Les drogues

Interdiction de l'Autre jouissance Le corps souffrant L'Etat du Droit L'excès
Voir aussi ma FAQ sur la drogue, dans La Feuille Verte mon article sur l'alcool comme drogue (In Vino Veritas) ainsi que la position des Verts sur les drogues. :  Flic, trafic : leur couper l'herbe sous le pied et  Ouvrir le débat
 
Il n’y a aucun autre domaine où l’hypocrisie est aussi grande que dans les discours sur la drogue, où l’écart est aussi grand entre ce qui soi-disant "devrait être" et ce qu’on fait effectivement. Aucun autre domaine où règne autant en maître le célèbre adage "faites ce que je dis et non pas ce que je fais". L’impossible à reconnaître de la pratique alcoolique de notre société alimente l’utopie mortelle d’un monde sans drogues et déchaîne la Drogue comme symptôme social. Ce discours de la santé de la race est assez convainquant pour avoir été pratiqué, pas seulement par l’Allemagne nazie, et la France aussi en reste imprégnée ne serait-ce que par les institutions que nous a léguées Alexis Carrel. La réalité est pourtant toute autre et doit être reconnue. 
  1. Les drogues sont le propre de l’homme, de l’esprit, de la civilisation
  2. La drogue officielle est l’alcool, les autres drogues sont étrangères, interdites. 
  3. La drogue la moins dangereuse est le Cannabis
  4. Les autres drogues doivent être prises avec beaucoup de précaution mais sont utiles à notre propre connaissance et à nos oeuvres. Le danger extérieur ne doit pas empêcher toute exploration et nous murer dans nos limites. La liberté ne se divise pas. 
  5. Les positions anti-drogues irrationnelles ou hygiénistes sont dangereuses et fascistes à mesure qu’elles égalent l’intégrisme religieux dans la bonne conscience inébranlable et dévastatrice. L’acceptation de la drogue serait un peu, comme pour la masturbation avant-guerre, l’acceptation d’un péché originel que cet orgueil ne veut pas pardonner. Il voudrait imposer sa loi au monde en décrétant que le monde doit se passer de ce qui lui fait peur pour éviter d’y faire face. Mais il doit apprendre que ce n’est pas si simple et que la drogue est l’humilité de l’esprit qui ne recule pas à s’aider de l’outil.
  6. La gangstérisation provoquée par la prohibition s’étend à tous les secteurs, et mafias autant que polices, voire politiciens, soutiennent de toutes leurs forces la législation actuelle dont ils tirent profits. Contrairement à leur propagande la légalisation ne serait pas la fin du monde mais seulement celui de leur monde, celui de la gangrène d’une pègre grandissante. Il n'y aurait pas supression des ravages de la drogue mais diminution et contrôle de ses nuisances. En attendant, l’extension de la corruption grâce à ce marché considérable se combine à l’arbitraire des lois anti-drogue pour défaire tout lien social. 

Le premier texte critique l’idéologie de la jouissance phallique des psychanalystes par rapport à la drogue. Le deuxième critique la position médicale et le troisième dénonce l’arbitraire introduit dans la justice par l’application hasardeuse des textes législatifs dégénérant en délit d’opinion ou en justice raciale.


L’interdiction de l’Autre jouissance
La drogue, contemporaine de la "société de consommation", est l'envers subjectif de l'objectivation technique et marchande. C'est "la jouissance qu'il ne faudrait pas", comme la masturbation dans les années 1930, car elle ne vise pas l'objet interdit comme signe du désir de l'Autre mais, d'abord, la modification de la subjectivité. C'est donc un symptôme crucial du capitalisme (de ce monde objectif, rationnel et déjà vécu de la marchandise) dont la psychanalyse n'a pas su rendre compte, adoptant le discours objectivant du pouvoir qui tente vainement d'y réintroduire l'interdit et des "valeurs morales" alors que le règne de la marchandise est la dissolution de toutes les valeurs traditionnelles (et que la guerre de l'opium, aux débuts du capitalisme, a voulu imposer la liberté du commerce de l'opium contre la Chine qui s'y refusait !) On ne fait que renforcer la demande à mesure que le pouvoir est sommé, dans chacune de ses tentatives d'interdiction, à étaler la pauvreté de ses raisons et de son idéal productiviste où les êtres humains réels ne peuvent pas vivre. L'interdiction de la drogue est la conséquence de l'exclusion de la subjectivité qui n'est plus qu'objet des manipulations d'un "bio-pouvoir" rationalisant. 

La drogue n'échappe pas vraiment à la jouissance phallique, car il n'y a de jouissance qu'interdite, mais elle peut l'interrompre (c'est la fonction principale des calmants et autres médicaments psychotropes). C'est une réponse du corps à la jouissance qui manque, l'aveu du non-rapport sexuel, du ratage de sa normâlité, ce qui ne l'empêche pas de retomber dans la jouissance, et même lourdement. Car cette réponse du corps passe d'abord dans le discours comme un mensonge, non reconnu. La non-reconnaissance sociale des effets de la drogue est l'élément le plus nocif, le plus psychotique et marginalisant. C'est le refoulement du subjectif par l'idéologie de l'individualisme et du moi autonome, efficace et productif. Qu'on n'aille pas trop vite non plus à croire que la drogue remplace le désir sexuel ; il suffit, là aussi, de lire Freud qui, dans ses lettres à sa fiancée exhibe un désir exacerbé par la cocaïne. Mais, dans ce domaine, les préjugés ont force de loi et bien peu ont les moyens de se distinguer du discours de l'opinion, d'autant que l'affrontement du subjectif et de la limite est l'affaire où chacun est pris, comme il peut, trop personnellement pour énoncer un jugement objectif à ce sujet. 


L'interdit du Pouvoir sur la drogue : une psychose sociale actuelle

Nous sommes ici au point où le politique investit la subjectivité et où se manifeste la solidarité de la psychanalyse et de la politique, des conditions sociales et subjectives, des marchandises et du concept de "drogues" interdites. D'un côté, le discours répressif doit tenir compte des faits, et renoncer à la prohibition de l'alcool qui est une des drogues les plus dangereuses mais dont la tradition est si forte dans nos pays que son interdiction ne mène qu'à une gangstérisation de la société. De l'autre côté, il prétend interdire des substances aussi inoffensives que le Cannabis, sous prétexte d'un idéal inconsistant de réussite professionnelle, confronté à la réalité du chômage, ou d'une morale sexuelle délirante, en fait par peur d'une subjectivité libre, immaitrisable et le plus souvent étrangère (prétexte du contrôle des populations). 

Le comble est que ce discours, conscient de ses impasses, a trouvé son relais dans une morale analytique impayablement subtile, considérant que le drogué, par définition est porteur d'une demande, que dis-je, d'un appel adressé à l'État qui définit la drogue par son interdit. C'est d'autant plus comique que Freud était notoirement cocaïnomane (créditant la drogue d'une levée du refoulement) et cette "interprétation", voulant tout réduire au langage, relève, en fait, d'une vision en dernier ressort hygiéniste de la Psychanalyse qui, paradoxalement, ne veut pas qu'on touche au corps par une sorte de mystique, d'une morale positive idéalisée et démoniaque à la fois (comme toujours), voulant ignorer au nom d'une harmonie supposée du corps et de l'esprit, que la première drogue est le langage lui-même qui traite du corps sans ménagements. Mais le langage n'est pas tout (malgré Dolto plus que Lacan voir Le corps et l'esprit) et ce moralisme thérapeutique est intenable par la psychanalyse qui soutient de tout autre rapports entre le corps et l'esprit dans sa critique de la jouissance phallique. 

La catégorie de Drogue n'existe pas et encore moins celle de Drogué dont on pourrait faire un portrait robot. L'effet des drogues dépend de leur effet sur le corps. C'est en quoi c'est un moyen de connaissance et de contrôle de nos affections (qui demande à être bien conduit, avec science, en opposant le contrôle par soi-même de sa propre affectivité d'avec la drogue d'État standardisée comme le Prozac). L'utilisation d'une ou l'autre de ces "drogues", même régulièrement, ne saurait définir une identité pas plus que la catégorie d'utilisateur d'un véhicule, et malgré les dangers qu'ils rencontrent sur leurs routes. La "Drogue" n'est un symptôme social qu'à ne pouvoir être reconnue et verbalisée par le discours dominant. C'est bien plutôt ce manque de discours qu'on attribue au drogué accusé de remplacer sa parole par un produit et rejeté comme un sauvage au nom de la puissance maléfique d'un tabou innommable (ce qui favorise en retour l'identification du "drogué" au produit). 

Bien comprise, la drogue est pourtant une part essentielle de notre pouvoir sur nous-mêmes et de la rencontre de l'Autre, un détachement de la jouissance qui n'est pas sans clairvoyances et une mise à l'épreuve de notre humeur, de nos identifications, une coupure temporelle. Loin d'imposer silence, la soustraction du corps peut donner aux discours plus de conséquences et de sérieux (comme en témoigne la pratique des Perses de tester leurs décisions dans l'ivresse). La drogue sépare le corps du signifiant, dérègle les sens, ferme le sens dans son enveloppe corporelle et dénoue le lien spéculaire à l'Autre. Aucune société ne s'en est jamais complètement passée et l'alcool prétend, dans nos sociétés marchandes libérales, à une féroce exclusivité, tant les forces de l'économie y sont portés à leur paroxysme, jusqu'à la dépendance des mafias comme des polices, par la puissance du désir pour une liberté à laquelle on veut encore ajouter l'attrait de l'interdit au nom d'une morale sexuelle et du bien du sujet (le pouvoir n'a jamais eu d'autres fins); insupportable échec de la fonction phallique. 

Dans la drogue, ce n'est pas l'image du corps qui compte vraiment, mais la suggestion inactuelle des sens, la surprise ou l'excuse qui libère la parole de la nécessité d'en rendre compte, ouverture à un autre discours en même temps qu'excitation du corps. Acte de liberté de l'esprit qui traite du corps sans ménagements (sans quoi pas de contrat qui vaille). C'est une fuite aussi, un refuge qui isole des sens devant l'agression d'un réel insupportable, objection de conscience à une responsabilité impossible. C'est un outil, une arme ou un masque, et attaché à un peuple plus que sa religion (on tue encore en son nom, l'hérésie coûte chère). Vin de la fraternité sans quoi rien ne serait possible, il faut s'abaisser pour se savoir frères (il est des nôtres!). Rien à voir, donc, avec un quelconque rétablissement de l'équilibre, un nirvana biologique : c'est le discours qui s'alimente d'une séparation du corps et se mesure à ses dérèglements, conséquence de la constitution du sujet en pur effet de sens : Je est un Autre
 

 (L’objectivation du sujet. Critique de l’idéologie psychanalytique)


 
Le corps souffrant
Les hormones sont bien sécrétées par l’esprit, sauf la mélatonine, mais non pas les effets de seuil, de mémoire ou la variabilité génétique qui sont physiques, la régulation du cerveau lui-même n’étant pas du tout adaptée à l’environnement moderne et ceux qui prêchent un retour à la vie naturelle donnent raison stupidement à toutes les maladies du monde. Il n’y a rien de plus désirable que de se doter des moyens d’adaptation disponibles. La valorisation de la souffrance comme énergie révolutionnaire, ou la valorisation de l’angoisse et de la dépression comme facteur de l’évolution et du sentiment de réalité, est le type d’objectivation opéré par le pouvoir qui rejoint les préoccupations d’amélioration de la race d’Alexis Carrel et qui fait fi du réel progrès humain, anti-naturel, qui consiste à confier à la réflexion la régulation du corps. La nécessité de laisser à la souffrance son rôle de signal est une belle idée de moraliste qu’on voudrait voir à l’oeuvre. La valorisation de la nausée, de l’angoisse ne peut viser qu’à centrer la conscience humaine sur l’arbitraire du signifiant, la fragilité de nos certitudes, le manque de vrai sur le vrai, le refoulement originaire. La belle idée que les psychotropes ne sont utilisables qu’à condition qu’ils améliorent l’autonomie du sujet se heurte à l’évidence qu’on refuse à cette soi-disant autonomie d’utiliser le produit par lui-même, avec les dangers de tout outil, par crainte d’une puissance innommable qui retire, du même coup, toute autonomie au citoyen supposé qui devra sans répit être éduqué et surveillé (l’interdiction de la mélatonine est un autre épisode de la volonté délirante de contrôle de l’État). Mais le domaine de la dépendance s’étend bien au-delà du renforcement chimique, du jeu au sexe voire au sport. La pression des "systèmes opposants " ne se limite pas aux drogues mais à tous les plaisirs, à toutes les humeurs dont la répétition se renforce par habitude en même temps que le corps y répond de moins en moins. 
 
 (Le corps et l’esprit. Critique de l’idéologie psychanalytique) 

L’état du Droit
Le Droit est l’effectivité de l’idéologie comme la force est celle de la politique et l’intérêt celle de l’économie. Le Droit n’est pas au dessus de l’idéologie mais comme son expression historique, plutôt en retard. Le Droit a d’abord été Droit divin, puis Raison d’État avant de s’imposer comme " procédure contradictoire" (égalité des sujets de droit, universalité de la raison). Il est certain que le Droit condense les critiques contre l’ordre existant. Toujours lié à l’échange de marchandises, d’une impartialité plus que douteuse et comme instrument de reproduction de la domination, le Droit peut et doit être contesté. Ce ne peut être la notion de justice qui est contestée comme telle mais bien au contraire un manquement à la justice. Il faut se réjouir du pouvoir des juges qui régule la démocratie, à condition de corriger les injustices de la loi et de soumettre les passions aveugles à l’universelle raison. L’importance du Droit est d’incarner la problématique du Sujet et de l’Objet. Le Droit définit les catégories de Sujet et d’Objet ainsi que leur relation (propriété Sujet-Objet ou contrat Sujet-Sujet, il est à noter que la force de travail est considérée comme un objet, possédé par le sujet travailleur). Depuis l’avènement de la procédure contradictoire (nécessité de la contradiction, de la dialectique des arguments) le Sujet lui-même est divisé entre le point de vue de l’accusation (responsabilité du sujet libre) et de la défense (circonstances atténuantes, déterminations du sujet). 

Le Droit tient donc une place de plus en plus grande dans nos démocraties, s’imposant comme la seule régulation acceptable de la société, la critique du Droit devant se faire plus rigoureuse et les libertés civiles devenir plus concrètes. Le plus curieux est que les impasses du droit actuel, dans sa mondialisation, se concrétisent dans les législations anti-drogues, dernier lien du Droit à la Religion. Ainsi, dans la guerre déclarée par le gouvernement français contre la politique hollandaise de contrôle des drogues, il faut défendre le réalisme de la démocratie hollandaise qu’une vieille tradition de communautés protestantes protège des vérités officielles qu’elles viennent de Rome ou de Washington. Ce combat du Droit de la drogue qui peut paraître marginal se révèle en fait central dans l’idéologie républicaine, la définition de son sujet (coincée entre l’hygiénisme scientifique et le discours religieux). Les circonstances historiques semblent ramasser leurs contradictions dans la législation inégalitaire contre les stupéfiants, pression de l’universel sur le particularisme d’un état de nature. Ici se jouera une extension concrète de l’universalisme du Droit, au-delà d’un obscur droit à la différence, et la fin d’un état de non-droit instauré par une législation prohibitionniste inefficace et arbitraire. Même si ce droit inégalitaire est, en sa réalité, déterminé par des rapports sociaux conflictuels à base économique, c’est pour la pensée que ce non-droit est un scandale et c’est dans le discours qu’il échoue à fonder sa légalité et c’est donc un progrès dans l’idéologie de rendre compte de sa contradiction. 

Je ne me suis jamais caché d’enfreindre la loi sur les stupéfiant car cette loi n’est qu’une caricature de la justice qui n’a jamais servi qu’à réprimer des populations étrangères ou indésirables avec pour effet aussi bien un marché considérable offert aux mafias qu’un renforcement des pouvoirs de la police et de l’arbitraire de la justice. Il n’y a aucun hasard dans le fait qu’une loi liberticide et contraire à la constitution, inspirée par des idéaux délirants ("religieux" ou identitaires), réduise à néant l’équité de la justice livrée à l’arbitraire des préjugés sécuritaires ou racistes (des peines "inapplicables" pouvant être appliquées lorsqu’on manque d’autres chefs d’inculpation). Il n’y a pas pire que les ivrognes pour diaboliser les autres drogues, mais à délaisser la coutume il ne reste pourtant au droit que l’universalité de ses raisons, incompatible avec cette discrimination dénoncée par les scientifiques compétents (Changeux) comme par les juristes responsables (Caballero). 

Tant que l’idéologie de l’interdiction se prendra pour l’évidence d’un devoir divin il n’y a aucune chance qu’elle aperçoive son parti-pris et accepte la critique alors que les symptômes de son inefficacité, de ses ravages plutôt, crèvent les yeux. Les hollandais ont pourtant bien raison de prendre acte, comme on doit prendre acte de l’alcoolisme français ou américain, du fait que la drogue est présente dans toutes les cultures ; la prétention de vivre dans un monde sans drogues rejoint les mythes fascisants, moralistes, de l’homme nouveau, purifié (par le feu!). Comme facteurs d’expérience, de connaissance de soi et d’adaptation, les drogues sont indispensables à ce qui constitue notre humanité et nous différencie de la simple animalité. Ce sont des véhicules qui doivent être bien conduits pour éviter les accidents, il n’y a aucune raison, pour si peu, de se passer de ces outils. La liberté des autres est toujours bien emmerdante et toujours trop réelle, mais la liberté démocratique n’est pas une donnée, une évidence naturelle, c’est une conquête historique. Il faut pour cela que l’idéalisme utopique cesse de prétendre exercer sa tyrannie sur le citoyen dont tout pouvoir et toute liberté procèdent. C’est le plus difficile, dans les faits. Il n’y a pas de liberté sans risque, sans l’affrontement du négatif. Se tromper sur la liberté c’est se tromper sur l’homme. 
 

 (Critique de l’idéologie politique) 


 
L'excès (Institut Férplé)
(réponse à une invitation que cet institut contre l'excès m'avait adressé)
Chère madame, 

Recevoir une nouvelle invitation pour votre petite opération promotionnelle m’a semblé légèrement excessif, ce qui ne m’a guère étonné d’ailleurs tant la prétention de pathologiser l’excès était déjà elle-même excessive. Ce n’est pas d’hier que les dimensions du Droit et de la pathologie ont été démontrées comme incommensurables. Tous les métiers sont respectables comme le dit le dicton un brin dubitatif (il n’y a pas de sot métier), même le métier de policier qui peut s’exercer avec intelligence et sensibilité. L’important est de ne pas mélanger les genres, ce que votre réunion confusionnelle incarne sous le couvert de l’inter-disciplinarité, disqualifiant d’avance toute intervention faite dans un tel cadre. J’ai dû récemment ajouter mon effort à celui de Lacan, et tout aussi vainement je le crains, pour rappeler l’incompatibilité de la Psychanalyse avec toute psychothérapie. Je ne pensais pas qu’on reviendrait en deçà de Canguilhem (le normal et le pathologique)

Le thème de l’excès est certes un problème de gendarmes, des plus concrets dans la gestion de l’ordre quotidien. Mais si " l’ordre n’est jamais à goûter puisqu’il est établi", le citoyen n’est pas du côté du pouvoir mais bien du gouverné qui doit se protéger au contraire de son arbitraire et de son objectivation. La dimension médicale de l’excès est déjà plus trouble ne pouvant se fonder d’une norme biologique introuvable. Pour la dimension psychologique le problème s’inverse puisque c’est la Loi qui nous rend pêcheur comme on le sait depuis Saint Paul. La demande de normalité fonde la plupart des excès de surmois inassouvis. On ne peut cependant renverser simplement les termes en instituant l’excès comme envers de la norme car la dimension ontologique de notre "part maudite", du désir voire de la simple perception (comme la conçoit la théorie des catastrophes) excède toute tentative de le réduire. Tout au plus peut-on s’amuser de petits paradoxes comme l’énoncé "jamais trop de trop" pour illustrer la dynamique de la limite mais plutôt que de vouloir guérir de l’excès comme s’y mesure l’impuissance ordinaire, la psychanalyse nous apprend que c’est de la normalité qu’il faut se guérir, et du fantasme de guérison. 

Ce qui est le plus effrayant dans vos bonnes intentions indiscutables et votre bonne conscience sans réplique, c’est le présupposé que la vie serait supportable et qu’il faudrait s’y adapter pour le plaisir des autorités fussent-elles familiales ("le pouvoir veut notre bien, il n’a jamais d’autres fins..."). Je pense, tout au contraire que la vie est insupportable et qu’on ne peut guère témoigner que de notre inadaptation, de toute la force de notre protestation. C’est une vérité impensable pour qui reste fasciné par la jouissance de son supérieur hiérarchique (c’est-à-dire de tous les gens "normaux" ou presque). Il est amusant de voir votre confiance dans l’unanime humanité en brandissant cette trouvaille que "personne ne veut être alcoolique". Détrompez-vous, je soutiens qu’il faut être drogué ou alcoolique (comme les anciens Perses) et ne suis pas le seul comme vous pourriez le lire dans Panégyrique de Guy Debord (sans parler de Li Po et autres Khayyam). Mais nous ne devons pas faire partie de votre monde, de votre humanité régénérée ! 

Évidemment, vous n’en pensiez pas tant à gérer votre carrière comme vos semblables; les choses les plus infimes ont une signification universelle et les petites trahisons font les grandes servitudes. La bonne conscience ne suffit pas, ou elle suffirait aux intégristes de tout poil. Cela n’empêche ni de porter secours à la détresse, ni de répondre à son écoute mais de s’imaginer répondre à sa demande. C’est une question de justesse et non pas de mesure. Attention aux excès de vitesse donc, mais il ne servirait à rien que je vous conseille une conduite de prudence à laquelle s’évertuent les philosophes dès avant Aristote. La Loi kantienne est faite pour ne pas être appliquée et l’on sait depuis Hegel que la Raison doit examiner les lois dans la singularité de la situation. Faites donc ce que bon vous semblera, de toute façon, à la fin le négatif l’emportera (la pensée positive n’y pourra jamais rien). 
 


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