"
Qu'est-ce que tomber amoureux ? C'est l'état naissant d'un mouvement collectif à deux" (p9). Ainsi commence ce livre célèbre du psycho-sociologue Francesco Alberoni "
Innamoramento e amore" qui avait attiré l'attention en 1979 sur les similitudes entre mouvements
sociaux et coups de foudre, réfutant ainsi le fait que l'amour serait
un repli sur la sphère privée alors que les mouvements sociaux
sont si propices à tomber amoureux. En effet, comme les mouvements
révolutionnaires, l'amour est une force de transformation de la vie
quotidienne, de renouveau, de renaissance, de résurrection qui nous
sauve du désespoir et de la solitude. Il est donc bien ridicule que
certains partis qui se croient révolutionnaires prétendent
exclure l'amour de leurs rangs, sous prétexte de son supposé égoïsme
à deux et son caractère incontrôlable. Nous
devrions faire au contraire une nouvelle
alliance
entre l'amour et la révolution, redevenir libres ensemble, briser
nos liens et notre isolement en affrontant sérieusement les risques
de l'institutionnalisation comme fin de l'histoire d'amour ou du soulèvement
populaire pour continuer l'aventure collective, pour continuer à nous
aimer et à refaire le monde, pour continuer à aimer la vie.
Dans la grisaille du présent, nous attendons
un jour nouveau, une vie nouvelle, un printemps nouveau, une rédemption,
un rachat, une revanche, une révolte. 180
De nombreuses expériences, la solidarité, la joie de vivre, le renouveau sont analogues. 10
Toutes ces réactions, Weber les attribue au chef,
à ses qualités de chef. En réalité, il commet
l'erreur que fait chacun de nous lorsqu'il tombe amoureux : celle d'imputer
l'expérience extraordinaire qu'il est en train de vivre aux qualités
de l'être aimé [...] C'est dans ces moments, enfin, que surgit
un "nous" collectif nouveau, composé uniquement de deux personnes
unies par l'amour. 12
Le couple amoureux "se reconnaît" dans le mouvement collectif et tend à se fondre en lui. 171
L'amour est donc plus fréquent à l'aube des grands mouvements,
souvent il les précède. [...] Qui alors répand l'idée
selon laquelle l'amour serait un mouvement égoïste et fermé
? L'institution politique, idéologique ou religieuse qui prétend
exercer un contrôle total sur les individus. 175
Tomber amoureux ne correspond pas au désir d'aimer une personne belle
ou intéressante ; mais à celui de reconstruire la société,
de voir le monde d'un oeil nouveau. 82
L'éros est une force révolutionnaire même si elle se
limite à deux personnes. Et dans la vie, on fait peu de révolutions.
20
L'amour est une révolution : plus l'ordre des choses
est complexe, articulé et riche, plus terrible en est le bouleversement,
plus difficile, dangereux et risqué le processus. 109
Personne ne tombe amoureux s'il est, même partiellement, satisfait
de ce qu'il a et de ce qu'il est. L'amour naît d'une surcharge dépressive
qui se caractérise par l'impossibilité de trouver dans l'existence
quotidienne quelque chose qui vaille la peine. Le "symptôme" de la
prédisposition à l'amour n'est pas le désir conscient
de tomber amoureux, ni le désir intense d'enrichir l'existence ; mais
le sentiment profond de ne pas exister, de n'avoir aucune valeur et la honte
de ne pas en avoir. Le sentiment du néant et la honte de sa propre
nullité : tels sont les signes avant-coureurs de l'état amoureux.
79
La surcharge dépressive précède tous les mouvements
collectifs tout comme elle précède l'amour naissant [...] La
conséquence c'est que le mouvement collectif (l'amour à l'état
naissant) frappe toujours à l'improviste. 29
Il est possible de rendre quelqu'un amoureux si, au bon moment, une personne
se présente et lui témoigne une profonde compréhension,
si elle le conforte dans sa volonté de renouveau, si elle le pousse
dans cette direction, si elle l'encourage, si elle se déclare prête
à partager le risque du futur en le soutenant, en restant à
ses côtés, quoiqu'il arrive et pour toujours. 83
L'état naissant a le pouvoir de réveiller chez les autres les
propriétés qui sont les siennes. Quand une personne tombe amoureuse
d'une autre, elle provoque toujours chez elle un éveil, une émotion.
Celui qui aime tend à entraîner l'aimé dans son amour.
73-74
La personne dont nous tombons amoureux constitue pour nous l'élément
grâce auquel nous allons modifier radicalement l'expérience
quotidienne. Elle-même, en s'éprenant de nous, devient plus
vive, pleine de fantaisie, plus capable de projets ; elle nous fait entrevoir
une vie plus riche, plus amusante, plus fascinante, faite d'émotions
intenses, de choses merveilleuses, de découvertes continuelles, de
risques également. Le quotidien apparaît peu à peu comme
un renoncement à tous ces biens. 148
Un amour naissant peut-il se transformer en un amour qui, pendant des années,
conserve la fraîcheur de l'amour naissant ? Oui. Cela peut arriver
quand les deux partenaires réussissent à mener ensemble une
vie active et nouvelle, aventureuse et intéressante, dans laquelle
ils découvrent ensemble des intérêts nouveaux, ou bien,
lorsqu'ils affrontent ensemble des problèmes extérieurs [...]
dans ce cas, ils luttent côte à côte pour un projet commun. 145
L'état naissant est une révolution de la vie quotidienne ;
aussi peut-il se déployer lorsqu'il réussit à la bouleverser,
c'est-à-dire lorsque la vie peut prendre une autre direction, nouvelle,
voulue et intéressante. 146
L'amour est insurrectionnel, subversif, menaçant l'ordre
établi, ce pourquoi les
institutions font tout pour le contenir
mais s'il est bien destructeur d'institutions et de vies, c'est aussi le
fondateur de nouvelles institutions (mariage) et l'origine de la vie. Comme
les mouvements sociaux, l'amour détruit une ancienne communauté
où nous n'avions plus de place pour en créer une nouvelle
(il sépare ce qui était uni, unit ce qui était séparé).
La passion amoureuse est transgressive, elle se construit contre l'obstacle
et la Loi qui exacerbent désir et jouissance. L'énamoration
est une libération, une renaissance, le retour de la force vitale,
des projets et de l'espérance. C'est un moment exceptionnel et, comme
tel, il ne peut durer sans s'institutionnaliser et tomber dans l'ordinaire,
jusqu'à la prochaine révolution. On a vu que l'amour naissant
annonce parfois des révolutions imminentes et les mouvements sociaux
favorisent la naissance de l'amour. On est donc loin d'une passion inutile
et plus près d'une folie sacrée, de la part d'irrationnel au
fondement de toute rationalité ou bien, au contraire, de la ruse de
la raison. En tout cas, si l'amour est un phénomène du même
ordre que les mouvements sociaux, non seulement il ne se confond pas avec
la sexualité mais il est complètement désexualisé,
chacun des deux sexes pouvant y occuper la place de l'amant ou de l'aimé
(dans un autre ouvrage consacré à l'érotisme, l'auteur
insistera sur les différences entre hommes et femmes dans leur abord
de la sexualité où les différences sexuelles sont bien là constitutives, naturelles et culturelles).
Tomber amoureux n'est ni un phénomène
quotidien, ni une sublimation de la sexualité, ni un caprice de l'imagination.
9
On réduit l'état amoureux à la sexualité, parce
que la sexualité n'a pas un objet unique, exclusif ; elle n'est donc
pas très redoutable. Lorsqu'il devient évident que la relation
est intense, la culture décrète que l'amoureux voit dans l'autre
un absolu de perfection, sans défaut, sans incertitude, et lui attribue
ainsi les propriétés du délire. 95
Puisque l'état naissant est la vérité de l'institution
- l'amour à l'état naissant est la vérité de
l'amour - il découvre l'institution privée de vérité,
pur pouvoir. Et puisque l'institution ne peut voir dans l'état naissant
sa propre vérité - précaire, fugace, pur devenir - elle
juge l'état naissant comme irrationnel, fou, scandaleux. 99
Tomber amoureux est un acte de libération. Et la liberté n'est
pas seulement vécue comme le fait de se libérer de ses liens,
mais comme le droit de ne pas dépendre des conséquences nées
de décisions passées, qu'elles soient les nôtres ou celles
d'autrui. 96
C'est un effet de renouveau. L'amour naissant (celui de la passion
ou des autres mouvements collectifs) possède la propriété
extraordinaire de reconstruire le passé. 32
Sa nature réside justement dans le fait de n'être ni un désir,
ni un caprice personnel, mais un mouvement porteur d'un projet et créateur
d'institutions. Tous les mouvements collectifs séparent ce qui était
uni et unissent ce qui était séparé. 23
Il n'existe pas de mouvement collectif qui ne parte d'une différence,
il n'existe pas de passion amoureuse sans la transgression d'un interdit.
25
La raison en est peut-être celle-ci : s'il n'y a pas d'obstacle, il
n'y a pas non plus de mouvement, personne ne peut donc tomber amoureux. 26
Selon l'optique de l'institution, l'état naissant est, par définition,
l'inattendu. Puisque sa logique est différente de celle de la vie
quotidienne, il représente l'incompréhensible. Puisqu'il attaque
les institutions au nom de leurs valeurs mêmes et les accuse d'hypocrisie,
il incarne le fanatisme. Puisqu'il reconstruit le passé et déclare
rompu les liens et les pactes, il est monstrueux. Face à un état
naissant, même le plus insignifiant, l'institution est ébranlée
dans ses certitudes. En reproduisant l'événement qui a donné
naissance à l'institution elle-même, en mettant à nu
les forces qui l'alimentent, l'état naissant crée une situation
pleine de risques mortels. 93
L'état naissant, en effet, a tendance à devenir institution
et l'institution réside fondamentalement dans cette définition
: dire, soutenir que l'état naissant est tout entier symboliquement
réalisé et, en même temps, qu'il est pratiquement tout
entier à réaliser. 151
L'amour surgit donc autour d'une institution, autour d'un pacte. Et
le pacte surgit autour d'une limite, de la nécessité de reconnaître
que tout n'est pas possible, que l'impossible existe. 108
Peut-on par un acte de volonté, cesser d'être amoureux
? Non. peut-on, par un acte de volonté éviter de tomber amoureux
? Oui [...] Il existe un savoir destiné à éviter de
tomber amoureux. Toutes les institutions détiennent ce savoir, car
toutes les institutions cherchent à empêcher l'individu de tomber
amoureux [car elles] sont toujours centrées sur une entité
qu'elles estiment plus importante que n'importe quel individu. Que ce soit
le parti, le mouvement, la classe, la patrie, l'église ou Dieu, cette
entité - par définition - est supérieure à n'importe
quel homme ou à n'importe quelle femme réels. 178
L'expérience
subjective de l'énamoration (ou de l'action historique)
est celle du caractère irremplaçable de l'objet de notre désir
comme de notre propre singularité, expérience de la certitude
et de la plénitude de l'être, nostalgie d'une béatitude
qui nous exile de l'être et rend bien fade l'existence ordinaire d'une vie absente avec
ses petits calculs utilitaires. Bien que l'amour apparaisse à l'évidence comme une dépendance,
une perte d'autonomie, c'est bien plus encore une libération, une individuation, une singularisation
de l'existence, du moins au début...
L'autre, l'être aimé, devient celui qui ne peut être que
lui, l'absolument unique [...] l'être aimé porte en lui quelque
chose d'incomparable, quelque chose dont nous avons toujours ressenti le
manque et qui s'est révélé à travers lui et que,
sans lui, nous ne pourrions jamais plus retrouver. 19
Nous voulons être vus comme uniques, extraordinaires, indispensables,
par un être qui est lui aussi unique, extraordinaire et indispensable.
Voilà pourquoi l'amour naissant est, et ne peut être, que monogame.
43
Sentir que l'autre nous apprécie nous permet de nous apprécier
nous-mêmes, de valoriser notre moi. C'est le mouvement de l'individuation.
44
Autres dimensions de l'état naissant : la vérité et l'authenticité. [...] Pour racheter son passé, il doit dire la vérité
; seule "la vérité rend libre". C'est pourquoi chacun se rachète
en avouant à l'autre toute la vérité, en se montrant
dans son discours sur lui-même complètement transparent à
ses yeux et aux yeux de l'autre. 66
Ce que l'on trouve dans l'amour naissant et que l'on ne trouve pas dans la
vie quotidienne, c'est la certitude que la vérité est accessible
et que chaque problème a une solution, même si on ne l'a pas
encore trouvée. 87
La nature même de l'amour naissant implique que l'on se fie à
l'autre, que l'on se remette à lui, que l'on s'abandonne. Les amants
ne sont pas jaloux. 42
Il n'y a aucune comptabilité entre ce que l'on donne et ce que l'on reçoit. 64
L'amour est l'établissement d'une nouvelle communauté, d'une
nouvelle et heureuse vie en commun où, par la grâce de l'innocence
de son projet, tous devraient se reconnaître. 36
Son passé a acquis une autre signification à
la lumière de son nouvel amour. L'être aimé peut garder
de la tendresse pour son mari ou pour sa femme, justement parce qu'il est
amoureux. La joie de ce nouvel amour le rend aimable, tendre, bon. En général,
c'est l'autre qui n'accepte pas cet état de choses, qui n'y croit
pas, qui désire l'être aimé tout entier pour lui et les
amoureux en viennent souvent à briser plus de choses que chacun d'entre
eux ne l'aurait voulu. 34
Dans l'état naissant, l'exigence du choix revêt les caractéristiques
du dilemme. C'est comme si l'on demandait à une mère, à
qui on a enlevé deux enfants, de choisir lequel d'entre eux devra
être tué. Il n'y a pas de solution. L'état naissant est
toujours confronté au dilemme, tous les mouvements collectifs sont
confrontés au dilemme. 37
La perte de l'ancien partenaire coïncide avec la perte de tout ce que l'on est,
la perte de ses propres valeurs, de l'image de soi-même, de sa propre
estime. Celui qui est amoureux ne se rend pas compte de la terrible offense
qu'il commet et qui ne peut lui être pardonnée. Aussi rencontre-t-il
le refus, le désespoir, le cri, là où il attendait la
compréhension. 35
Puisque existe un obstacle, puisque l'autre est différent, puisque
la réponse n'est jamais absolument certaine ni, du moins, exactement
proportionnelle à la demande, les faits, les choses, les combinaisons
les plus fortuites se transforment en signes à interpréter,
en invitations, en refus, en présages. 45
Ce faisceau de manières de penser et de sentir que nous venons de
décrire (instant-éternité, bonheur, buts absolus, autolimitation
des besoins, égalité, communisme, authenticité et vérité,
réalité et contingence, etc.) représente les propriétés
structurelles, permanentes de l'état naissant. 69
L'exception ne peut devenir la règle. Vient le moment de l'institutionnalisation et de la fin des illusions, des
ruptures
et des séparations, le passage de l'amour à la haine ou bien
l'indifférence ; le retour à nos petites affaires trop quotidiennes,
aux luttes de pouvoir, aux rapports de domination, à la culpabilité
et aux devoirs.
Le passage de l'amour naissant à l'amour implique que chacun obtienne
la preuve de pouvoir être aimé malgré sa déshumanisation.
La preuve (de réciprocité) entraîne une lutte dans laquelle
chacun demande à l'autre de se rendre sans conditions, de perdre son
humanité concrète, la seule qu'il connaisse. C'est un combat
entre gens qui s'aiment mais c'est également un combat à mort.
Celui qui subit l'épreuve lui oppose une résistance désespérée.
Et celui qui impose l'épreuve l'impose véritablement et décide
dans son coeur que si l'autre n'en sort pas victorieux, il ne l'aimera plus.
Chacun veut être aimé bien qu'il semble un monstre et qu'il
dise non, chacun veut être aimé bien qu'il inflige des épreuves
monstrueuses comme condition de son oui. Mais l'épreuve est toujours
réciproque. 107
Lorsqu'on tombe amoureux l'autre apparaît toujours plein d'une vie
débordante. Il est en effet l'incarnation de la vie dans l'instant
de sa création, dans son élan, la voie vers ce que l'on n'a
jamais été et que l'on désire être. L'aimé
est donc toujours une force vitale libre, imprévisible, polymorphe.
Il est comme un superbe animal sauvage, extraordinairement beau et extraordinairement
vivant. Un animal dont la nature n'est pas d'être docile mais rebelle,
n'est pas d'être faible, mais fort. La "grâce" est le miracle
qu'un telle créature devienne douce à notre égard et
qu'elle nous aime. 130
Peu à peu, il devient domestique, disponible, toujours prêt,
toujours reconnaissant. Ce faisant la superbe bête sauvage se transforme
en un animal domestique, la fleur tropicale, arrachée à son
milieu, s'étiole dans le petit vase posé sur la fenêtre.
131
Le projet est toujours un projet de transformation de la vie quotidienne,
et renoncer à cette transformation est considéré, pour
la plupart, comme un échec. 142
Plus l'amour naissant s'entête à tout réaliser dans le
concret, dans le pragmatique, dans les faits, plus il est condamné
à s'éteindre. 141
Peu à peu, pour ne plus désirer la personne qu'il a aimée,
il devra trouver en lui-même des raisons de se libérer de cet
amour, il devra chercher à reconstruire ce qu'il a vécu, investissant
de haine tout ce qui a été. Par la haine il tentera de détruire
le passé. 117
Le seul mouvement vrai, profond qu'il éprouve, marqué du sceau douloureux de l'authenticité, est la nostalgie, la nostalgie d'une réalité perdue. Et pour se défendre
de la nostalgie, il est contraint de se battre avec le passé, d'alimenter
en lui le ressentiment et la haine. 118
Celui qui est amoureux est immédiatement porté à se
reconnaître dans une autre personne amoureuse, même si celle-ci
le quitte pour un autre. Il comprend profondément l'amour de l'autre
et, quelle que soit la douleur qu'il puisse éprouver, il le respecte.
L'amour qu'il éprouve l'amène à comprendre l'autre,
à lui témoigner de la sympathie, à vouloir son bonheur.
[...] Il pense alors au suicide pour libérer lui-même et l'aimé
d'un poids intolérable. 118
Il souhaite le bonheur de l'être dont il est amoureux et il s'écarte pour le lui laisser. 119
Après l'amour, si la haine n'a pas
réussi à tout effacer, il reste au moins le souvenir qui marque
la mémoire, et pour toujours, d'un moment d'éternité
qui peut revenir à tout instant, moment qu'on revit en rêve
avec ravissement à chaque fois. Mais on oublie tellement, et le plus
souvent on perd de vue nos amours passés, coupés de notre histoire.
Parfois reste une amitié sincère mais trop souvent un lien
de dépendance plus ou moins malsain entre l'un qui aime encore et
l'autre qui n'aime plus. La communauté perdue, chacun redevient étrangement
étranger l'un à l'autre, d'avoir pourtant été
si proches jusqu'à mélanger leurs chairs, jusqu'à donner
sa vie, jusqu'à donner la vie. Ah, qu'il revienne ce temps de l'amour
!
Qu'il vienne, qu'il vienne le temps où l'on s'éprenne !
Quelle que soit la personne avec laquelle il a des rapports, il continue
d'imaginer qu'il fait l'amour avec l'être aimé et il en retire
une expérience qu'il revivra fantasmatiquement avec celui dont il
est amoureux. On arrive donc à ce paradoxe : on peut faire l'amour
avec quelqu'un que l'on n'aime pas sans jamais le faire réellement
avec lui, et ne jamais faire l'amour avec la personne que l'on aime et cependant
ne le faire qu'avec elle. 143
Elle n'aime plus, car elle n'a plus confiance, mais il lui est agréable
de se sentir aimée et surtout, il lui est agréable de sentir
qu'elle exerce un pouvoir sur celui qui l'aime. Un immense pouvoir grâce
auquel elle oblige l'autre à l'accepter telle qu'elle est, un pouvoir
grâce auquel en humiliant l'autre elle se libère de son passé,
se prépare à voir d'autres choses, à chercher d'autres
choses, un nouvel amour peut-être. L'amour de l'autre, amour sincère,
profond et de plus en plus désespéré, lui sert à
renforcer ses propres décisions jusqu'au moment où elle n'aura
plus besoin de l'autre. 127
Au niveau
politique, on verra l'équivalent
dans le premier cas fantasmatique avec les mouvements nostalgiques qui rejouent
le grand soir dans des agitations dérisoires, dans le deuxième
cas oppressif on peut penser à la confiscation par des politiciens
démagogues des idéaux révolutionnaires à des
fins d'asservissement, de "terreur intellectuelle" voire de culte de la personnalité.
On sait que la révolution débouche sur le bonapartisme. L'enjeu
d'une révolution est de penser la société post-révolutionnaire
sans retomber dans l'isolement d'une communauté dépressive.
Pour qu'une nouvelle révolution soit possible, il faut sans doute
que la nostalgie de la précédente ait épuisée
sa puissance de fascination, qu'il n'y ait plus de pouvoir légitime,
idéologique ou politique (on s'en approche). Nous n'avons plus rien
à perdre qu'une si longue solitude, nous pouvons nous aimer à
nouveau, nous reconnaître, nous manifester en explosions sociales,
retrouver la
joie d'être ensemble après toutes ces années
d'hiver.