La finalité de la politique

Certains voudraient poser la question de la politique comme fonction séparée, lieu de la reconnaissance sociale ou du conflit, simple procédure technique de gestion de la diversité des populations et de l'organisation sociale. Il faut dénoncer ces vaines tentatives de séparer le fond de la forme qui visent en fait à congédier au nom de la pluralité des fins une finalité collective, politique, démocratique, dont on ne peut se passer pourtant malgré son caractère problématique, son impossibilité même qui en fait tout le réel dans son insistance.

La politique ne se réduit pas au théâtre du ressentiment ou de l'invention singularisante, ni à la représentation de nos divisions. Le désir de reconnaissance y a une part certes démesurée mais qui n'en constitue pas l'essentiel pourtant. La politique ne se limite pas à l'ordre ou la règle, l'ami ou l'ennemi, elle va plus loin puisqu'elle détermine notre mode d'existence collective qui ne peut se réduire à un épiphénomène de réactions individuelles ou bien à un simple résultat non voulu alors qu'on peut toujours réagir, corriger le tir, opposer nos finalités humaines à l'entropie naturelle, au monde des causes dont toute vie triomphe à chaque instant. Non, la politique n'est pas seulement l'exercice de la liberté, ce qui ne veut pas dire grand chose si cela ne signifie pas le pouvoir de décider des futurs, participer à l'aventure collective. La politique ne se réduit pas aux rapports de force mais c'est plus sûrement la construction des conditions de la liberté (Amartya Sen), c'est-à-dire qu'elle a bien affaire à une finalité propre avec ses contraintes, une exigence de vérité, de réussite et d'opportunité qui ne dépend pas de notre bon vouloir, ni de l'exercice d'une vague liberté arbitraire qui ne serait pas tendue vers un but collectif.

L'ennui lorsqu'on introduit la vérité dans la politique c'est qu'on perd alors toute égalité car il n'y a pas d'égalité qui tienne face à la vérité pratique. Rien de plus inégalitaire que les savoirs et les informations. Avec l'information on n'est plus dans la proportionnalité des forces, de l'énergie ou du nombre. Il n'y a pas d'égalité des énoncés, des contenus, seulement égalité de l'énonciation, égalité qui ne prétend pas être réelle d'ailleurs mais formelle ou plutôt fonctionnelle, acte de parole qui s'adresse à un interlocuteur en position de réciprocité. Ce n'est pas rien mais cette absence de rapport est loin d'être suffisant. Depuis les débuts du capitalisme cette pure équivalence de l'échange et de l'égalité bourgeoise, égalité de Droit comme donnée de départ, sert à couvrir les plus grandes inégalités de fait. Cette mise hors jeu de la vérité et de la morale dans le formalisme juridique prive la domination marchande de toute limite en nous réduisant au silence. C'est la même chose que de réduire le langage à l'échange de politesses et de banalités vides au nom de la réciprocité alors que le langage rapproche, dans le reproche même, la distance éprouvée, mais jamais sans faire appel à la vérité commune, dans ce qu'elle a d'indécis, ni sans s'inscrire dans une finalité pratique qui tranche la question.

Il y a bien sûr différentes finalités politiques selon les régimes mais on peut penser qu'il y a aussi une finalité plus générale de la politique comme telle. Définir l'homme comme animal politique implique d'identifier les finalités politiques avec les finalités proprement humaines. Ainsi, on peut prendre chez Aristote la finalité de la politique comme philia (lien social, participation, concorde, reconnaissance) à condition qu'elle soit fondée sur la possibilité donnée à tout citoyen de décider des futurs (par tirage au sort par exemple), exprimant le caractère social de la vérité pratique, d'une communauté de langage. On ne peut séparer savoir et politique, l'exigence de vérité et de communication qui se nouent dans le dialogue, la dispute, le débat qui sont l'essence de la politique.

Cette volonté de vivre ensemble a déjà un contenu bien précis puisque c'est assumer notre existence collective et les conséquences de nos productions, préserver notre avenir, nous donner le temps pour permettre l'investissement, l'engagement à long terme et la formation, développer notre capacité d'anticipation et d'invention mais loin de tout caprice solitaire, de la jouissance de l'idiot. La vérité reste en jeu, fragile et disputée, jeu où nous devons prendre parti, au risque de se tromper mais il n'y a pas de moyen de clore la discussion par quelque artifice formel car, à la fin, il s'agit de faire ou ne pas faire. La politique simplifie toujours car elle doit guider l'action mais elle engage toute notre compréhension du monde et la responsabilité de nos actes.

On a raison de contester les experts au service des pouvoirs mais pas d'autre moyen que de devenir expert soi-même ce qui est à la portée de la plupart mais exige d'y consacrer un travail minimum de recherche et de réflexion. Comme disait Confucius : "Etudier sans pensée est un travail perdu ; penser sans étudier est dangereux". Non la démocratie n'a pas pour but de laisser chacun dire n'importe quoi, faire le plus de bruit possible, mais de construire un monde commun où chacun ait sa place. Il y a bien une finalité de la politique comme il y en a une de la démocratie. L'égalité n'est pas donnée elle est à conquérir. C'est un objectif social. Les seuls discours sérieux sont ceux de réduction des inégalités, d'une volonté de démocratisation, toujours inachevée, alors qu'une égalité mystique ou bien une démocratie de principe, déjà donnée, aggravent les inégalités réelles.

Le malentendu ne peut être plus grand si l'on concluait, de ce qu'on ne peut faire n'importe quoi, qu'il n'y aurait donc rien à faire sinon se soumettre aux prétendues élites et qu'il serait inutile de se soulever, alors qu'on a de plus en plus besoin au contraire d'un soulèvement contre un système qui n'est pas durable et nous condamne au profit d'un petit nombre. La question est de savoir pour quoi se soulever ! C'est une question d'importance, il ne suffit pas de sauter comme des cabris ou de pousser des cris d'orfraie, il faut vraiment changer le monde, pas faire semblant. Un soulèvement qui mène au pire ou reproduit la même domination n'a rien d'intéressant. Ce n'est pas pour nous faire plaisir ou passer le temps qu'on s'indigne et se soulève, mais pour assumer notre responsabilité écologique et sociale. Même s'il y a bien des raisons de s'en méfier, il faut oser partager, après Marx; les utopies imaginaires d'avec les réelles possibilités pratiques de transformation sociale du moment historique.

Je ne suis ni anarchiste, ni libertaire, ni spontanéiste, mais écologiste ce qui implique un certain matérialisme et réalisme, l'affirmation d'un monde qui existe vraiment, un dérèglement climatique bien réel aussi et dont nous partageons la responsabilité avec les autres. Ce monde nous est d'autant moins donné qu'il est recouvert par l'idéologie dominante justifiant la domination, jusque dans le discours des dominés. Il faut donc aller à la rencontre de la réalité (il n'y a pas que les livres qui sont indispensables) mais on ne peut croire avoir la science infuse. Comme dit Isabelle Stengers, ce n'est pas parce que les dominés sont opprimés qu'ils ont forcément raison ! (par l'opération du saint esprit). Pour chacun il n'y a pas de transparence à soi. On se construit petit à petit. On apprend. Bien sûr ce n'est pas non plus parce que les dominants ont des experts qu'ils auraient raison, bien trop sûrs de leur science servile qui n'est plus qu'idéologie et qu'il faut réfuter. La liberté du savoir doit faire preuve de sa supériorité mais il faut que les dominés constituent une véritable expertise pour élaborer leurs propres solutions. Le vote n'est pas tout, simple instrument de légitimation la plupart du temps. Le pouvoir de décision n'a que peu de poids face au pouvoir d'élaboration qu'il ne faut pas laisser à ceux qui en ont les moyens. Pour ma part si je travaille les questions c'est simplement que j'ai bien peur de dire des bêtises et de n'arriver à rien, pas pour étaler une science que je n'ai pas. Peu importe l'apparence de démocratie, la manifestation des opinions si tout cela ne sert pas à en tenir vraiment compte, à une véritable démocratisation, une véritable réduction des inégalités.

Il n'est donc pas question que chacun reste à sa place mais au contraire d'en changer réellement, pas seulement de faire semblant, et il n'est pas facile de savoir quoi faire pour aboutir à une solution effective. Il faut comprendre notre situation historique (technique, économique, stratégique) et avoir une vision globale de l'avenir à lui opposer, constituant une véritable alternative. On ne peut s'en tenir à la gestion des conflits privés, à la réparation des torts subis et au formalisme démocratique sans que la démocratie ne se retourne contre elle-même comme le montre Gauchet (même s'il ne sait comment y remédier). La politique n'est pas une représentation de théâtre car elle engage concrètement notre avenir collectif et participe au sens de l'histoire dans laquelle nous nous inscrivons. La question de la vérité est une question pratique, celle de la transformation réelle du monde, ce qui n'est pas si facile. Ce qui compte ce ne sont pas tant les principes affichés (qu'est-ce que veut dire égalité ? En tant que féministe ou anti-raciste est-ce qu'on se bat pour l'égalité de tous, sous quelle forme, ou pour un égal accès à l'inégalité, aux postes de direction ?) Ce qui compte c'est le résultat et de corriger son action en fonction de ses effets, ne pas être trop persuadé d'avoir raison moralement mais travailler politiquement à réduire les inégalités avec ceux qui les subissent.

Pour cela je crois, j'espère, qu'on entre dans une période révolutionnaire et il faudra se soulever pour construire de nouvelles institutions même si rien ne s'annonce pour l'instant sinon l'aggravation encore d'une situation qui ne peut plus durer... Il faudrait savoir quoi lui opposer. L'histoire ne se fait pas sans nous, la liberté ne se prouve qu'en acte, dans l'indignation, la résistance au cours des choses et la dénonciation des pouvoirs mais la négativité de la liberté est mouvement vers le réel.

La pensée est la séparation de l'être, il faut dès lors s'assurer toujours qu'on ne rêve pas, critiquer ses propres présuppositions, dialoguer avec les autres. La négativité de la liberté est mouvement vers le réel. La fin de la philosophie est la réalisation de la philosophie comme prise de conscience de l'humanité dans des institutions et des pratiques démocratiques, réalisation du dialogue comme principe de contradiction.
De la Phénoménologie à la Psychanalyse (10/97)

Voir aussi :
Pour une démocratie cognitive
La construction d'un monde commun
Jean Zin 15/04/03
Reprise d'un courrier du 13/04/03

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