L'opposition d'un dieu d'amour à un dieu de justice est conforme aux conceptions antiques, astrologiques, ésotériques, et se présente bien ici comme une alternative et une succession. Il faut se garder pourtant de tout simplisme et croire que l'amour ignore toute justice alors que, d'après Paul, il la réalise, la récapitule comme amour du prochain. Il s'agit plutôt d'une transformation de la justice elle-même.
Il y a toutes sortes de justices, qui ne sont pas toujours compatibles, mais on ne peut se délivrer de la justice comme effet du langage normatif et appel à la parole de l'autre. La parole est d'abord promesse ou commandement, nous sommes sous le charme de son exigence et de sa dette, de l'appel à la consistance de l'autre, à la parole donnée, à la parole tenue, appel à une justice absente et sans aucune garantie. Il ne s'agit en aucun cas pourtant de se contenter de nos plaintes mais bien "d'instituer la vérité" dans des droits et des procédures, des rites et des représentations pour sauver ce qui a fait sens et répondre à notre vocation, donner consistance au langage. Cependant la justesse des distinctions et le respect de la loi commune n'épuise pas une parole qui n'est pas seulement appel à la raison et à la réciprocité, à l'échange, elle est aussi demande d'amour, demande folle qui change tout.
L'amour se révèle comme fondement de la justice qu'il achève et ne supprime donc pas, même si le pardon libère de la faute et que la demande d'amour remplace l'appel à la justice vengeresse, prête à sacrifier tous ses droits. La Loi divise, sépare, enferme dans l'identité et nous rend coupable, l'amour réunit et s'il réalise la Loi, c'est dans la non-coïncidence à soi. La raison classificatrice ordonnée n'a pas le dernier mot non plus face au pouvoir créatif de la liberté car le savoir se construit aussi au hasard des connexions, aux surprises des rencontres, de la simple dépense, de l'ivresse, de la marge, de la part maudite.
Les valeurs changent de constellation, de point de vue au court du temps, les formes de justice aussi, suivant les manières de vivre et de produire. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'on passe d'un dieu de justice à un dieu d'amour. De même, lorsqu'on passe du dieu d'amour à la liberté, on ne renonce ni à l'amour, ni à la justice dont les rôles changent pour servir un développement des libertés objectives comme véritable richesse (Amartya Sen).
La fin du Patriarcat, de l'Amour à la Liberté
Dans la construction trinitaire du Bon Dieu inspirée par la religion iranienne, on retrouve la relation d'Ahura Mazda dans le ciel et Mitra sur la Terre. Par contre, l'insistance sur l'amour se traduit paradoxalement par une disparition, celle de la Mère de Dieu (Anna) sauf pour l'épisode montaniste, avant qu'on ne réintroduise plus tardivement cette notion malgré tout atténuée avec Marie. En tout cas, pas de Mère dans la Trinité sainte. L'amour, ici est paternel, témoignant d'un patriarcat dont nous vivons la fin.
Le patriarcat n'est pas l'affaire des féministes mais bien celle de toute la société et sa fin ébranle les hommes tout autant que les femmes. Ce n'est pas un complot d'une partie de la société contre une autre, c'est une organisation sociale que l'ensemble de la société reproduit matériellement et qui s'écroule lorsqu'elle n'est plus "justifiée". Le patriarcat est manifestement favorisé par l'élevage et la guerre, ce pour quoi les indo-européens en sont les principaux représentants. Le patriarcat c'est la propriété, le patrimoine, l'appropriation des femmes et des terres, la concurrence, la sélection, la loi du plus fort, la guerre mais aussi l'individu autonome, libre de sa famille et de sa terre, séparé.
Le patriarcat s'est dégradé de plus en plus rapidement, à la fin du féodalisme, jusqu'à couper la tête des rois, l'absence du Père nourrissant le culte du Dieu caché qui revient dans la "main invisible" des marchés. Aujourd'hui nous avons retrouvé un interlocuteur. Malgré l'épisode dépressif de néo-libéralisme, notre horizon est bien encore celui d'un Etat-providence, d'une justice plus compréhensive, d'un État de Droit et non d'un État de guerre. Les croyances païennes s'éteignent avec les derniers paysans et l'écologie planétaire comme les évolutions techniques imposent un développement humain qui ne se réduit pas à une supposée justice monétaire. Autant dire que nous passons, 2000 ans après son annonce prophétique, de la justice à l'amour mais un amour de mère attentive plutôt que la fraternité des soldats. L'appel à la justice, au Roi, à Dieu même devient l'appel à la société, à la participation au projet commun, Droit à l'existence et à l'erreur, appel à l'amour divin, à son pardon, à son encouragement comme condition de la liberté. Car c'est la Liberté qui est désormais la condition de l'amour, de la responsabilité et de la production.
La religion d'amour qui devait nous délivrer de la Loi a répandu partout le rigoureux Droit romain. Nous pouvons peut-être reprendre cette prétention de dépasser la justice distributive au nom d'un amour maternel et non plus de l'amour homosexuel du semblable ou de la miséricorde paternelle. Religion de la Bonne Mère protectrice, libératrice, régénératrice, séparatrice. On passe donc, au nom de la liberté, à une société plus maternelle, d'assistance, de coopération et de formation où la propriété est de plus en plus sociale et où les ressources doivent être préservées. Ce maternage n'est pas sans dangers totalitaires s'il vise la dépendance plutôt que la libération et l'autonomie de l'individu. Il ne suffira pas en tout cas de féminiser la figure du Père. La nouvelle divinité se détache de la justice au nom de l'amour comme la précédente mais c'est ici une aspiration à l'esprit saint, à la liberté comme savoir, capacité, création, don. Ce n'est plus l'amour aveugle et universel mais l'amour éclairé et singulier "du plus petit d'entre nous", de la "discrimination positive" qui favorise les défavorisés et maintient notre communauté solidaire de ses diversités.
On peut donc dégager quelques aspects de la nouvelle figure divine en opposition à l'ancienne. Du côté de l'ancien testament on a une religion patriarcale hiérarchique associant la fraternité, amour du semblable, à la liberté du pêcheur qui l'accuse devant la Loi. Du côté du nouveau testament à venir qui achève l'ancien ce n'est pas encore la grande capricieuse mais la providence de la Bonne Mère qui nous guide sur le chemin de la liberté et nous délivre du péché comme de la Loi au nom de la création. C'est une religion maternelle de l'amour créateur de libertés et de savoirs. Ce n'est plus la foi dans l'amour qui libère de la justice et donne la connaissance mais c'est le savoir de la liberté qui fonde l'amour comme production de l'homme par l'homme, production de capacités, de libertés objectives (A.Sen). La science est une sorte de foi mais ce n'est plus tout-à-fait une religion car son universalité ne dépend pas de nous. On passe du prochain à un autre plus radical, la mère ou la société, de la charité matérielle au projet commun, de la soumission respectueuse à une liberté active engagée pour la communauté universelle. La mère est l'avenir de l'homme. Il n'est pas sûr qu'ainsi nous en ayons saisi l'essentiel, du moins ce qui est déjà visible pour nous des signes du temps.
L'écologie se développe sur les mêmes valeurs d'entre-aide et de prévoyance de la Vierge même si la mythologie de Gaïa me semble bien insuffisante. On ne peut négliger non plus le divin enfant, Osiris mais surtout Dyonisos dans un monde moderne consacré à la jeunesse. On retrouve ainsi l'image de la Vierge et de l'enfant mais sans le Père sécuteur. Qui fera l'enfant, hésitant au seuil d'un nouveau langage ?