, si vous prenez des fusils,
vous déclenchez le massacre et justifiez la répression alors
que parfois un seul mort dans une manifestation pacifique peut être
décisive pour faire tomber un régime. Il ne faut donc pas
se régler sur des pratiques anciennes et des stratégies dépassées
mais prendre la mesure des transformations en cours affectant l'ensemble
des rapports sociaux. C'est l'occasion de mieux comprendre l'essence de
la violence comme symbolique, son lien à la valeur et au sacrifice,
du désir au politique et à l'économie. Cette dimension
symbolique qui a toujours été l'essentiel de toute victoire
prend d'autant plus d'importance qu'on est désormais dans une société
de l'information et non plus de la force de travail, où l'important,
comme dans la guerre, c'est la vitesse, l'occasion (Kairos), l'instantané
plus que la durée de l'action.
Justice et sacrifice
Le sacrifice est le témoin de cette violence symbolique.
Même si tout ceci est bien étrange pour les prétentions
de l'hédonisme moderne, mieux vaut étudier l'efficacité
du sacrifice que de se livrer à une violence aveugle, déjà
vaincue, et toutes ses victimes inutiles. Le sacrifice symbolique, qui
est à la fois magie et don, n'est pas la survivance d'une violence
archaïque ou d'une morale religieuse, c'est la condition du collectif
et du langage (castration pour les psychanalystes). Le collectif se fonde
du sacrifice de l'individu, la justice est cette loi supérieure
au nom de laquelle l'individu peut se sacrifier pour le groupe (dette,
idéalisme). La stratégie sacrificielle n'est qu'une violence
contre soi, le prix de la vie (car on ne peut vivre à tout prix),
mais adressé à l'autre comme accusation contre la justice,
dette pour les autres. Il n'y a sacrifice réel que là où
manque le sacrifice symbolique, la violence est ici encore le signe d'une
souffrance muette. Le sacrifice se veut dette et remords pour la société,
soldant des comptes imaginaires mais il est plus fondamentalement signification
portée au-delà, message à la mer. L'individu qui se
sacrifie ne rétablit pas un équilibre brisé mais il
crée une dette en signifiant son désir de société,
l'impossibilité de fonder l'individu sur soi-même et, même,
la mutilation que subit l'individu du fait du manque de société
qui est un manque de justice et de reconnaissance. Le caractère
de "signification de la violence" dans tout sacrifice est donc plus adapté
à l'univers médiatique qu'une violence vengeresse sans plus
d'effets qu'un coup d'épée dans l'eau. Cela signifie aussi
que le sacrifice réel compte moins que sa signification symbolique,
inutile de multiplier les martyrs.
Il faut renier la valeur pour dénoncer la justice distributive. Le saint décharite et nous dépouille du regard, il rapporte les choses à leur juste valeur face à notre dette originelle. Le sacrifice est le prix à payer pour la justice et la communauté, le sacrifice de soi (en Inde, le sacrifice était d'abord renaissance à la communauté avant de se vouloir détachement, dépersonnalisation), plutôt que de sacrifier des individus par millions au libéralisme ou à un communisme barbare. Il y a déjà eu tant de sacrifices pour la justice et la liberté, nous ne pouvons abandonner, la dette est déjà immense d'une mémoire qui ne doit pas s'éteindre.
Le combat pour la justice
Il n'y a pas un chaos du monde mais plutôt un chaos des esprits,
une absence de légitimité qui n'est pas durable. Il n'y a
qu'une voie pour éviter les violences à venir, c'est celle
de la justice qui passe par des "sacrifices". Faire les réformes
avant qu'il ne soit trop tard. Tâche impossible qui est pourtant
la notre en politique. Pour cela il faudrait une force sociale aussi puissante
que la guerre pour rassembler tout un peuple au-dessus de ses intérêts
privés. Pour une planète dévastée nous devons
recréer un adversaire, une menace qui nous unisse (ce devrait être
la maîtrise du climat) mais il nous faut vaincre la violence. Il
ne peut y avoir ni démocratie, ni développement humain dans
la violence.
Nos sacrifices n'ont d'autre but que l'intérêt général, une société plus vivable, une démocratie participative, la reconnaissance sociale de la personne concrète, le pouvoir du citoyen. Ce besoin de société vivante peut nous enthousiasmer mais le projet de la politique n'est pas un bonheur trop inaccessible ni un retour à un paradis introuvable seulement une réduction de la violence, l'art de vivre ensemble. C'est la construction d'une justice sociale, un sens commun, une communauté crédible, une parole tenue, un avenir retrouvé, une société durable.
La non violence est exigeante, demande réflexion, organisation, stratégie, retenue autant que détermination et ténacité. Les moyens de la non-violence sont d'abord le dialogue, l'information, ensuite les médiations enfin la coopération. Le calcul d'intérêt a tenté de se substituer à la violence mais il lui a plutôt donné une forme anonyme comme lutte de tous contre tous. Dans un monde globalisé, sans extérieur, la prise de parole doit prendre le pas sur la fuite pour donner sens à notre liberté en adaptant nos institutions. L'information peut nous délivrer de la violence sélective en prévenant les conflits, en y donnant réponse. "Devenir public de la sphère publique", "autonomie comme autolimitation", "institution de la société" (Castoriadis), c'est un agir conscient qui se substitue au libre jeu des forces du marché, à l'évolution subie par une conscience réflexive correctrice qui doit tenir le rôle du feedback dans la cybernétique (ou dans toute régulation biologique). La meilleure stratégie pour supprimer la violence reste de rétablir la justice là où elle est bafouée.
H. La Révolution à venir
Un revenu vital
Du Revenu Garanti à la valorisation de la personne
Il est encore bien difficile de réaliser l'étendue des bouleversements de la production automatisée vers une économie de services. Si nos institutions n'ont pas eu le temps de s'y adapter encore, chacun ressent à quel point ces nouvelles conditions entament et fragilisent le statut salarial, réservé désormais à une élite tandis que la précarité progresse partout.
Il faudra bien se décider à redonner une véritable protection sociale, une continuité "Au-delà de l'emploi" (Supiot). Pour cela il faudrait "Penser à l'envers" du fordisme comme le veut la nouvelle économie de la demande, de la flexibilité de la production (toyotisme). Ce n'est pas à l'emploi qu'il faut donner un statut désormais, c'est à la personne et d'abord un revenu garanti pour tous.
L'économie immatérielle en réseaux produit de l'exclusion alors que nous pourrions profiter au contraire de son immense potentiel de libération pour construire une production écologique de plus en plus nécessaire, une véritable alternative au productivisme salarial au profit d'un développement local et personnel. Le passage à l'économie immatérielle est celui de la production de l'homme par l'homme (formation, santé, culture) où c'est l'homme qu'il faut enrichir et cultiver, capital le plus précieux. Les institutions internationales reconnaissent désormais le "développement humain" comme la première des priorités (Amartya Sen).
Nous ne sommes plus aux débuts du capitalisme où le peuple était délibérément affamé, toute ressource commune lui étant retirée afin de l'obliger à travailler tout le temps (Weber, Polanyi, Gorz). Dans une économie de l'information, l'essentiel, au contraire, c'est le développement des capacités et la garantie du revenu assurant la reproduction des compétences (employabilité). Ce revenu doit être suffisant et ne saurait être inférieur au seuil de pauvreté sans menacer l'intégration sociale. Il doit surtout favoriser les activités autonomes, changer la production. Une politique de développement humain ne se limite pas au revenu garanti et doit permettre une véritable valorisation des personnes, la formation et l'accès à l'activité économique comme aux responsabilités démocratiques.
Il ne faut pas se faire d'illusions pourtant, le cynisme règne en maître comme le montre le petit livre "Pas de pitié pour les gueux". Les riches ont toujours raison d'être riches et les pauvres mériteraient d'être encore plus pauvres ! Malgré tout l'urgence du revenu garanti s'imposera tôt ou tard, si ce n'est par la précarité, du moins par l'inflation qui revient et les luttes pour le maintien du pouvoir d'achat.
La garantie du revenu est une nécessité de la reproduction de la société, de la formation continue, de l'innovation et de l'autonomie. C'est aussi la conséquence d'une "crise de la mesure", d'une valeur de plus en plus aléatoire et indépendante du travail direct (externalités positives). C'est la base d'un "tiers-secteur", d'une production plus écologique, du travail autonome. C'est enfin un revenu de citoyenneté permettant à tous de participer à la vie démocratique.
Le Revenu Social Garanti pourrait être dès maintenant un revenu individuel de 4000F à partir de 18 ans. Pour un travailleur à mi-temps, 1/2 RSG serait versé et surtout les 4000F serviraient de subvention pour les activités autonomes du tiers-secteur. Sans réduire le revenu garanti à ce minimum, c'est une base réaliste dont il faudrait faire une revendication prioritaire.
Nous n'avons plus à gagner notre vie mais à la produire. Nous avons la chance d'être nés dans un temps où le salaire n'est plus mesuré à la peine mais où notre liberté devient le coeur de la nouvelle productivité. L'utopie est déjà réalisée, il ne manque que de le reconnaître et d'abolir les anciens privilèges devenus insupportables, pour imposer un véritable droit à l'existence et à l'indépendance financière. Les années qui viennent annoncent le "choc des générations" du papy boom et bien des révolutions à venir qui dépendent de nous.
Le contre-pouvoir
La première chose à comprendre, c'est qu'il n'y a pas de pouvoir à prendre car, d'une part c'est la production qu'il faut changer, d'autre part c'est l'action citoyenne qui doit guider une démocratie participative. La deuxième chose à ne pas oublier, c'est que la violence donne le pouvoir à la violence, seule la non-violence laisse parler les gens. Le pouvoir du peuple est dans son nombre, son expression, ses manifestations. Notre pouvoir est dans nos mots, notre force dans notre raison. Tous les pouvoirs s'écroulent devant un peuple décidé, il suffit des sondages souvent, même si l'action est toujours très minoritaire (on appelle cela désormais la grève par procuration !) Il faut insister, avoir le pouvoir n'aurait pas plus d'intérêt que de participer à un gouvernement socio-libéral, comme actuellement, car cela nous obligerait à gagner la confiance des marchés en nous reniant. Nous n'avons besoin de rien d'autre que d'un contre-pouvoir citoyen.
Il faut accepter la triste évidence que les pouvoirs de Droite font souvent une politique de Gauche, sous la pression des mouvements sociaux, alors que les gouvernements de Gauche procèdent à la liquidation des protections sociales, tempérant à peine la dérégulation libérale, mais plus à même que la Droite d'en obtenir l'acceptation sociale de même que la finance est moins paniquée par les avancées sociales lorsqu'elles sont cédées par la Droite. Il ne suffit pas malgré tout de voter pour la Droite, c'est plutôt le mouvement social sur lequel il faut compter, et non sur les élections.
Notre but politique devrait suffire à disqualifier toute pratique politicienne. Aucun poste d'élu ou de responsable ne peut faire avancer seul la contestation nécessaire de la totalité de notre système de production et de distribution des richesses. Notre objectif ne peut être que le développement de l'action citoyenne, de la circulation de l'information, de la capacité de mobilisation et de débat public. Les moyens d'action sont la plupart du temps la dénonciation, l'humour, la grève, le blocage de la circulation et le détournement des marchandises.
Les formes les plus naturelles d'organisation politique sont désormais les coordinations au niveau national, bien qu'elles soient la plupart du temps "noyautées", et au niveau local les AG pour lesquelles il faudrait conseiller de réduire les votes aux décisions les plus politiques, laissant sinon les gens soutenir ou non les projets proposés. Il faut privilégier l'argumentation sur les votes. Lorsqu'on doit choisir un représentant il faut faire un premier tour de propositions de noms par vote secret avant la déclaration des candidatures afin d'éviter que les postes soient monopolisés par ceux qui recherchent le pouvoir.
Avec la disposition des réseaux, on peut dire que nous avons tout à notre disposition pour renverser l'ancien régime, ce qui manque c'est de savoir quel nouveau instaurer. Le temps est à la construction de cette alternative, à la théorie de la pratique auquel ce livre essaie de contribuer, mais bientôt il nous faudra tenter une pratique de la théorie encore plus difficile sans doute, dans la précipitation des événements.
Programme minimum
Notre programme paraîtra à certains bien timide, bien peu extrémiste, pour d'autre il semblera trop idéaliste alors que l'utopie, répètons-le, c'est de continuer comme avant. Le simple fait que des libéraux (de Friedmann à Bresson) aient défendu des conceptions très éloignées des nôtres du revenu d'existence évitera à certains d'aller voir plus loin. Il semblera aussi peu révolutionnaire de s'appuyer sur les propositions d'Amartya Sen faites à la Banque Mondiale (auquel on peut joindre l'affirmation de J. Stiglitz de la supériorité du tout aux parties, d'une politique cohérente sur des mesures isolées) ou bien encore d'Alain Supiot pour la commission européenne !
Lorsque la révolte n'est pas une pose mais prétend
transformer le monde, elle doit bien partir du réel pourtant et
des ouvertures que la subversion et l'indignation y ont déjà
ménagées dans l'histoire. Il s'agit ici d'opérer une
radicalisation de ces positions, bien que restant résolument datée,
relative aux possibilités du moment qui devront être réévalués
à chaque fois, et surtout élaborées collectivement.
Enfin il semblera qu'il y est peu question d'écologie pour ceux
qui n'ont pas compris que l'Ecologie-Politique doit être d'abord
un anti-productivisme. Notre ambition est bien de changer les règles,
pas seulement de limiter les dégâts, avec la conscience qu'il
faut laisser le temps aux pratiques de s'y adapter petit à petit.
Notre ambition est de proposer une véritable alternative au productivisme
salarial, une réponse réaliste à la mesure des défis
de l'écologie, ainsi que de nouveaux droits, de nature à
révolutionner les rapports sociaux en permettant une libération
des nouvelles forces productives et une valorisation des personnes plus
que des marchandises.
.
Nous devons miser sur une Économie plurielle comme stratégie
progressive de transition du capitalisme salarial aux activités
autonomes, mais nous devons obtenir dès maintenant de nouveaux droits
:
- Augmentation des minima sociaux, indexation des revenus, progressivité
des charges sociales
- Droits fondamentaux au logement, aux soins, à l'assistance,
à la formation
- Statut de l'intermittent
- Un Revenu Social Garanti individuel d'un montant suffisant (75% du
smic)
- Des coopératives et des régies municipales de développement
local ainsi que des Systèmes d'Échanges Locaux favorisant
les échanges en circuit court et abritant des activités autonomes
ou coopératives.
- Une assistance et une formation individuelle tout au long de la vie.
Ce que tentent déjà de faire de grandes entreprises. Droit
au conseil et au soutien (coach) entre l'Éducation Nationale et
la médecine générale.
- Enfin, accès au droit à l'initiative économique
pour tous (subventions, prêts, Capital Risque d'État).
Rappelons que cette révolution peut se faire immédiatement au niveau municipal, bien que sous une forme incomplète, par la création de régies municipales garantissant un revenu et l'accès à différents services, sans contrepartie, à leurs membres ; mais rien ne se fera sans un mouvement de fond de toute la société et un renouvellement politique. Il ne s'agit en aucun cas de se replier sur le local.
Notre horizon n'est pas national mais planétaire. Il ne s'agit plus de relations Nord-Sud ni d'émigrations mais bien de l'organisation globale de l'économie-monde. Amartya Sen remarque justement que le développement humain peut se pratiquer dans les pays les plus pauvres, consistant en main d'oeuvre moins coûteuse que dans les pays développés. Il faudrait introduire progressivement une garantie de revenu aussi pour ces pays, bien qu'à partir de niveaux insignifiants pour nous mais qui peuvent insuffler un développement sans remettre en cause trop brutalement tous les équilibres sociaux et alimentaires. La révolution à venir sera peut-être la première véritable révolution mondiale, que l'ampleur de la tâche ne nous décourage pas de reconstruire la citoyenneté à la base, au niveau local et municipal.
Le moment opportun
Tous ces changements aussi bien politiques qu'économiques ne se feront pas tout seuls. Tout dépend toujours de nous même si de nombreux signes annoncent que le moment est proche. Les cycles de Kondratieff nous ont habitués à ce que les révolutions éclatent au moment de la reprise de l'inflation (comme maintenant) et on peut s'attendre à un "Choc des générations" au moment du Papy Boom. Il ne s'agit pas de prédictions engageant notre parole mais de prévisions seulement probables comme celles de la météo.
Il faudra pourtant bien à la fois adapter la protection sociale aux nouvelles forces productives et susciter une nouvelle classe politique, une nouvelle culture démocratique, de nouvelles valeurs écologistes. Il faudra bien continuer luttes pour le revenu garanti, luttes de l'inflation (pétrole) et pour une autre mondialisation, avec une température qui n'arrête pas de monter.
Penser l'avenir c'est prendre le risque d'être démenti par les faits mais c'est la seule façon de faire l'histoire et tenir sa place d'homme, debout contre le vent. J'insiste après d'autres (Simiand, Schumpeter, Labrousse, Braudel), sur la dimension cyclique à laquelle l'histoire ne se réduit absolument pas mais qui en précipite les formes. Tout confirme le passage du cycle à la période révolutionnaire : le retour de l'inflation commence par les matières premières (pétrole) et coïncide avec la reprise démographique (Le Monde 10/09/00). On passerait ainsi de la croissance sans inflation à la croissance avec inflation.
Mais les rigidités sociales bloquent toute réforme, recroquevillés sur leurs avantages acquis au mépris de la misère qui se développe comme des tempêtes qui s'annoncent avec des températures qui n'arrêtent pas de monter... Le court terme règne en maître et la génération 68 vieillisante occupe depuis longtemps les postes de commande, maintenant les nouvelles générations hors circuit et réussissant à opposer syndicats et chômeurs, salariés protégés et précaires, confirmant ainsi que ce n'est pas le rapport capital/travail qui est déterminant mais plutôt entre gagnants et perdants. Le livre "Le choc des générations" défend aussi la thèse de la domination d'une génération sur la suivante et situe le moment révolutionnaire en 2005 au début du Papy Boom, ce qui est raisonnable mais repoussé au plus loin. Les USA devraient être les premiers touchés. Le retournement de tendance pourrait déclencher un krach aux USA accélérant l'adaptation à la nouvelle donne, mais, dans ce contexte de reprise une quelconque étincelle peut déclencher un mouvement mondial n'importe où. Il faudra se méfier surtout du mouvement de réaction qui peut être sanglant. Rien n'est joué et rien ne dit que tout se passera bien.
La question est donc celle des perspectives (largement dessinées) de ce mouvement à venir et surtout de sa concrétisation. Il faudra bien du temps, ça va bouger et ça va être chaud. Wallerstein prévoit 50 ans de chaos, autant dire le cycle restant, tout cela dans un climat de réchauffement accéléré et de tempêtes mais il peut y avoir aussi des îlots préservés et des précurseurs de l'avenir.
Nous ne sommes pas de simples observateurs pourtant et le monde qui va naître sera un peu le nôtre qu'on le veuille ou non. Il faut prouver qu'on existe, c'est cela la responsabilité. Le sujet est dans sa résistance et sa capacité à transformer le monde. Si la résistance crée le sujet, on peut dire comme Lukács qu'il est déjà pleinement réalisé dans la lutte pour changer le monde. La vraie vie n'est pas pour un avenir lointain mais déjà là dans notre combat planétaire. Notre utopie de démocratie participative n'est pas une fin de tout repos mais le début de contre-pouvoirs plus actifs encore, un renouveau de l'action citoyenne qui commence déjà.
A nous de jouer, donc. Nous connaissons les dangers de changements radicaux
mais encore plus ceux de l'immobilisme. Personne ne nous sauvera à
notre place. Il nous faut d'abord décrêter la fin d'un monde,
celui de l'économie sans autre finalité qu'une accumulation
de profits, afin de pouvoir fonder une nouvelle communauté planétaire
et se donner un objectif collectif, aider un nouveau monde à naître
qui portera notre marque et nos révoltes d'aujourd'hui. Ce qui
finit commence et le commencement "unité de l'être
et du non-être... pourrait être regardé comme la première,
la plus pure définition de l'absolu" (Hegel, Logique
I,46), c'est-à-dire du sujet.
III. L'alternative écologiste (le développement comme liberté)