Les quatre morales | Histoire de la morale | L'invention de soi |
1 | 2 | 3 | 4 | |
Morale | Bonnes moeurs | Ethique | Conscience morale | Expression, Action, Esthétique |
Théorie | Moralisme | Utilitarisme | Rationalisme | Idéologie (progressisme, libération) |
Pratique | Respect, fidèle | Intérêt, utile | Responsabilité | Lutte (dire non, volonté,engagement) |
Vertu | Maîtrise, courage | Habileté, prudence | Autonomie, sincére | Création, singularité, invention |
Bonheur | Honneur, Exemple | Confort, tranquillité | Estime de soi, | Exercice liberté, dépassement |
Reconnaissance | réussite, perfection | bonne conscience | +de jouir, transgression, éros, excès | |
Menace | Bestialité, Faute | Bêtise, dégradation, perte | Brutalité, culpabilité | Bêtifier, passivité, usurpation,Terreur |
Restriction | Dépendance | Limite | Insuffisance, humilité | Temporaire, indécidable, non-savoir |
Intériotité | Bien, réputation | Bonheur, tempérance | Vrai, Raison, Justice | Beau, liberté, solidarité/rapports sociaux |
Extériorité | Politesse, éducation | Hygiène, apprentissage | Droit, police | Politique, pouvoir |
Déviation | Conformisme | Egoïsme | Légalisme | Terrorisme |
Opposition | nature/culture | moi/autre | désir/volonté | possibles/causes |
Contrairement à une opinion répandue, il ne faut donc
pas partir seulement de (2) l’intérêt et du bonheur
personnel mais plutôt (1) de l’honneur (de la honte), (3)
de l’estime de soi (de la culpabilité), de la responsabilité
(identification) et (4) de l’ennui (que brise l’action et non pas
le désir). Si l’intérêt personnel était si prépondérant,
la guerre ne serait guère praticable, le sacrifice du héros
qui veut la liberté ou la mort (les animaux ne font pas la guerre).
C’est ce que Hitler appelait l’idéalisme indispensable à
la défense d’un peuple. En effet, la morale n’est rien d’autre que
la liberté (se vouloir esprit), et comme règle du jugement,
principe de choix, l’éthique est donc relative au discours. Réduire
la morale à l’intérêt personnel, à l’utilitarisme,
n’est pas "l’évidence naturelle" mais le fruit d’une critique de
l’hypocrisie morale et d’une théorie métaphysique s’arrêtant
à ce que chacun, comme cause de soi, doit s’occuper de sa propre
puissance. Prétentions de non-dupes qui s’aveuglent sur leurs
propres motifs. Mais si c’est l’Autre qui nous cause, comme désir
ou amour (c’est-à-dire comme liberté), la morale ne se réduit
pas à l’utile, mais plutôt à permettre la communication
(comme le décalogue qui énonce les lois de la parole).
La morale est ouverture à l’Autre, hospitalité, identification
(moi idéal/Idéal du moi), égalité et justice.
En tant que tel, c’est ce qui donne consistance au sens, à toute
communication, tout dialogue, tout être ensemble. La Morale n’est,
sans doute, qu’un simple devoir-être sans effectivité
(commandement théorique) qui ne se réalise que dans la politique,
mais il lui donne sens comme fraternité d’hommes libres et raisonnables,
confiance dans la rencontre des autres (nécessité de marchands
!) D’un autre côté la charité, la compassion renforcent
la plainte en l’authentifiant et le principe moral sert souvent d’alibi
à une bonne conscience sourde. Comme on le sait depuis Saint Paul
la loi nous rend coupables. La critique y est toujours nécessaire
pour détacher la morale de son idéologie mensongère,
de son faux savoir.
La morale a pu être réfutée par les sophistes, Machiavel,
Schopenhauer et tous les scientistes mais, depuis l’ère du soupçon
nous avons appris aussi la critique de la pitié et de la compassion,
de l’amour du prochain comme hypocrisie de la cruauté, de la culpabilité
ou de la rivalité, et de l’exploitation de classe. Il y a, en effet,
une communauté humaine plus fondamentale que la pitié animale,
la communauté de langage. La compassion est, dès lors, communication,
appel, demande (identification, jalouissance, souffrance de l’autre = jouissance
pour moi). La réalité de nos échecs permet le pardon
et la solidarité mais non pas la compassion qui s’appuie sur la
certitude de sa propre position (on est trop faible pour s’entre-tuer).
La psychanalyse ne permet guère de nourrir la pensée positive,
le sentiment de sa propre excellence, la joie de sa propre puissance mais
oblige à reconnaître ses échecs et ses bévues.
Le sentiment de sa propre dignité, d’une liberté souveraine,
ne va pas sans un certain mépris de soi (du moi et de ses effusions
imaginaires). Il ne faut pas pour autant s’abstraire de tout sentiment
(pathologique) au nom d’une raison désincarnée, au contraire
il faut se délivrer du savoir. Le sentiment est notre présence,
notre disposition. On ne peut plus en être pourtant tout-à-fait
dupe comme d’une vérité première, lorsqu’on sait que
le sentiment ou la passion est déjà un rôle envers
un autre, une représentation de représentation, un signe.
On ne peut plus faire dériver la morale d’une humeur biologique
ou d’une simple contrainte sociale. Même quand la morale tient compte
des réalités extérieures la liberté n’a besoin
d’aucune contrainte extérieure ou émotion animale pour se
donner une règle et se vouloir responsable, interlocuteur fiable
et prêt à répondre, engagé avec les autres dans
la vie et dans l’histoire.
Le bonheur ne se réduit donc pas au confort (2) mais bien plus
à l’honneur (1), à l’estime de soi (3), et surtout à
l’exercice de sa liberté, de sa puissance (4). "Voir c’est vouloir
voir. Vivre, c’est vouloir vivre. Toute vie est un chant d’allégresse.101,
III, 114 L’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer...Faire et
non pas subir, tel est le fond de l’agréable...Il n’y a point de
bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on fait ne trompe point...Les
plaisirs sont les signes de puissances (Aristote)". Alain L.P. Il n’y
a donc aucun souverain bien, aucun objet qui puisse nous satisfaire
(Mère interdite), mais seulement l’exercice de la liberté
(sublimation), aucune fin qui soit absolue, toute fin n’est qu’un moyen
pour la liberté elle-même (qui consiste à poser une
fin !). Le bonheur de réussir, d’obtenir ce qu’on veut n’est qu’une
petite partie du bonheur ; commencer est déjà plus que
la moitié du chemin. On voit bien pourtant que toute fin se
pose inévitablement comme absolue dans l’action et c’est cette idée
de béatitude (de l’Autre! C’est toujours l’autre qui est
heureux) qui nous exile de toute satisfaction, voire interdit le désir
trompé (la psychanalyse nous ramène ici des causalités
imaginaires de nos théories infantiles aux rapports sociaux qui
donnent forme au fantasme qui se construit sur cet impossible, ce devoir
de bonheur imaginaire). Le désir tourné vers soi se divise
sans fin. Le sujet est d’abord ouverture à l’Autre qui cause son
désir et sa jouissance que le sujet ne peut trouver en lui-même.
Le bonheur est contradictoire, le psychisme c’est l’insatisfaction malgré
la joie contemplative (ou la négation bouddhique du désir)
qui n’est souvent qu’un rôle valorisé, l’excellence de soi
masturbatoire. C’est toujours l’Autre qui est heureux (Dieu).
La philosophie tout en affirmant l’impossibilité de toute
vérité assurée tient tout aussi fermement à
son existence, justement indubitable par l’insistance de
son impossibilité. La liberté ne saurait de même être
éliminée, puisqu’elle nous constitue nous-mêmes, bien
que tout semble la limiter et s’opposer à sa volonté. Délibérer
n’est que faire le compte des déterminations constituant le Moi
avant de choisir entre elles. La résistance du monde à
la liberté est ce qui l’assure de pouvoir construire durablement,
de trouver une matière à former, une possibilité Il
n’y a pas de choix, en effet, de choses impossibles Aristote130. La
morale nous offrira les mêmes paradoxes. Il faut prendre conscience
de tout ce qui limite et réfute la morale (des Sophistes à
Schopenhauer, Nietzsche et Freud) pour en fonder l’inéliminable
de l’Autre en nous-mêmes, nettoyé de toute tradition, des
moeurs particuliers, de tout moralisme enfin. Il est en effet facile de
réfuter la morale, comme la vérité ou la liberté
"Il suffit donc que je ne nie pas le Fatalisme pour que le Fatalisme
soit vrai" car la liberté est dans son intervention effective,
tout comme la morale (la vertu n’est qu’efficacité ; l’intention
n’y est rien. Alain), c’est ce qui fait notre essence humaine comme
ex-sistence, présence parmi les hommes, digne de reconnaissance,
de confiance, et plus ou moins fier de sa loyauté, de sa générosité,
de son rôle, de sa réputation.
L’assimilation de la vérité à la liberté
qui nous singularise pouvait faire croire à une antériorité
du sujet comme ouverture sur l’Autre du monde, et bien sûr il n’en
est rien. Le monde nous précède et nous produit même
si nous produisons à notre tour un monde dans notre pratique. Nous
venons d’abord de cette scène où nous réclamons notre
place, celle de la communauté, du langage. Nous sommes créés
par l’Autre, assignés à notre place et toujours l’objet d’un
calcul (Appareils Idéologiques d’État. On ne devrait pas
dire je pense mais on me pense. Rimbaud. Les hommes sont ce qu’on veut
qu’ils soient. Napoléon). La mythologie hégélienne
ne vaut pas plus que l’ontologie sartrienne dans la tentative de reconstruire
l’Autre à partir de la conscience isolée. La vérité
est que l’Autre nous précède et nous produit d’abord comme
relation parents/enfants et comme discours. Freud et Lacan rendent mieux
compte de la constitution du sujet en désir de désir par
sa demande adressée à l’Autre. Comme, pour Aristote, les
passions sont la réaction à l’opinion que les autres ont
de nous (discours de l’Autre), une protestation de l’estime de soi. Pour
la psychanalyse tout énoncé renvoie à son énonciation,
à un rôle à tenir dans la relation à l’Autre
auquel il est adressé, pour qui il est tenu. Le surmoi s’introduit
donc originellement dans la constitution du sujet comme dépendance
première car, avant que d’être, nous avons déjà
une place à tenir, un devoir-être tenace (sociologie, histoire
et pédagogie) désigné par son Nom. Rien là
qui rende la liberté impossible puisque c’est toujours à
partir d’une limite que la liberté pose son dépassement,
encore faut-il prendre conscience de cette limite pour la dépasser,
l’inconscience soumet bien notre liberté à une force qui
nous tient à terre mais que nous pouvons apprendre jusqu’à
nous envoler grâce à elle. En fait c’est plutôt la liberté
qui se limite elle-même, se trompe et se retourne contre elle-même
comme transgression, ennui ou culpabilité. L’Autre qu’elle rencontre
n’est déjà plus la société mais plutôt
Sexe, c’est-à-dire comme la psychanalyse nous le montre comme manque
de l’Autre, ou aspiration vers un "Dieu" formé à sa dissemblance.
Zarathoustra | Bonne foi, bonne intention, clarté contre obscurité (le bien contre le mal) |
Socrate | mal=ignorance, bien=justice/harmonie, gouvernement de soi |
Aristote | Tempérance, juste milieu, prudence, moyen (utilité), habitus, amitié |
Stoïciens | Détachement, maîtrise, indifférence |
Juifs | Loi (témoigne contre Israël) |
Chrétiens | Amour du prochain, Charité |
Musulmans | Soumission à Dieu, àla communauté, partage |
Descartes | Générosité (liberté) |
Spinoza | Amour intellectuel (totalisation, contemplation) |
Helvétius | Amour-propre |
Kant | Bonne volonté, Loi universelle (Raison, liberté, sujet et non pas objet) |
Hegel | Rapport à l'autre, Reconnaissance, Pardon, cours du monde, héros |
Marx | Intériorisation de la domination, idéologie (contre désobjectivation révolutionnaire) |
Freud | Surmoi, interdit/jouissance, répétition, dépendance, agressivité |
Nietzsche | Ressentiment, humiliation, Valeurs |
Durkheim | Sacré, religion, société |
Bergson | Totalité, Société, Vie (élan créateur, obligation) et Dieu (aspiration) |
Sorel | Violence, intervention |
Bataille | Excès, limites |
Lévinas | Hospitalité, infini, visage |
Pour Lao-Tseu la morale consiste à laisser faire, à l’harmonie avec la nature, le Tao, la Loi. Pour Confucius la morale consiste à surmonter sa particularité pour rétablir l’unité sociale (discipline). Mo-ti fait de la morale un amour universel.
Pour Socrate, malgré les sophistes, la morale est d’abord connaissance de son Bien, conscience de soi (connais-toi) qui permet d’agir selon la justice et qui aboutit chez Platon à la contemplation du Bien. Morale et philosophie se confondent d’abord (premier Alcibiade) comme réflexion sur ses fins (nul n’est méchant volontairement).
Aristote isole la sagesse pratique de la sagesse théorique et définit l’acte moral comme finalité libre : il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu, l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable. 99 Toute volonté libre tend à quelque bien (amélioration, non-mal), le souverain bien est concret et Politique (ce pour quoi les hommes s’assemblent, la suffisance ou autarcie). Le plaisir et le bonheur ne sont pas un bien car on ne peut les prendre pour fin ni comme principe de plaisir (il n’est pas une fin mais un devenir...activité non pas sentie mais non empêchée... Sans activité, il ne naît pas de plaisir, et toute activité reçoit son achèvement du plaisir. 498) Le plaisir de la nouveauté est le plaisir de l’activité de l’esprit. Il y a pourtant des plaisirs plus spirituels comme la vue et la contemplation sensée être l’activité libre de l’esprit ce qui me semble contredire plutôt le plaisir comme activité. D’ailleurs, il n’y a pas un seul bien pour tous, mais, chacun selon son essence, comme fin réalisée ; telle est l’essence du Bien (Perfection, réussite). La finalité de l’homme est la raison, son bien est la vertu qui est vie raisonnable, réglée, tempérée par amour propre. Le juste milieu d’Aristote est une préfiguration de la dialectique où les extrêmes se nient eux-mêmes, l’Excès équivalent au Défaut et la Prudence témoignant d’un savoir limité, à vue (prévision singulière, délibération, politique) entre plaisir et souffrance, soutenu par l’Habitus (formation) qui est mise en conformité des moyens aux fins (vouloir les moyens).
Pour les Épicuriens le plaisir (comme non-mal) serait suffisant à dicter une discipline utilitaire. Ils sont les premiers à mettre la poursuite du bonheur comme finalité suprême et bien qu’ils s’obsèdent de prévoyance jusqu’à l’ascétisme, cela leur a donné la réputation de pourceaux car chacun sait que la conscience morale s’impose contre les plaisirs. Les Stoïciens ont, les premiers, identifié la moralité à la liberté de l’esprit comme détachement et souveraineté héroïque. La raison sert à séparer libre et non libre, la tranquillité de l’âme (ataraxie) exigeant de vouloir son destin et assumer son rôle mais aussi de se délivrer des passions qui sont effet de représentations (comme pour Aristote) par le savoir de l’indépendance de l’esprit. Ceci n’a pas empêché les stoïciens de reprendre pour la physique la causalité aristotélicienne et son astrologie déterministe. Seul l’esprit est libre mais il l’est absolument (il y a la souffrance mais personne pour souffrir).
Depuis les Juifs, on pouvait savoir que la Loi témoigne contre Israël, ce que Saint Paul voudra reprendre au profit de la charité (la loi me rend coupable) qui, certes, délivre du texte mais pas de la Loi, intériorisée désormais et donnant toute son extension à la culpabilité et à la transgression comme dimensions morales sous le commandement mensonger de l’amour.
Descartes qui a découvert la liberté comme évidence de la raison fait de la morale l’amour de cette même liberté comme Générosité. Sa devise pourrait être "clair avec soi, clair avec les autres".
Spinoza qui est surtout aristotélicien rejoint Socrate dans l’identification du Bien et du savoir (connaissance du troisième genre qui est aussi contemplation). Ses trois stades de connaissance rejoignent les stades védiques (AUM). La moralité elle-même y a peu de place. L’éthique consiste comme pour Aristote à l’expression de sa propre essence dont le développement libre est source de joie et à la connaissance des causes. Le mépris n’est ainsi qu’une insistance sur la mauvaise part qui oublie la bonne.
Les "moralistes" français comme La Rochefoucauld ou Helvétius, jouant le rôle des sceptiques, vont réduire la morale et l’esprit à l’amour-propre, une mécanique de l’intérêt personnel. Les sensualistes anglais auront plutôt tendance à réduire la morale à l’éducation par la société.
Kant a réussi à prouver l’autonomie de la loi morale par rapport à tout conditionnement et tout calcul. Le commandement de la raison, obligation catégorique (indépendante de tout pathologique, de tout plaisir ou sentiment) est intervention de la liberté dans la causalité. Les êtres raisonnables ont la faculté d’agir selon la représentation des lois, et la volonté n’est autre chose que ce pouvoir d’agir selon les règles que l’on se représente. Alquié XIII La Bonne volonté, comme volonté d’un acte fondé en raison, est libre en tant qu’elle se soumet à la Loi universelle ainsi qu’une conscience claire adhère à l’évidence. La liberté n’est qu’une causalité spirituelle, non sensible détachée du relatif, du singulier comme exigence morale (qui ne peut se satisfaire dans ce monde et Kant croit prouver l’au-delà d’une satisfaction nécessaire). En tout cas la liberté est l’essence de la Loi. Le devoir ne peut exister que pour une volonté libre. C’est même par la Loi que la volonté se sait libre ou plutôt division causalité/liberté, Sensible/Raison, autonomie délibérative, Respect opposé à l’amour propre. Kant voudrait éviter tout héroïsme moral mais ne peut éliminer la prétention d’être "digne d’être heureux" (espérance et progrès). Bien que la morale puisse se résumer pour Kant à prendre l’autre comme fin et non pas comme moyen, l’autre pris comme universel est en fait nié comme tel (simple moyen pour la Loi) et ouvre à la perversion de Sade qui voulait qu’on ne puisse se soustraire à la jouissance d’un autre.
Pour Hegel le formalisme kantien ne peut guider l’action, les lois universelles se contredisent. La morale kantienne dans son échec met en évidence que la morale est toujours située. La critique hégélienne de la morale est une critique concrète de ses déviations et lucide sur ses intentions (la raison examinant la Loi). Le fond reste la liberté elle-même qui n’est pas sans Raison, comme le Droit est la condition d’exercice de la liberté (organisation du marché). L’aboutissement de la morale est pour Hegel le Pardon mais surtout la reconnaissance du citoyen. Son éthique est celle du héros historique mais aussi du réalisme qui donne toujours raison au vainqueur.
Marx ne se réduit pas au projet communiste mais, plus fondamentalement, représente la protestation contre la contemplation hégélienne, l’affirmation de notre présence ici et maintenant, dans une classe à un moment historique donné, engagé dans le mouvement sans pouvoir se retirer du jeu. Notre devoir n’est pas de comprendre le monde et sa marche vers le bien mais de le transformer en ne se laissant pas dominer par le cours du monde. Il s’agit de subversion, de désobjectivation où le travailleur enchaîné se libère de ses chaînes, c’est-à-dire prend son destin en main. La réalisation tombe toujours dans l’usurpation, la nécessité morale demeure. La difficulté est que cette morale se présente comme morale de classe, de libération, et n’est pas bien dégagée de la morale idéologique comme intériorisation de l’oppression.
Nietzsche, comme fils de pasteur, a fait l’expérience intime de l’hypocrisie de la morale, de la haine derrière l’amour du prochain, de l’orgueil derrière l’humiliation, du ressentiment et du mensonge comme instrument de domination et d’étouffement de toute créativité, de toute joie et de tout épanouissement. Sa philosophie à coups de marteaux vise surtout à déboulonner la Loi du Père, annuler sa dette pour l’innocence de l’action et si sa généalogie de la morale me semble particulièrement inepte, enthousiasmant ceux qui se croient supérieurs à la masse, sa véritable signification est, comme les sophistes ou les sceptiques, d’exiger un fondement à la morale au-delà de la pratique sociale mais aussi de mettre en lumière cette quatrième dimension de la morale, à peu près ignorée avant Hegel et Marx, la morale de la liberté, de l’action, de l’esthétique. Pour lui la morale n’est pas une création de la liberté mais seulement une limitation d’une liberté supposée naturelle. Pourtant aucune morale ne se réduit à l’abaissement des forts et des puissants, des meilleurs (aristos) au profit des lâches et des faibles, comme aucune religion ne se réduit à l’abêtissement d’un peuple et à l’obscurantisme comme le croyaient les lumières. La morale ne se réduit pas à l’intériorisation du châtiment, à la pédagogie comme cruauté et domination (et non habitude formatrice). Il fallait pourtant donner tous ses droits à une morale du dépassement et de la liberté (de la puissance et de l’acte qui se trouve déjà chez Aristote) contre l’insuffisance et l’hypocrisie d’une morale de l’humiliation toute préoccupée de sa propre excellence comme morale de pouvoir. Les Valeurs ne se déduisent pas pourtant car elles dépendent de la pratique et la promotion de la volonté de puissance biologique ou de l’attrait du mal a eu de terribles conséquences.
Freud n’était pas plus tendre pour la morale et tout comme Nietzsche se méfiait de l’amour du prochain. La morale était pour lui la contrainte sociale (Totem et Tabou), l’interdit nécessaire des pulsions agressives et qui se payait d’inhibitions, de symptômes et d’angoisses. Cette intériorisation de l’autorité paternelle comme Surmoi au nom de l’amour ne va pas sans l’attrait grandissant de la transgression de l’interdit. Répétition et dépendance, la morale est un obstacle à la liberté tant qu’on n’a pas pris conscience de la force imaginaire des idéaux qui nous masquent sa nature sociale. C’est un mensonge social déniant sous des idéaux hypocrites la sauvagerie des pulsions. Il n’en reste donc qu’une certaine politesse se refusant à l’amour du prochain au nom des bienfaits de la vérité (contredisant le principe de plaisir, il y a bien opposition de l’amour et de la vérité). Une éducation raisonnable et participative lui semble la solution morale.
Bergson, avec Durkheim, prend aussi la morale comme un fait social, déterminé historiquement et socialement car, lui aussi, suppose que la morale, la société, la vie nous précèdent. Le Tout existe avant les parties (comme la totalité d’Husserl ou la fable de Menenius Agrippa) mais, contrairement à Nietzsche, la morale n’est pas seulement l’effet d’un dressage mais de l’intérêt à respecter la loi commune, sentiment d’appartenance ainsi que par imitation de modèles exemplaires (idéal du moi). Les deux sources de la morale comme identification sont ainsi la Vie (élan créateur, pression sociale, obligation, clos) et Dieu (aspiration, dépassement, idéal, élan d’amour, ouvert). La vibration de l’harmonie universelle s’appelle ici amour et joie. Le monde vit en nous et prend conscience de lui-même (Schelling).
Sartre n’a pu écrire sa morale mais l’existentialisme se confond avec un devoir être libre (authenticité, inventer sa loi, s’engager, sculpter sa statue), avec les autres libertés (regard objectivant), qui est un humanisme de la liberté (honte, compréhension comme projet) et qui a reconnu dans le marxisme son précurseur, soutenant tous les mouvements de libération. La mauvaise foi ne s’élimine pas pour autant ! (la causalité comme excuse, se croire, en-soi).
Lévinas prolongeant Bergson vaut par son insistance sur la primauté de l’Autre, sur l’hospitalité primordiale de la conscience face à l’Autre. Sartre ne pouvait reconstruire l’autre en partant du sujet. L’antériorité de la morale n’est pas historique mais ontologique, tout discours présuppose l’Autre qui n’est pas négativité mais indépendance et vérité, seule objectivité. Notre rapport à l’Autre comme infini (liberté, étranger, séparé) est création, dissimulation, honte, désir et bonté. La guerre rend-t-elle dérisoire la morale ou montre-t-elle que la morale surpasse l’intérêt? Les exigences de la morale augmentent certainement en temps de paix mais la politique s’oppose à la morale comme la philosophie à la naïveté. La guerre nous déleste de notre liberté, de nos projets, de nos biens. Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre distance... Les individus s’y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu. Faut-il rêver pour autant à une fin du monde pour que l’infini pénètre de liberté chaque moment éternel et non plus relatif, simplement temporel ? ou devons-nous porter le fardeau de l’infondé?
Lacan a démarqué clairement l’éthique de la psychanalyse d’une morale de modération ou d’utilité comme seconde par rapport aux lois de la parole, la primauté de l’Autre et de l’amour. Plutôt qu’une tempérance rigide et fade, la bonne loi serait plutôt : jamais trop de trop. Passé les bornes, il y a la limite. Car la Loi nous rend pécheur, il n’y a de jouissance que dans la transgression perverse. Être sexué, c’est avoir un devoir de jouissance, un manque de l’Autre qui ne peut qu’échouer dans la répétition. Le Phallus comme souverain bien (La Femme, le Bonheur) condamne à l’impuissance, à ne pouvoir retrouver l’objet. La morale est d’abord identification (moi idéal/Idéal du moi), effet de l’amour mais la seule morale qui vaille est aveu du ratage, désidération qui n’est pas la vaine supériorité des non-dupes mais l’humour du saint qui en se dépouillant de l’objet du désir apaise la jalousie de tous (il décharite). Éthique du désir qu’on pourrait dire irrationaliste prolongeant la morale surréaliste et s’opposant au rationalisme kantien ou aristotélicien. Supporter l’impossible à savoir ne se peut vraiment pourtant. Son "désir sur lequel il ne faut pas céder" est un peu trop Spinoziste sous cette forme. Il y a beaucoup d’errements sur les prétentions de l’originaire, d’une continuité de l’être du désir alors que défini comme désir de désir, il est la moralité elle-même au principe de toute énonciation comme rapport social (Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit). La sublimation ou la métonymie comme changement d’objet ne disent rien d’autre qu’il n’y a pas de fin suprême mais que le Phallus ne représente que la jouissance idéalisée, absolutisée, des fins particulières. La culpabilité qui reste attachée à la masturbation par exemple ne fait que signer le manque de l’Autre et de sa jouissance que vise tout désir.
L’éthique de Debord se veut d’abord esthétique
prolongeant Rimbaud (dérèglement de tous les sens) et le
Surréalisme. Ce qu’il nous faut hériter de l’art moderne,
dans les conditions présentes, c’est un niveau plus profond de communication
et non une prétention à quelque jouissance sous-esthétique.
Il nous faudra arriver à ressaisir cette parole, qui est dans la
culture, mais aucunement son "prestige" ou une suite quelconque de son
prestige. (Les "rôles prestigieux" qui peuvent être tenus à
partir de l’I.S., le misérable genre "maître à penser"
- ou "à vivre"). Il s’agit de réappropriation du temps et
de la communication, dialogue armé pour faire vaincre ses propres
conditions. Sa pratique s’argumente à chaque exclusion, dans son
après coup. La contradiction est la source de tout mouvement, de
toute vie. (Hegel)
L'invention de soi
La conscience de l’unité avec les autres prend d’abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu’il renonce à se réaliser véritablement. L’unité avec les autres se réduit dès lors à l’égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir ou être-pour-la-mort. Par son côté universel la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s’oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective qui ne rend pas compte d’elle-même. Si elle advient à se réaliser un tant soit peu, cette loi perd de son assurance, de sa légitimité et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l’individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C’est plutôt contre cette individualité que va désormais s’appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s’oppose la vertu est maintenant constitué du règne de l’égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetée. Mais la vertu ne se réalise qu’à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d’autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l’effort et la foi concernent l’individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l’orgueil de l’ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu’elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors le chemin, l’oeuvre vaut comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l’escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale et impose finalement la loi morale, son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Ce qui importe dès lors c’est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l’approprie, l’interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s’impose est bien celle de l’impuissance de toute théorie à rendre compte des choix pratiques, tombant dans l’arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique devenue politique et qui en détermine la perspective.
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