Pourquoi parler de révolution ? N'est-ce pas
révolu, ringard ? N'est-ce pas la fin de l'histoire, le triomphe
mondial du marché et du capitalisme depuis l'effondrement du
communisme ? Que pouvons-nous encore espérer ? Quel en est véritablement le
risque ? Comment l'empêcher ?
Contre ces pauvres évidences à la mode, je dirais donc pourquoi
une révolution est probable et pourquoi il n'est pas souhaitable
de l'empêcher mais au contraire de l'encourager et de s'y joindre
en masse le plus rapidement possible, malgré les risques de violences, afin d'éviter pire encore.
En premier lieu, il y a des raisons objectives comme l'adaptation aux transformations
des forces productives à l'ère de l'information. C'est aussi le moment d'un changement de
génération (
Papy Boom)
et d'un nouveau cycle économique mondial (tiré par les
trois nouveaux géants : Chine, Inde, Brésil).
Pourtant, ce qui est vraiment décisif, c'est qu'une
refondation
sociale s'impose désormais avec l'autorité de l'urgence,
la nécessité de refaire société et
reconstruire les
solidarités détruites. Et c'est pour cela qu'il faut un
mouvement
révolutionnaire fondateur d'institutions, tout comme il faut
tomber amoureux pour fonder une famille.
Si l'
amour est bien "
l'état naissant d'un mouvement collectif à deux" comme dit
Francesco Alberoni,
reprenant Freud, cela veut dire aussi qu'un mouvement collectif est un
peu une histoire d'amour, de manifestants qui se reconnaissent
frères et prennent plaisir à se voir, solidarité
souvent
médiatisée par l'amour d'un leader. Il est illusoire de
vouloir fonder une société sur le marché. Le rejet
de la constitution européenne a été le retour d'une
exigence de légitimité populaire, c'est la
déclaration
préalable que le
supermarché européen ne suffit pas à nous
réunir dans une communauté politique. Les peuples ne se
décrètent pas d'en haut,
ils se construisent par le bas, au moins en démocratie, par une confiance mutuelle et des
solidarités concrètes. Ce qui a commencé là, c'est
une réappropriation de l'expression démocratique qui
devrait prendre de l'ampleur à travers toute l'Europe pour
aboutir à une véritable constitution européenne,
il n'y a aucune façon de couper court et
d'accélérer l'histoire qui ne peut aller plus vite que
les peuples, encore moins contre eux ! Aucune société ne
tient sans lien social, sans soutien populaire, sans le relais de la
multitude des micro-pouvoirs qui se vouent à sa reproduction (indispensable
philia).
Il y a bien une totalité sociale, un sens commun et tout un
territoire, il ne suffit pas de l'alliance des élites ("
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours
le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance
en devoir" Rousseau).
Il ne faudrait pas malgré tout entretenir l'illusion que l'amour serait le
ciment ordinaire des peuples alors que presque toujours c'est la
guerre
qui soude les classes sociales, substituant à leurs divergences
d'intérêt la division politique ami/ennemi (Carl Schmitt).
La solidarité se fait contre les
canons de l'ennemi qui ne font pas de différences entre riches
et
pauvres. Cette abolition des différences n'est pas seulement
extérieure mais nous touche intimement. Les guerres obligent
à dépasser
l'intérêt privé et manifester notre
solidarité, notre capacité de sacrifice, l'affirmation de
notre communauté ("
La guerre comme état dans lequel on prend
au
sérieux la vanité des biens et des choses temporelles", Hegel
[1]). Elles provoquent un changement complet de la psychologie des individus qui se
traduit par l'étonnante constatation qu'il y avait moins de
fous, de névrosés et même de déprimés
pendant les guerres mondiales. En tout cas, en l'absence de guerre, les
sociétés se désagrègent assez vite en
particularismes et s'enfoncent dans
la décadence.
Les
générations qui n'ont pas connu la guerre sont des
exceptions dans l'histoire humaine. Hélas, cette paix si
précieuse pourrait menacer la société de
l'intérieur, aussi regrettable cela puisse nous paraître !
Et s'il faut le reconnaître, c'est pour avoir une chance
d'éviter le retour de la guerre. Il y a bien des alternatives
à la guerre comme les
catastrophes naturelles qui sont l'occasion de grands élans de
générosité ou même les menaces
écologiques qui
devraient nous rassembler de par toute la Terre. Il semble pourtant que
dans les
sociétés
démocratiques qui se sont débarrassées de la
guerre, l'alternative à la mobilisation générale
ce soit la révolution
démocratique même si les forces insurectionnelles sont
toujours dangereuses. Ce n'est pas la lutte finale,
l'écroulement du capitalisme, le paradis sur Terre ni l'enfer
d'une barbarie sans lois mais la refondation du pacte social. A la
suite de
Castoriadis
il faut comprendre la révolution comme l'auto-fondation de la
société, l'affirmation de
son
auto-nomie.
Ce n'est pas la violence qui fait la révolution mais des
mobilisations de masse et l'engagement actif des citoyens (qu'on pense à la révolution
orange en Ukraine).
Il ne faut pas se méprendre sur l'auto-nomie de la
société qui ne signifie aucunement qu'on pourrait
décider ce qu'on veut mais au contraire que les lois devraient être
acceptées par chacun comme
justes,
qu'il y ait un certain consensus, une concorde nationale et pour cela il
faut des règles les plus objectives possibles et la concertation avec les plus concernés. On ne choisit pas
le contenu des lois, on s'accorde dessus, de même on ne choisit
pas leur objet, les points de conflit qui s'imposent à l'actualité et structurent les oppositions
politiques, pas plus qu'on ne choisit ses ennemis...
Pourquoi s'en mêler alors pensera-t-on ? D'abord parce que notre
intervention
est indispensable et que sinon les institutions démocratiques se
vident de sens, comme on peut le constater. Ensuite parce que nous
dépendons de notre environnement social, notre passivité
nous menace, moins nous réagissons, moins nous existons, plus on
nous méprise. On n'attend pas seulement
du citoyen sa
soumission mais aussi son témoignage, son intelligence, sa
liberté, devoir de résistance, de rétroaction et
de dénonciation.
Au-delà, la raison la plus profonde c'est que la
société n'est pas un corps, son unité n'est pas
donnée, il faut la
construire dans son tissu humain, d'autant plus lorsqu'il y a un brassage des populations. Or, les
solidarités concrètes se constituent dans l'indignation,
la lutte et la coopération, quand ce n'est plus par la
religion ou les institutions, par tradition ou par contrainte
légale.
Il n'y a pas de peuple en soi, d'essence biologique ou linguistique,
d'identité naturelle sur laquelle on pourrait se reposer.
Ce n'est jamais ni le sang, ni la terre qui parlent et si on invoque
l'histoire c'est toujours sous une forme mythique qui est pure reconstruction. C'est contre une
menace
commune que se
forment réellement des coalitions assez solides pour
résister aux revers. C'est pourquoi on ne ressent plus le besoin de
faire peuple dans un
marché prospère, ni de partager ses richesses, ni de militer. Ce qui
mène à la fracture
sociale et l'exclusion avant l'éclatement et la dislocation de
l'empire. On peut dire que seul l'ennemi extérieur pourrait gommer
nos divisions intestines.
Mais dès la défaite
de l’un des camps, les coalitions se relâchent ; dès qu’un
ensemble assez grand a pu s’unir par relative identification et n’a plus
à subir de pressions externes importantes, des divisions intestines
apparaissent et tendent à reconstituer de l’intérieur de
nouveaux pôles de décision ou de suscitation qui détermineront
de nouvelles luttes. 211
La coexistence est troublée
plus ou moins fortement par la prise de conscience des différenciations
entre régimes politiques et socio-économiques ou des disparités
entre classes sociales. 202
La négation ne
dépasse pas d’abord la stimulation individuelle. 213
Rien ne sert donc de condamner l'égoïsme universel, il
faut lui faire une belle
peur
en refusant le consensus, en bloquant la
circulation, en arrêtant toute collaboration afin de rendre
sensible le caractère entièrement social de la richesse.
Il est si facile de
perturber les communications modernes. Il s'agit simplement de
constituer
en
manifestation visible les injustices subies et l'exclusion
vécues dans la solitude, rejetant du même coup les dieux
en place qui
délaissent des populations entières, et tous les beaux
discours qui les
écrasent. Il s'agit de
faire sentir le poids du nombre de ceux qui ne s'y retrouvent pas et
rétablir la simple
vérité contre le mépris et les excès des
classes dominantes.
Il n'est pas vrai que notre soumission soit volontaire quand il n'y a
pas d'alternative ; mais au moment où la révolte
cristallise et rassemble en masse, cela devient tellement vrai que le pouvoir ne tient plus en place et qu'il y
a au moins changement de maître. Le
consensus est vital
dans toute société, encore plus dans des
sociétés étendues et complexes. La
nécessité d'une révolution pour le retrouver est le
résultat de la destruction des fondements du lien social
qui a précédé (à cause du
libéralisme et de la paix, pas de l'immigration). Cela ne
donne aucune garantie sur la réussite de cette
révolution, ni même sur le fait qu'elle ait effectivement lieu mais
témoigne du fait que tout
processus vivant a besoin de se régénérer
périodiquement et se régule par des systèmes
opposants.
La
vérité n'est pas donnée et fait l'objet de luttes
sociales. Non seulement une révolution doit rétablir la
vérité ("seule la vérité est révolutionnaire") mais elle comporte un autre aspect cognitif
consistant à devoir prendre le monde comme un tout pour
"changer le monde", et ce, sur un mode éminemment pratique.
Effectivement, pour comprendre
le monde, il faut vouloir le transformer pas seulement rêver
à quelque utopie trop logique ni se contenter de bons
sentiments. C'est le principe de toute
expérience, mais pour le transformer positivement, il faut bien
le comprendre dans sa globalité sans rester à un point de
vue unilatéral.
Cet objectif de transformation sociale parait
complètement exorbitant de nos
jours,
dans la plus grande confusion entre auto-organisation subie et
auto-gestion démocratique. Il faut admettre que si l'ancien
consensus est bien
entamé, on ne voit pas encore hélas ce qui pourrait le
remplacer ! La religion vient à la place de réponses
politiques qui manquent. Il
n'y a pourtant aucune chance qu'on puisse se dérober à la
constante nécessité de refaire
le monde, de redresser la barre, de corriger nos erreurs ; c'est
l'activité vivante elle-même de lutte
contre l'entropie,
d'organisation et d'apprentissage. Il y a toujours des dérives
auxquelles il faut s'opposer, des abus qu'il faut dénoncer, on
ne peut se
laisser faire, il faut au contraire reprendre la main. On a raison de
se
révolter mais ce n'est jamais gagné une fois pour toutes
et ce n'est pas parce qu'on se révolte qu'on a toujours raison !
Il faut se révolter aussi contre les dérives autoritaires
de la révolte. La lucidité historique est à
reconquerir à chaque fois, nous avons besoin pour cela de toute
notre intelligence collective.