Police partout, justice nulle part
Pendant qu'on fêtait les 50 ans de la Déclaration universelle
des Droits de l'Homme, nous manifestions avec les chômeurs,
les sans-papiers, les sans logis, les sans droits. L'extension mondiale
des droits de l'homme a surtout été l'extension du droit
de la marchandise et d'une démocratie de marché qui n'est
plus l'expression d'une collectivité mais l'élection d'une
offre publicitaire. L'idéologie détourne le sens des mots
avec un libéralisme nous privant de toute liberté effective
aussi bien que l'individualisme nous réduisant à l'impuissance.
Il faut donc montrer en quoi ces droits abstraits de l'égalité
et
de l'équivalence ont pu produire les plus grandes inégalités
: c'est pour la même raison de dénégation de la réalité
concrète et de la société réellement existante
qui nous vaut les destructions écologiques de notre industrie. La
rationalisation
du monde supprime les coûts de transaction par ses normes et
ses calculs, mais c'est en même temps la perte de rapports humains,
de liberté et de responsabilité dans une économie
devenue autonome au détriment de notre propre autonomie. Car l'abstraction
de la liberté camoufle la réalité de la dépendance.
La productivité, le productivisme du salariat est d'ailleurs dans
cette tension d'une part entre l'équivalence abstraite du
Droit, du libre contrat de travail, avec l'inégalité réelle
du salaire et de la valeur produite (plus-value). D'autre part cette
tension se manifeste dans la séparation concrète du salarié
et de son activité, qui est soumission à une domination effective
bien qu'elle puisse être l'enjeu de luttes (de classe), de purs rapports
de force, entre les intérêts de l'employeur et des salariés
(s'ils ne sont pas trop isolés).
La négation de la société
Ces droits de l'homme "universels", mais surtout formels, veulent
se présenter comme "naturels", tout comme le capitalisme
veut se présenter comme l'économie naturelle aussi bien qu'éternelle,
alors qu'ils se fondent d'une longue histoire, d'une norme culturelle et
de règles complexes. Ces Droits écrits, de la liberté
et de l'égalité de la marchandise, sont opposés aux
princes, mais aussi à la société, à la civilisation
et à l'histoire, comme lois éternelles dans la fiction
d'un individu antérieur au contrat social (Rousseau). Ce qu'ils
ont de naturel apparaîtra clairement, avec le Code Civil napoléonien
et le libéralisme marchand, surtout comme la négation
de la société, de la totalité, du politique enfin,
ce qui a certes délivré des anciens liens de dépendance
mais pour laisser l'individu dépossédé face au "marché
libre". Les Droits de l'Homme réellement pratiqués
dans les démocraties de marché sont basés sur une
métaphysique
de l'individu isolé (réduit à son corps,
sa force de travail) et la fiction du contrat égalitaire
comme fondement du marché du travail salarié, de la
concurrence de tous contre tous. La séparation de l'individu et
de sa communauté, moment nécessaire de la liberté
et de la démocratie, se retourne en séparation de sa subjectivité,
de sa liberté et de sa réalité la plus concrète
: sa propre activité tout comme ses conditions matérielles
de vie.
S'il y a bien eu progrès et libération contre l'arbitraire du prince, c'est originairement que la liberté et l'égalité abstraites sont la négation de la communauté dans l'individualisme du marché laissant à l'État fiscal le monopole du Commun. Le libéralisme, le capitalisme, le laisser faire, la lutte de tous contre tous sont une nature d'une sauvagerie pour le moins reconstituée qui va considérer comme naturelle la plus complète dénaturation. Les droits universels de la marchandise sont une "nature" qui se borne, en fait, à la négation des rapports humains et des finalités sociales pour mieux assurer les droits de l'argent, d'une "justice aveugle" de l'équivalence généralisée où les hommes sont interchangeables, ce qui finit en négation de la nature elle-même (l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit).
Équivalence des choses, domination des hommes
La négation de la société, des rapports humains
particuliers, est donc la domination du marché et de l'équivalence,
du rapport entre les choses. L'abstraction du Droit formel est ce qui fonde
l'abstraction de l'équivalence à la base du capitalisme,
du pouvoir universel de l'argent. Cette "abstraction réelle"
de la marchandise comme valeur d'échange vient recouvrir
tout le réel, évalué et normalisé. Ainsi même
la tentative de définir une valeur d'usage, ne fait que reproduire
le principe d'équivalence de la marchandise et d'une valeur mesurable
quelques soient les "usages", alors que l'utilité n'est pas
plus naturelle que l'inutilité du Don et si tout se vaut, la vie
ne vaut rien. Il n'y a pas de valeur, de sens, d'utile en dehors du Commun
(Héraclite). Le "travail", ça n'existe pas non plus,
il y a toutes sortes d'activités qui ne sont unifiées que
par le salariat comme marché du "travail", marché
de la subjectivité qui cède son autonomie et son activité,
sa puissance de travail, pour un temps donné. Cette aliénation
de sa propre activité est ce qu'on appelle hétéronomie,
principe de toute domination impliquant toujours la participation
active du dominé, mais qui est aussi une perte de responsabilité,
une activité devenue abstraite, bureaucratique, automatique et froide,
insensible aux destructions immenses de son industrie (faits "sur
ordre", par programme ou "de loin"). L'abstraction réelle de la
rationalisation technique consiste dans cette séparation de
notre propre subjectivité, de la société et de tout
ce qui est humain jusqu'à se retourner contre le vivant. La production
technique est l'organisation de la séparation.
L'abstraction des droits universels éternels, détachés de l'histoire humaine concrète et des inégalités ou dépendances réelles, reproduit l'attitude rationaliste objectivante du scientisme, du réductionnisme, de l'hygiénisme et de toutes les sciences humaines dans son abordage technique de la nature et de la société, évacuant toute subjectivité humaine ou responsabilité. C'est l'attitude du pouvoir lorsqu'il traite les Citoyens en simples administrés.
2. Le passage au qualitatif : le droit à l'existence comme réalisation du Droit
L'individualisme abstrait du salariat, séparé de la
société comme de sa propre subjectivité, n'est pas
durable. La course actuelle de l'économie est folle, ses destructions
immenses ne servent même pas à réduire la misère
et ne font qu'approfondir toujours plus la déchirure initiale en
menaçant nos existences mêmes ; on ne peut continuer ainsi.
Ce n'est pas être condamné à revenir aux anciens liens
de dépendances ou à un quelconque totalitarisme, mais devoir
conquérir plutôt une liberté concrète pour
un individu historique originairement social et politique, Citoyen du monde.
Il ne s'agit de rien d'autre que de réaliser la déclaration
universelle des Droits de l'Homme et ne plus se contenter de sa déclaration
formelle, passer de l'égalité formelle à une véritable
équité
corrigeant les inégalités pour
rendre la justice effective.
Refuser de "favoriser les défavorisés" c'est justifier la domination des dominants au nom d'une égalité abstraite, de droits, refoulant l'inégalité sociale, de fait. Le retour à notre vie concrète, à la négation de la séparation, à un véritable droit à l'existence, ne suppose pas ces principes comme déjà réalisés "naturellement" et s'oppose point par point aux droits abstraits à l'égalité et à la liberté en manifestant une véritable fraternité. La première chose à reconnaître, c'est qu'il n'y a pas d'individu indépendamment de la société, et la proclamation de nos droits concrets ne peut aller sans l'affirmation de notre communauté dans un véritable droit au revenu (nous héritons tous de la civilisation) qui est aussi un droit à l'indépendance financière, c'est-à-dire à une liberté effective et d'abord celle de sa propre valorisation sociale (ce qui suppose un niveau de revenu suffisant et non pas la simple survie matérielle). Nous devons reconnaître, en effet, ce droit au travail en permettant le cumul de ce "Revenu d'Existence" avec une activité. Ce véritable droit à l'autonomie est tout le contraire de l'individualisme salarial, de la lutte de tous contre tous, et ne saurait être sans conséquences sur le système de production lui-même, mais c'est déjà une conséquence de l'évolution de la production vers l'immatériel, d'un savoir productif immédiatement social (General Intellect). Ce sont bien ces circonstances historiques de richesse, de chômage de masse et d'évolution technique qui donnent toute son actualité à cette "libération du travail".
Certains peuvent présenter le Revenu d'Existence comme une façon de sauver le capitalisme, ce qui est possible s'il est insuffisant (1600F) comme le proposent les libéraux et contraint d'accepter des travaux sous-payés. Il faut insister au contraire sur son caractère révolutionnaire dès qu'il donne une réelle autonomie (4000F), dans sa capacité à dépasser le salariat en permettant un mode de production délivré de la précarité et des rapports marchands (la révolution est immédiate dans le Droit et la protection sociale, mais il faut du temps pour qu'un nouveau mode de production remplace progressivement l'ancien ; le salariat s'abolit de lui-même). Chacun ne doit pas d'abord "gagner sa vie" dans une lutte à mort, mais doit trouver place dans notre communauté pour y développer ses talents, véritable droit à l'existence et à l'égale dignité de vie de tous les citoyens.
Ce droit équitable ne se limite pas à l'autonomie financière mais doit assurer une protection effective de notre environnement et lutter positivement contre toutes les discriminations réelles, en premier lieu celles qui touchent les femmes (parité). Le Revenu d'Existence comme droit individuel est justement un instrument essentiel de la libération féminine, de la reconnaissance de leur contribution, de leur travail non rémunéré. De plus, son rôle, dans la promotion d'activités autonomes, transforme la production et, par son caractère central, ce changement dans la production est aussi un changement dans la consommation. Le Revenu d'Existence est bien d'une certaine façon aussi la reconnaissance de la consommation comme reproduction de la "force de travail", condition de la compétence, de "l'employabilité" comme le pouvoir ose le dire désormais. Une grande part de nos consommations étant ainsi liées au mode de production lui-même, sortir du salariat concurrentiel c'est changer une grande part de nos modes de consommation, de valorisation individuelle et collective.
L'enjeu d'un Revenu d'Existence comme base d'un véritable droit à l'existence (à l'indépendance financière mais aussi à un environnement sain, à une vie digne et sans discriminations), dépasse ainsi largement la simple gestion de l'urgence. Il s'agit bien d'un progrès dans le Droit, d'un progrès dans la conscience de soi de l'humanité, d'un progrès de la liberté enfin, progrès qui accompagnent le progrès de la production vers la communication tout en arrêtant la progression quantitative d'une production matérielle limitée. Le progrès va de l'abstrait au concret, de l'idéal à sa réalisation, d'un droit universel éternel et formel à sa réalisation dans un droit conditionnel, social, historique et concret.
3. L'actualité politique d'un Revenu d'Existence
Depuis le mouvement des chômeurs, il y a convergence de nombreux
courants de pensée actuels sur ce nouveau droit effectif au revenu,
à une liberté qui ne soit pas dépossédée,
à une activité autonome et créative, à une
économie du Don ; passage au qualitatif, à la différence
plutôt qu'à l'équivalence marchande, à l'écologie
enfin car le dépassement de la domination de l'abstraction économique
est le retour à nos responsabilités et nos solidarités
concrètes. La nouveauté est que cette révolution du
Revenu d'Existence n'est plus utopique et impensable mais devient désormais
réalisable (pour des économistes de plus en plus nombreux)
et portée par une part grandissante de l'opinion. Ce qui devient
utopique c'est de vouloir conserver le salariat productiviste et protégé.
Il s'agit bien d'un changement d'époque comme celui du passage de
l'esclavage au salariat.
Toutes ces considérations métaphysiques et morales doivent bien sembler du baratin à ceux qui veulent du concret justement, c'est pourtant le signe d'enjeux à long terme renforçant notre action aujourd'hui pour trouver une solution aux transformations du travail qui nous touchent chacun dans notre vie concrète. Le concret, ce sont les chômeurs réels, l'intensification de l'exploitation salariale, la perte de la solidarité sociale.
Pendant qu'on cherche encore à créer des emplois plutôt que de "traiter les gens en assistés", il y a presque autant de chômeurs, de plus en plus de pauvres. Pendant qu'on réfléchit en haut lieu sur la flexibilité, chacun la subit de plein fouet, il n'y a plus de revenu garanti pour personne. Ce serait déjà une raison suffisante pour instaurer un Revenu d'Existence, mais aussi important doit être considérée la sortie du salariat comme activité dominée à la base du productivisme, et l'accès à une véritable autonomie nécessaire à notre créativité, à nos talents différenciés. Le salariat est le produit d'un Droit inégal. Son productivisme et son irresponsabilité ont assez démontré leurs désastreuses conséquences industrielles ; comme base du capitalisme, il n'est pas compatible avec un véritable droit à l'existence préservant notre environnement. Qu'il y ait des salariés "heureux", ne justifie pas plus le salariat que les esclaves heureux ne justifiaient l'esclavage, de toutes façons la relève progressive du salariat se fera lentement.
On peut dire que les chômeurs veulent un emploi salarié, puisque c'est la définition du chômeur: celui qui cherche un travail salarié et qui n'en trouve pas. On peut y répondre que c'est un "idéal" forgé par la société (c'est pour ça qu'on est formé) mais il faut surtout admettre que le salariat s'impose à qui est privé de toute source de revenu. Le salarié est libre et dépossédé. Dans ces conditions d'inégalité, prendre les désirs des chômeurs au mot n'est pas sérieux car le rêve d'un emploi gratifiant recouvre la réalité du chômage, de la précarité et de l'exploitation c'est-à-dire la réalité de la domination. La domination n'est pas souvent visible, "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir" (Rousseau). Il y a donc des moments d'autonomie relative où le salariat permet la constitution de véritables communautés. Mais la domination se manifeste toujours, au moins dans les décisions définitives (fermeture d'usine, licenciements) et la plupart du temps beaucoup plus. La défense du salariat est d'ailleurs un refus, purement verbal, des transformations en cours du travail vers l'immatériel mais cela retarde concrètement la mise en place d'une économie alternative. L'abolition du salariat ne se fera pas en un jour et il ne faut pas croire que l'instauration du Revenu d'Existence est suffisante en soi, dispensant miraculeusement de toute autre mesure. Par exemple il ne faut pas laisser les gens isolés et il faudra constituer des pôles de valorisation des talents de chacun, de même qu'il faut d'autres protections plus avantageuses (revenu d'activité conditionnel) et ne surtout pas se limiter au Revenu d'Existence inconditionnel qui ne doit pas se substituer à toutes les autres aides.
On n'est plus salarié à vie, il faut défendre un statut universel plutôt qu'un accord d'entreprise aléatoire. Ce qui devrait pourtant lever toutes les réticences à l'instauration d'un Revenu d'Existence, c'est tout simplement que cela ne nuit aucunement aux salariés mais, au contraire, en rééquilibrant le rapport de force travail/capital, ce revenu minimum garanti doit permettre d'augmenter les salaires et de baisser la pression du chômage sur les salariés. Ce n'est donc pas une mesure contre les salariés, mais contre l'exploitation salariale. Ce n'est pas non plus une mesure contre le travail puisque ce qui caractérise le Revenu d'Existence c'est qu'il peut se cumuler avec une activité rémunératrice. C'est une mesure pour les salariés et le travail mais contre le salariat et l'exploitation capitaliste.
Dans cette optique, la réduction du temps de travail n'est qu'une mesure temporaire de traitement du chômage (c'est aussi une réduction du temps dominé) alors que l'augmentation des minima sociaux à 75% du SMIC est la base d'un avenir plus écologique, plus digne et plus humain. C'est notre revendication d'un Revenu Social Garanti qu'il faut mettre au coeur d'un développement soutenable. Ce droit au revenu, inscrit dans la constitution est la base du développement des activités culturelles, politiques et sociales de l'avenir, du tiers-secteur et de toutes les activités autonomes d'un développement écologique. C'est l'alternative au productivisme et à la marchandisation totale de nos vies, le passage à un véritable droit à l'existence.
De l'abstrait au concret, de l'équivalence à la différence, de la quantité à la qualité, de la domination à l'autonomie, de la conscience à la conscience de soi, de l'économie à la communauté (ou à la communication), des droits de vote et d'opinion au droit à l'existence.