La construction d'un monde commun (démocratie et philosophie)
Contre une conception procédurale de
la démocratie ou sa réduction au marché si ce n'est
à une volonté générale introuvable, nous voulons
montrer que la démocratie ne se réduit pas à un rapport
de force mais doit construire une mise en commun du monde par des discours
publics et des institutions. Dans une démocratie, comprise comme tentative
d'apprendre à vivre ensemble, chacun devrait avoir le droit à
la parole mais la nécessité de répondre aux données
scientifiques et d'un partage du savoir, rend nécessaire la construction
d'une contre-expertise collective, d'un contre-projet élaboré
collectivement, au-delà des simples manifestations de résistance.
C'est ce qui nous manque, ce dont nous avons besoin, ce que nous essayons
de construire.
- La fin du mythe de la démocratie majoritaire
Malgré le retour apparent à la normale,
ce que nous venons de vivre le 21 avril dernier avec le premier tour de l'élection
présidentielle, ce n'est rien moins que la fin du mythe de la démocratie
majoritaire, alors même qu'on croyait assister à son
triomphe partout dans le monde depuis la mort du communisme. Pourtant, l'étude
de la répartition géographique des votes et abstentions dans
toute la France depuis des années, montre que depuis la Révolution,
jamais la démocratie française n'avait tant doutée d'elle-même
si longtemps (F. Salmon). La contingence de l'événement
ne doit pas cacher non plus son caractère répétitif, des élections
présidentielles américaines à la main mise de Berlusconi
sur la démocratie italienne, ni qu'il a été
précédé d'une avalanche de livres constatant l'impasse
de nos institutions
[1]. Il est remarquable que le dernier texte de Pierre Bourdieu publié
dans sa revue (en février 2002), soit une critique des procédures
de vote et de la démocratie représentative. Il semblait nous
léguer ainsi la tâche de repenser la démocratie en ses
fondements, dépassant sa mythologie libérale au nom de la réalité
de pratiques sociales effectives de domination. Les procédures démocratiques
formelles peuvent toujours être détournées, usurpation
déjà dénoncée par Benjamin Constant lors de l'accession
au pouvoir de Napoléon, mais que tous les régimes totalitaires
ont abondamment illustrée depuis.
Il faut bien dire qu'en ce moment la légitimité
"démocratique" de plus en plus de gouvernants apparaît quelque
peu problématique, du moins au regard des principes : que ce soit
Bush élu au finish avec moins de voix que son adversaire, Berlusconi
détournant à son profit le système médiadito-démocratique
ou bien Chirac improbable rempart contre l'extrême droite, on
constate que la démocratie ne fonctionne plus. Les élections
aboutissent à des résultats qui ne sont l'expression d'aucune
volonté générale. On pourrait en imputer ici la faute
aux sondages tout autant qu'à leur interdiction pendant le vote, car
si les Français avaient pu suivre en direct la montée de Le
Pen, ils y auraient fait sans doute barrage immédiatement. Voilà
bien ce qui montre que les procédures actuelles ne permettent pas
d'exprimer réellement une volonté assez générale
pourtant, et ce à cause d'un formalisme excessif. Cependant, il faut
retenir surtout que si une hypothétique volonté générale
ne peut plus trouver son expression dans notre démocratie compétitive,
c'est qu'elle a de toutes façons perdu une bonne part de sa légitimité
au regard des "droits de l'homme". Ainsi, le droit d'une majorité
d'imposer sa volonté à des minorités est contesté
ouvertement en Italie par des mobilisations syndicales sans précédents,
et cela bien que Berlusconi puisse encore se targuer d'un soutien qui reste
majoritaire dans les sondages.
Le caractère inapproprié de la démocratie occidentale
avait été dénoncé depuis longtemps par les Africains
qu'on prenait pour des primitifs ! Tout le monde pouvait pourtant bien constater
que la démocratie formelle n'y donnait pas de bons résultats.
Devant les impasses de plus en plus visibles de nos institutions, il nous
faut mieux entendre ces critiques, ce qui veut dire surtout comprendre la
supériorité de la palabre sur le vote. En effet, comme nous
l'avions souligné dans le dernier numéro (p82) et contrairement
à la mythologie démocratique, il faut prendre conscience que
le vote est une
violence, surtout dans les petits groupes, pratique
destinée à faire taire les minorités. C'est aussi une
façon d'obtenir la complicité et l'engagement des autres n'osant
pas montrer ouvertement leur désaccord, réduisant le vote à
une sorte de rite d'appartenance (la théorie de l'engagement montre
qu'en donnant aux clients l'illusion de choisir on surmonte leurs résistances).
On rejoint au fond dans cette critique du vote la position de Platon dans le Lachès
où Socrate refuse de départager mécaniquement les opinions
par un vote au lieu de s'engager dans une
recherche commune sur la question :
ne pas supposer qu'on sait mais qu'on ne sait pas, et qu'il faut donc aller y voir
de plus près ; ne pas se poser seulement la question de ce qu'on veut
mais de ce qu'on peut savoir et de ce qu'on ignore ; non pas faire selon
les caprices de l'opinion mais essayer de savoir ce qu'on fait. Lorsqu'on
ne sait pas il faut apprendre plutôt que laisser faire ou décider aveuglément.
A cette mythologie du vote comme expression de la volonté générale
qui justifie tous les fascismes arrivés au pouvoir "démocratiquement",
les Africains aussi opposent la
palabre qui vise l'accord des interlocuteurs
après le temps de discussion nécessaire, la recherche d'un
consensus qui n'est pas donné au départ ni imposé mais
résulte de la construction d'un discours commun par le dialogue et
la participation des intéressés, l'épuisement des argumentations. Cela va bien au-delà
d'une simple procédure du vote (qui reste indispensable malgré
tout bien sûr) mais encore plus des sondages qui opèrent une agrégation
des opinions d'individus isolés, ce qui n'est pas du tout la même
chose que la composition des opinions dans l'échange public et la
construction d'un monde commun à partir de ses différences
de point de vue. Il ne s'agit nullement de prôner une "fraternité
de l'exploiteur et de l'exploité", dans la dénégation
des rapports de force effectifs, mais il faut se parler, même avec un ennemi déclaré, arriver à
partager des règles communes, organiser le conflit. Plutôt que
d'affirmer une totalité sociale recouvrant nos divisions, la palabre
part au contraire d'une division effective dont la résolution n'est
pas donnée au départ mais résulte de la discussion.
Ce cadre coopératif où "ma victoire n'est pas ta défaite"
est plus adapté à la complexité de notre société
qu'une démocratie compétitive tombée de la lutte des
classes au marché de représentants. En tout cas, les résultats de
la compétition électorale ne sont guère convaincants,
témoignant de plus en plus de l'usure (périodique) de nos institutions
!
Le dépassement de la démocratie compétitive pour une
démocratie cognitive
et participative est indispensable à une véritable refondation
démocratique. Ce n'est d'ailleurs pas une nouveauté car devant
les véritables problèmes qui se posent à nos sociétés,
notamment au nom du difficile principe de précaution, il a fallu inventer
ce que les auteurs d'
Agir dans un monde incertain
appellent des "
forum hybrides" (comme les conférences de citoyens),
sortes de jurys d'assise améliorés permettant la confrontation
d'expertises contradictoires et l'ébauche d'un consensus informé.
Le vote ici devient purement indicatif, ne recouvrant pas les arguments du
débat sous un rapport de force ; il ne peut remplacer l'acceptation
par les populations concernées qui se constituent en collectifs (habitants,
malades, travailleurs, minorités).
S'il faut abandonner le mythe de
la volonté générale d'une démocratie majoritaire
et uniforme, c'est donc pour une démocratie participative, démocratie
des minorités, mais en tant qu'elles participent à la construction
d'un monde commun, construction d'un dissensus d'abord, expression d'un
conflit, d'une différence, tout autant que tentative de construction
d'un consensus final, sans rester enfermés dans nos différences
"communautaristes". La question politique de cette démocratie écologiste
devient celle du "vivre ensemble".
En l'absence de ces évolutions, le véritable pouvoir se réfugie
dans les discussions techniques des grandes institutions
mondiales ou européennes (OMC, OCDE, etc.), loin des citoyens. Si nos institutions républicaines
sont encore celles de la volonté générale identifiée
au vote majoritaire, cela fait quelque temps pourtant que la démocratie médiatique
ressemble plutôt à un marché, livré au marketing,
et dont une part de plus en plus importante
de la population est exclue (abstentionnistes, étrangers, etc.). Dans cette
politique
spectacle privilégiant les "acteurs", il n'y a plus
de place pour une quelconque vérité. "Gouverner c'est paraître"
mais la question de la vérité étant une question pratique,
nous perdons alors tout avenir avec l'indispensable assurance sociale permettant
de construire sa vie sinon une carrière. La démocratie des
droits de l'homme ce n'est pourtant pas avoir l'illusion de donner son avis
sur des sujets qu'on ne connaît pas, ce devrait être de pouvoir
choisir sa vie et de pouvoir intervenir sur ce qui nous concerne au moins,
plutôt que de subir des décisions plus ou moins "majoritaires"
sans avoir son mot à dire. Il y a là une véritable révolution
à entreprendre qui exige d'en prendre toute la mesure !
- Un seul monde commun
Le logos est commun bien que la plupart vivent comme s'ils avaient une pensée propre
Parler avec intelligence consiste à s'appuyer sur ce qui est commun à tous
Pour ceux qui sont éveillés, il n'y a qu'un seul monde commun,
c'est lorsque nous dormons que chacun reste enfermé dans le sien.
Héraclite
Il faut partir de ce scandale pour notre démocratie
individualiste néo-libérale et post-moderne qu'il y a du réel, de la
vérité, et que nous partageons une même Terre avec ses
limites, un même climat que nous avons vraiment détraqué.
Ce n'est pas une question de choix, d'opinion, de valeurs, de religion ni
de vote démocratique ou d'expression d'une quelconque immanence.
Il faut se rendre à l'évidence que le monde existe réellement
en dehors de nous avec ses lois, qu'il nous est "
transcendant"
[2]
et
si on peut le dé-couvrir, sa connaissance n'en est pas immédiate
mais passe par l'expérience et la discussion. L'écologie n'est
pas autre chose que l'affirmation de cette transcendance du monde, de ses
limites et de sa continuité historique, de la succession des générations
qui nous engage dans la durée. C'est assumer son passé et son avenir,
"se donner le temps". Nous ne pouvons pas décider du monde où
nous sommes nés, ni de son passé, ni de ses limites. Les conséquences
de nos actes, de nos productions, de nos destructions sont bien réelles
aussi, quoique nous en pensions, notre responsabilité. L'écologie permet de se réapproprier
le long terme, voir plus loin que le bout de son nez, plus loin que l'immédiateté
du vécu et l'optimisation de la productivité. Avant de poser
la question si urgente de ce qui dépend de nous, il faut d'abord déterminer
ce qui ne dépend pas de nous.
Dire qu'il n'y a qu'un seul monde commun, qu'il existe
réellement pour tous, ne signifie pas qu'il ne puisse y avoir qu'un
seul point de vue unilatéral sur ce monde, qui est au contraire pluriel
et diversifié, comportant niveaux et plans différenciés.
L'objectivité intersubjective résulte d'une mise en commun
de perspectives opposées, de positions contradictoires. On sait bien que nos démocraties
d'opinions se refusent à toute autre vérité que procédurale
au nom d'un pluralisme relativiste, individualiste et multiculturel qui se
croit délivré de toute autorité et prétend à
une totale liberté d'esprit, alors même que jamais peut-être
la pensée n'a été aussi pauvre et les "multitudes"
si uniformes ! Ce
scepticisme néolibéral, qui récuse
toute pensée et donc tout véritable dialogue, au nom d'un sens
et d'une société "ouverte", ramène tout simplement la
démocratie au marché (ou aux sondages). Certes, la transcendance
du monde c'est aussi la transcendance des autres, et donc la diversité des opinions, mais nous ne sommes pas des
monades isolées qui ne se parleraient pas. Bien sûr, il
faut voir dans ce "dogmatisme anti-dogmatique" une saine réaction aux
totalitarismes idéologiques qui ont ravagé le XXème siècle,
mais on doit constater que le néolibéralisme tombe dans les
mêmes extrêmes idéologiques et une autre sorte de totalitarisme
en laissant croire qu'on ne peut rien savoir, ni rien faire, sinon laisser
faire aveuglément la main invisible des marchés, les laisser
décider à notre place (voir
La démocratie post-totalitaire
de JP Le Goff). Nous ne sommes pourtant pas condamnés au dogmatisme
des idéologies ou bien au scepticisme intéressé des
sophistes comme on voudrait nous le faire croire. Il y a heureusement une
voie moyenne, plus raisonnable, plus "juste" et bien connue puisqu'elle est
à l'origine du développement occidental et de la démocratie
: c'est la philosophie et la science. Nous verrons qu'à l'opposé
du scepticisme néolibéral, elles nous fournissent une méthode
de construction d'une vérité commune et un langage universel
à l'inquiétude du savoir
- Le langage universel de la science et de la technique
"Il n'est pas de société qui n'enseigne et ne gouverne"
P. Legendre 901è conclusion, p 302 (Fayard, 1998)
La science et la technique sont tellement intégrés à notre civilisation que
nous n'apercevons pas à quel point c'est le
fondement de notre société.
Au contraire de
Claude Lefort
qui voudrait nous persuader que la démocratie se fonde sur elle-même,
délivrée de toute hétéronomie religieuse, il
faut rétablir qu'il n'y a pas de démocratie sans une science
universelle, c'est-à-dire une vérité partagée
comme condition de tout dialogue, de toute société. En ce sens, on peut dire que la science
tient ce rôle de religion pour nos société.
Il faut
rappeler que "religio" ne vient pas de "religare", comme on le répète
depuis Tertullien, mais de "relegere" qui veut dire exécuter religieusement
les rites. Ce qu'on "relègue" ainsi, c'est ce dont on ne peut décider
par soi-même mais dont on hérite (par tradition ou révélation)
et qu'on transmet en le laissant indemne.
Le religion ne se distinguait pas
de la société elle-même avant son autonomisation du politique
qui succède à la guerre des religions. Alors qu'elle relève
aujourd'hui d'un choix individuel et de l'intériorité de la
foi, jusqu'ici la religion désignait ce que Pierre Legendre appelle
la fonction "dogmatique" indispensable à
l'organisation d'une société, à la communication
entre ses membres (codes, normes, autorités). On ne saurait s'en passer ("Non seulement la société doit tenir debout mais elle doit avoir l'air de tenir debout"),
et si la communauté internationale peut réclamer un multiculturalisme,
un relativisme des valeurs, une cohabitation des religions, on peut soupçonner
que cela n'est possible que sur la base d'une acceptation universelle des
lois de la science et de la technique (comme le suggère un colloque à l'Unesco sur
les Sciences et les religions[3]). Les droits de l'homme sont aussi de moins en moins contestés..
Dire cela peut susciter de nombreux malentendus. Il ne s'agit en aucun cas
de prendre ce que disent les sciences pour parole d'Evangile, encore moins
de ressusciter un scientisme borné ou retomber dans une religion
de la Raison qui a montré ses impasses répétées.
Il ne s'agit d'abord que d'une constatation. Non seulement toutes les religions
doivent faire avec les sciences, mais celles-ci constituent le
langage
commun par lequel passent les dialogues interreligieux quand ils ont lieu.
Cela ne veut pas dire que les sciences ne sont pas contestées dans
leurs objets, leurs méthodes, leurs conséquences, rejoignant
la critique écologiste, mais sur une base universelle, en adoptant
une partie au moins de la démarche scientifique, contribuant de ce
fait à la constitution de la Science comme objet commun, réel
partagé.
Sur d'autres plans, la question n'est pas réglée et fait encore
l'objet d'un conflit mondial, celui de la globalisation : partageons nous
aussi les lois de la marchandise? Au niveau purement factuel, on peut dire
oui, le règne de l'argent semble plus contraignant que les lois de
la nature. Et pourtant ça résiste. On peut dire que l'écologie
joue la science contre le productivisme, les lois de la nature contre les
lois de l'économie. Il ne peut y avoir véritablement d'écologie
sans les sciences, leurs connaissances et leurs menaces, mais il semble aussi
que lorsque la Science prend la place de la religion comme vérité universelle,
elle glisse "naturellement" vers l'écologie. On se heurte pourtant
ici à ce qui constitue le nouveau rite universel, le travail, la plupart
du temps salarié, ce que Pierre Legendre appelle la "Vérité
industrielle" à laquelle tout est sacrifié mais auquel il faut
joindre désormais la pratique d'Internet et le monde de la communication,
des médias.
Voilà ce qui constitue concrètement aujourd'hui notre monde
commun, la religion qui nous relie : écologie, science, technique,
communication, marchés, sport, travail. Il faut distinguer dans ce qui nous
est commun, ce qui relève de l'espèce (biologique), ce qui relève
de notre environnement (technique, économie, ressources), ce qui a
l'universalité de la logique et des sciences, ce qui est moment historique,
enfin ce qui n'est qu'une norme culturelle et sociale plus localisée
("Vérité de ce côté des Pyrénées,
erreur au-delà !"), sens commun, code de conduite qu'on ne partage
pas avec tous cette fois, mais seulement avec les siens. Ce que nous avons
de commun ne signifie pas que rien ne nous divise mais, au contraire, que
nos divisions prennent sens d'une communauté plus profonde. Il n'y
a aucune dénonciation possible sans un langage commun, des valeurs
communes, notre singularité ne prend sens qu'à s'inscrire dans
une histoire. On ne peut sortir d'une dialectique entre institution (dogmatique,
onto-théologie) et politique (distanciation, discussion), entre la
positivité du pouvoir et la négativité de l'action. Lorsqu'une
société affiche ses objectifs et décide de l'avenir,
chacun peut beaucoup mieux se différencier dans la participation
au destin commun, trouver une place, un sens qui lui soit propre car inscrit
dans une histoire.
- La production de l'ignorance (science et philosophie)
Reconnaître un langage commun ne signifie absolument
pas renoncer à le contester. Faire le constat que la science constitue
un langage universel, à une place tenue autrefois par la religion, n'est pas vouloir
transformer la science en religion, ce dont elle est bien incapable ("
Qu'est-ce que la science peut avoir à nous dire de nouveau sur
la mort?"). Reconnaître une fonction sociale dogmatique des sciences,
dans l'objectivation d'un monde commun, ne signifie pas renoncer à
la dénonciation du dogmatisme scientifique ou de l'idéologie
du marché et de la technique ; mais il faut admettre que cette dénonciation
n'est pas autre chose que la méthode scientifique elle-même.
La science n'est pas constitué par ses dogmes mais se distingue clairement
du dogmatisme des anciennes religions puisque la modernité de la science
consiste justement à critiquer la tradition aussi bien qu'elle même,
capable (pas toujours) de remettre en cause ses préjugés, ses
paradigmes (voir
Kuhn
) afin de
s'approcher toujours plus d'un réel qui reste hors d'atteinte, au-delà de nos représentations.
Ainsi, l'écologie-politique est bien une critique politique de la
science mais à partir de ses données. Ce qui caractérise la science ce n'est donc pas tant ce qu'elle
sait, qui est considérable, que de maintenir le doute, et refusant
d'identifier le savoir et l'être, laisser une place centrale à
l'
ignorance et l'étonnement qui nous poussent à voir
de plus près et faire le détour. Ce qui caractérise
la science c'est le mode de production d'une vérité partagée
par la communauté scientifique, sans autorité suprême.
On voit qu'on est bien loin du scepticisme néolibéral et sur
la voie ouverte par la philosophie d'un dialogue public.
La philosophie ne consiste pas à revenir aux
préjugés de l'opinion, ni adhérer à un système
idéologique, mais bien à construire par la discussion publique
une objectivité commune. La
philosophie est l'affirmation
que la vérité n'est pas donnée, ni la conscience de
soi. Devenir philosophe signifie à la fois une prise de recul, de
distance critique envers soi (étonnement), envers ce qu'on pense,
ce qu'on veut, ce qu'on désire, ceux qu'on imite. Au-delà de
ce travail du scepticisme, c'est aussi affirmer une vérité commune,
une contrainte extérieure qui nous rassemble, transcendance d'une
raison universelle et du langage derrière la diversité des
opinions, des lieux, des sexes, des subjectivités. Loin de tout dogmatisme
aussi bien que de tout relativisme, la philosophie incarne la
vérité du scepticisme (le doute de Descartes aboutit
à la certitude du sujet). C'est le contraire de la mauvaise foi du
sceptique qui prétend récuser toute vérité possible, faisant
comme si on ne savait rien sous prétexte qu'on ne peut tout savoir !
Les sceptiques et les relativistes ne sont jamais vraiment sérieux
("
Si rien n'existe j'ai payé ma moquette beaucoup trop chère" Woody Allen). Cela n'empêche pas de laisser toute leur pertinence
à un véritable travail du scepticisme ainsi qu'au relativisme
culturel qui est dépassé dès qu'il est reconnu (c'est
la modernité des Grecs).
On voit que le passage à une démocratie cognitive
n'est pas facile ni immédiat puisqu'il exige tout un travail de réflexion
et d'apprentissage pour disposer d'une liberté effective, de la possibilité
de préserver son avenir et de faire entendre sa voix, possibilité
d'une véritable contre-expertise et d'une construction politique des
choix techniques. C'est seulement en s'appuyant sur l'expertise scientifique
qu'une démocratie reste possible. La philosophie est née en
réponse à la rhétorique démagogique des sophistes,
dénonciation de l'insuffisance d'une politique réduite à
la communication, au spectacle et à l'estocade mais difficulté
aussi de maintenir l'accès de chacun à la parole et aux savoirs.
C'est ce qui en fait toute l'actualité. La philosophie ne fournit
pas tant des réponses que des questions. Elle affirme qu'au-delà
des séductions du pouvoir, il faut se gouverner soi-même avant
de gouverner les autres, se connaître, ce qui veut dire savoir ce qu'on
ignore en découvrant l'étendue de nos préjugés,
du poids de l'opinion, des malentendus, des confusions. La philosophie doit
nous ouvrir au dialogue. Dès lors, pour les affaires des cordonniers,
il vaut mieux demander aux cordonniers, comme pour la médecine il
vaut mieux se fier aux médecins. Ce qui ne veut pas dire que chacun
ne doit s'occuper que de soi.
- Le partage du pouvoir, du savoir et des richesses
Nous avons vu que la démocratie ne peut plus
se limiter au marché politique, d'autant plus que l'essentiel du pouvoir
passe de plus en plus du côté de l'élaboration des projets,
que les votes ne font qu'entériner ensuite. L'important n'est pas le bulletin
anonyme pour des enjeux qui nous dépassent mais le gouvernement sur
nos vies, l'important n'est pas le droit de décider n'importe quoi
mais de ne pas être sacrifié à des intérêts
privés. Nous devons substituer à cette démocratie compétitive
un véritable débat public, dans l'esprit des palabres africaines,
permettant la construction d'un monde commun à partir de nos différences.
Dans ce monde de la science et de la technique, cela exige un partage des savoirs et des richesses.
La question est d'autant plus urgente que nous avons non seulement un monde commun mais qu'il est plus que jamais tout entier entre nos mains, formé et déformé
par la technique industrielle.
Non seulement il nous faut reconnaître la réalité d'un
monde et de ressources finies, mais il faudrait arriver à rendre
les limites écologiques "sacrées". Nous sommes loin des prétentions
à l'auto-fondation de la démocratie, ouvertement ridicule
depuis que nous sommes dans l'Empire universel d'un capitalisme globalisé
et qu'il s'agit de préserver nos ressources et nos vies.
Il faut rejeter à la fois la logique totalitaire et l'individualisme
libéral, ce qui veut dire qu'il faut penser en écologiste autonomie
et solidarité, diversité et totalité. Nous ne nous sauverons
pas tout seuls même si nous sommes tous différents.
Il ne s'agit
pas de revenir à une logique du même (un même peuple,
un même chef) produisant un "amour bureaucratique" terrifiant analysé
par Pierre Legendre (dans "Jouir du pouvoir"). Mais la logique de l'Autre
tellement à la mode ne vaut guère mieux, la "caserne libertaire"
nous précipitant dans l'uniformisation planétaire, le marché,
l'utilitarisme, la solitude, le sexe sans phrases comme le montre JC Milner
dans "Le triple du plaisir". L'absence de toute norme autoritaire ne signifie
pas que tous ne suivent pas la même mode, au contraire il semble que
ce soit la seule façon qui reste d'affirmer ce commun en l'incarnant.
L'alternative n'est pas entre une norme autoritaire et la liberté
du plus fort mais dans une norme qui produise de l'autonomie et favorise
la diversité.
En effet, on ne peut se suffire de la célébration
de nos singularités ou de s'ouvrir à la compréhension
des autres, il nous faut reconnaître ce que nous avons de commun pour
pouvoir nous parler. Depuis les première grandes cités comme
Ninive, bien avant les Grecs, la politique a toujours été cosmopolitique, organisant la cohabitation de diverses populations, l'unité d'une
pluralité (Sumériens et Akkadiens à l'époque).
Pour sauvegarder une véritable pluralité
nous avons donc besoin de
construire un monde commun qui lui donne
sens au-delà de nos divergences et nous permette de vivre ensemble. Construire car il n'est pas donné,
immédiat ni définitif, mais monde extérieur réel
dont les limites ne dépendent pas de nous, et représentation
commune partagée de son objectivité dans la réalisation
de nos objectifs collectifs. Il faut revenir au concret de nos vies et rendre
apparentes les contradictions sociales qu'elles traduisent en souffrances
individuelles. C'est ce que signifie le constructivisme, la nécessité
de construction d'un réel voilé
[4]
mais que la technique et la
science peuvent transformer. Pour que la démocratie soit possible, il
faut le socle de la science et de la technique mais surtout la construction
sociale de nos représentations, ce qui implique la constitution
de collectifs produisant du savoir et abolissant ainsi les anciens monopoles
du savoir et du pouvoir. Chacun peut devenir expert, cela exige simplement de s'investir
dans l'apprentissage d'un domaine, interroger les savoirs disponibles, apporter
sa pierre au débat public plutôt que sa voix.
La démocratie ne se réduit pas aux institutions,
aux procédures mais relève d'une solidarité sociale
(philia). Partager des valeurs c'est d'abord partager les richesses, on n'y échappera pas. Une démocratie ne peut survivre à
des inégalités trop criantes, comme le savaient déjà
les Grecs. Les valeurs qu'il faut partager sont les lois de la parole (considérer
l'interlocuteur comme un autre soi-même, ne pas lui mentir, ni le tuer
ou le voler, etc.). Les lois de la parole sont aussi la négation de
l'animalité, de la particularité, de l'immédiateté,
de l'intérêt, de l'individu. Ce sont
les lois universelles de la morale (Kant), c'est pourquoi "de la discussion
naît la lumière" et que nous pouvons avec quiconque partager
un discours sur le monde, à condition de partager le même monde
et donc ses richesses. Pour vivre ensemble il faut faire une place à
chacun. Devant les impasses de l'industrialisation planétaire, on
devrait passer enfin de la démocratie formelle à une écologie
sociale et au développement humain, à la réalisation
des droits et la préservation de nos ressources, à la reconstruction
du monde.
[1]
On peut citer, entre autres, "La démocratie contre elle-même" de Marcel gauchet et "La
démocratie post-totalitaire" de Jean-Pierre Le Goff, il y en a bien d'autres.
[2]
Il faut comprendre ici le terme transcendant en opposition
à immanence. C'est le sens kantien opposant notre représentation
extérieure des phénomènes à la "chose en soi",
que nous ne pouvons jamais atteindre en dehors de nos catégories mais
qui est le réel lui-même, transcendant à nos représentations.
Il n'y a donc pas connaissance immanente de l'univers (ni "données
immédiates de la conscience") mais approche progressive par modélisations
d'une objectivité extérieure qui ne dépend pas de nous.
La conscience de soi elle-même n'est pas immédiate. Ce n'est
pas l'esprit qui est transcendant à la matière mais la matière
qui est transcendante à l'esprit. Pour la transcendance de l'économie
et de la société, des effets de groupe, voir Mark Rogin Ansprach
("A charge de revanche, figures élémentaires de la réciprocité",
seuil, 2002). Il y a pourtant une immanence, celle de la liberté et
de l'action, celle de la dévoration animale pour Bataille qui oppose
la transcendance du monde profane, la conscience claire de la chose dégagée
du sentiment de soi, à l'immanence du sacré, l'intimité
animale avec le monde ("comme de l'eau dans l'eau"), notre fascination, notre
implication, notre motivation, notre intentionalité, notre désir.
On peut parler d'immanence active
comme dit si bien Jacques Robin dans le sens où notre action participe
d'un processus historique, où notre liberté transforme le monde.
C'est pour la représentation, pour la conscience, pour la science
que le réel est transcendant et donc toujours voilé, construit,
historique, dont l'événement nous surprend de sa présence
inattendue.
[3]
Colloque Unesco Paris, Science et quête de sens, 19-20 avril 2002, où la science apparaissait surtout comme lien entre les religions.
[4] "Le Réel voilé. Analyse des concepts
quantiques", Bernard d'Espagnat, Fayard, 1994. Le qualificatif de "Réel
voilé" convient au Réel de la chose-en-soi pour Kant. Il pourrait
s'appliquer aussi bien à la définition du Réel par Lacan
comme ce qui échappe au savoir, la surprise qui fait événement,
l'ex-sistence.
01/05/02-15/05/02
Index