Les enjeux actuels de l'écologie

Libéralisme et globalisation, croissance et développement, rareté et richesse, principe de précaution et durabilité, démocratie compétitive ou participative, énergie ou information … De plus en plus, l'écologie politique est au cœur de tous les débats contemporains. Ce qui ne veut pas dire que les réponses apportées soient encore à la hauteur des enjeux.

Dès que les besoins vitaux sont assurés, l'écologie s'impose par tout ce qui relève du corps, de la malbouffe, des OGM, de l'agriculture en général ou des risques industriels et de l'effet de serre ; tout ce qui nous atteint dans notre chair. Derrière ces priorités vitales, c'est pourtant bien une question politique qui est posée, face au capitalisme globalisé, au nouvel Empire universel ainsi qu'aux incertitudes de la technique et de la science. C'est la question d'une démocratie qui ne peut plus se contenter d'une forme compétitive et spectaculaire mais doit s'affronter à la diversité et la complexité de nos sociétés. Ceci implique une démocratie participative que je préfère appeler démocratie cognitive car il ne s'agit pas seulement de participer mais de trouver les solutions les plus favorables pour tous. C'est pour cela qu'on a besoin de la participation de chacun.

Quatre questions majeures sont aujourd’hui posées à l’écologie politique : celle du rapport au libéralisme et au marché ; celle de l’alternative entre croissance et développement ; celle du rapport au temps et de la réappropriation de la durée ; celle, enfin, de la nécessaire démocratie cognitive à mettre en place.

1. Au-delà du libéralisme (ou du libéralisme au constructivisme écologiste)

L'ancien paradigme du libéralisme semble dépassé, alors même qu'il triomphe partout. Les derniers prix Nobel d'économie (1) témoignent de cette critique des fondements du marché par l'existence de dissymétries de l'information constatées notamment dans les marchés du travail, de l'occasion et de la finance où l'incertitude est très grande sur la valeur des salariés, des voitures ou des investissements. Le client ne dispose pas des informations du vendeur et se trouve ainsi dépendre de sa seule bonne foi. Dans ce cas, le marché anonyme ne fonctionne pas ou mal, remplacé par des réseaux censés fournir la confiance indispensable, sur le modèle féodal ou maffieux.

Ce qui est remis en cause par la réfutation d'un consommateur omniscient – dont l’existence est nécessaire au prétendu "choix rationnel" –, ce n'est pas seulement le marché "parfait" mais aussi la fiction d'une "volonté démocratique" et la conception d'une liberté ou d'une égalité naturelles, au profit de la conception plus réaliste d'une construction sociale de l'individu, d'une production historique de l'autonomie qui n'est donc pas donnée. Le constructivisme fait un retour remarqué après la critique de ses excès (voir encadré ci-contre). Et il semble que l'écologie soit engagée dans ce retour comme elle était impliquée dans la naissance de la pensée systémique.

Le nouveau paradigme écologiste, qui accompagne le passage à l'économie informationnelle, s'oppose au libéralisme en abandonnant une liberté absolue d'origine religieuse, et ne tolérant aucune limitation, pour construire l'environnement d'une autonomie concrète de l'individu. De même, il n'est plus possible de maintenir la fiction d'un peuple constituant, s'incarnant dans une majorité qui s'imposerait à tous, alors que la diversité et l'individuation exigent une démocratie participative donnant toute leur place aux minorités comme aux singularités atypiques afin de construire un monde commun. Enfin, l'égalité abstraite des citoyens doit se transformer en discrimination positive, plus réaliste, qui réduit les inégalités effectives.

Mais au-delà du libéralisme, il s'agit de passer d'une simple liberté de critique de tout fondement, travail de critique indispensable, au principe de précaution qui nous rend responsables de notre ignorance au cœur de tout savoir. Il y a, en effet, inversion des priorités lorsque, les besoins de base étant assurés, on accède à la "société de consommation". En raison de son succès même, les promesses du progrès deviennent moins visibles que ses incertitudes, et la remise à plus tard de la prise en compte des contraintes écologiques ou de la réalisation de la justice sociale devient de plus en plus intenable. Avec l'écologie, autonomie, solidarité et responsabilité actualisent les valeurs républicaines de liberté, d'égalité et de fraternité, restées trop théoriques.

Tout le monde n'est pas de cet avis. Une tradition libertaire des "droits naturels" - supposant une liberté originaire des individus - s'oppose à toute limitation en avouant plus ou moins une complicité avec le libéralisme. C'est la liberté des Tartares, de la fuite individuelle, dans l'inconnu du désert, si ce n'est la liberté du plus fort. Cela n'empêche pas la plupart de ces libertaires d'être “écologistes”. Nous partageons avec eux le refus de la notion de peuple ou de volonté générale, mais il faut accepter que l'autonomie ne soit jamais sans limites. On ne peut éviter les contraintes extérieures, l'hétéronomie, ni s'installer dans une situation révolutionnaire, forcément brève et périodique, de reconstruction. L'autonomie a besoin d'institutions et la durée exige de respecter les limites vitales. Que chacun s'occupe de ses affaires en temps ordinaire, "post-révolutionnaire", apparemment loin de toute politique, n'exclut nullement de se mobiliser ponctuellement lorsqu'il faut adapter les institutions aux évolutions sociales. Ni impuissance, ni révolution permanente, nous devons défendre notre autonomie concrète.

Les “libéraux-libertaires” ont certes l'intérêt de s'opposer aux tentatives autoritaires ou de fermeture, mais ils taxent de totalitarisme toute tentative d'action et d'organisation globale avec, parfois, la même intransigeance qu'un Hayek (2). Pour les constructivistes, il n'est pas question de renier aucune liberté mais bien plutôt de rendre effective l'autonomie de chacun (qui n'est pas donnée à tous), sa capacité de choisir sa vie, son activité, sa formation, sa résidence… La différence avec les libertaires réside dans le fait d'admettre une limitation vitale, une continuité des générations, la nécessité d'une action globale et d'une institution de l'autonomie. C'est toute la différence entre une autonomie responsable et une liberté sans mémoire.

En face, les tendances anti-mondialisation et anti-libérales sont guettées par la tentation de la fermeture et du repli sur soi, voire du volontarisme, du nationalisme et de l'autoritarisme pour se protéger des marchés globalisés. Tentation qui ne semble ni réaliste, ni souhaitable et donne raison aux craintes des libertaires. Ici, on a le retour du peuple (pourtant de plus en plus problématique), de la volonté générale, de la République, mais qui se gagne en écornant les libertés, bref une responsabilité sans autonomie.

Pour ne pas être complètement absente chez les écologistes, cette tendance y est peu représentée. On peut se féliciter de ce que le combat d'Attac se soit orienté vers une autre mondialisation, et non contre la globalisation (celle-ci étant déjà effective, mieux vaut la contrôler). En tout cas, il faut reconnaître que la voie est étroite entre anti-libéralisme et autoritarisme, manque de politique et trop de politique. Seule l'écologie politique semble pouvoir y répondre en s'affrontant à la totalité au nom de l'autonomie de chacun.

Il convient pourtant d'éclaircir les rapports de l'écologie et de la théorie des systèmes , avec laquelle elle a partie liée, ainsi que de l'écologie et de l'économie qui en procèdent toutes deux. Si l'écologie a montré les dangers d'une vision trop globalisante et régulatrice, ignorants les diversités locales, certains font déjà de la cybernétique l'idéologie de l'Empire, succédant à un libéralisme dépassé. En tout cas, l'écologie politique ne peut simplement consister à remplacer le calcul économique par le calcul énergétique, encore moins à substituer l'unité de la volonté à l'éparpillement du marché. Ce doit être une approche multidimensionnelle et politique, intégrant prudence, précaution et démocratie participative, non un calcul économique amélioré, intégrant les externalités, ni la construction d'un homme symbiotique ou la réduction de la politique au bio-pouvoir régulateur. Il est tout aussi dangereux pourtant d'ignorer les réalités économiques et la part du calcul, de même qu'on ne peut se passer d'une régulation systémique des flux, ni dépasser les capacités de charge des écosystèmes. Toutes ces questions, qui sont loin d'êtres réglées, ont des conséquences politiques considérables et demandent un débat approfondi.
 

2. Rareté, croissance, développement et richesse

Si nous avons rangé le constructivisme renaissant du côté de l'écologie, ce n'est pas que tous les écologistes y adhèrent, nous l'avons vu. Ce n'est pas non plus que tous les constructivistes soient écologistes. Philippe Corcuff, Bruno Latour et Michel Callon (3) sont très actifs, et il faut aussi mentionner La revue du Mauss, d'Alain Caillé, qui vient de consacrer un numéro à la construction de la nature. La contribution de Patrick Viveret à la déconstruction de la mesure de la richesse s'inscrit aussi dans cette perspective. En revanche, Bruno Ventelou qui défend le constructivisme en économie et montre dans son tout récent "Au-delà de la rareté " (4) le caractère construit de la rareté et de la croissance, n'est pas écologiste du tout mais keynésien, croyant au dépassement de toutes les limites naturelles par la croissance.

Tout en reconnaissant une pertinence certaine aux thèses keynésiennes, nous ne pouvons accepter la religion de la croissance infinie et d'un objectif de plein emploi justifiant n'importe quoi. Le constructivisme écologiste se veut réaliste, intégrant les limites biologiques et matérielles à notre liberté d'action, et refusant de sacrifier le long terme aux caprices du moment. La logique de croissance infinie de l'économie capitaliste est donc une question qui nous divise d'avec nos partenaires de la gauche, n'acceptant pas plus les limites écologiques que les libéraux, mais il faut bien dire aussi que certains "écologistes" croient devoir soutenir la croissance. Pourtant, il ne servirait à rien de se prétendre écologiste pour encourager une croissance défendue par tous les autres déjà, et même si on sait que la croissance peut profiter aux chômeurs.

Il faut être ferme sur les mots et opposer à la croissance, purement quantitative et marchande, mesurée par un PIB douteux, un développement local et qualitatif qui n'a de sens qu'à viser au développement humain. L'étude des écosystèmes montre que le "développement" est, non pas une "croissance" quantitative de la masse, mais une complexification, une division du travail permise par une coopération locale organisant les complémentarités. La division du travail apporte une économie d'énergie en améliorant l'efficacité de chaque tâche et en tirant parti des talents particuliers de chacun. Cette nouvelle spécialisation artisanale dans un "travail virtuose", qui permet de se singulariser, s’oppsoe totalement à une parcellisation abrutissante des tâches, deux formes de division du travail qui cohabiteront longtemps encore. Ce développement local ne doit pas viser une "augmentation productive" (sinon des échanges locaux) mais un développement humain, c'est-à-dire, pour Amartya Sen (5), la capacité pour chacun de choisir sa vie. Ce qui est le plus contestable dans la croissance, c'est cette absurdité qui nous pousse à consommer et à précipiter notre perte pour ne pas perdre des emplois, absurdité du travailleur-consommateur déjà dénoncée par Arendt . S'il faut lutter contre le gaspillage, c'est d'abord contre cet énorme gaspillage structurel qu'il faut se battre.

Le "développement durable" lui-même reste ambigu, quand il n'est pas une simple justification de la croissance marchande rendue un tout petit peu plus durable. Certains auteurs en viennent à s’interroger sur la notion même de développement économique (6) mais une décroissance ne serait pas suffisante alors que nous avons besoin d’un modèle alternatif. C’est la logique du système qu’il faut changer. Nous devons donc aller jusqu'à mettre en cause le capitalisme salarial au profit d'activités autonomes soutenues par un revenu garanti, le développement du tiers-secteur et de rapports non-marchands avec des financements locaux et des monnaies plurielles. Nous avons ici contre nous les partisans, de moins en moins nombreux sans doute, d'une société salariale, considérant qu'une activité de service locale n'apporte pas autant de socialisation qu'une entreprise et un emploi salarié, voire fonctionnarisé. Il faut pourtant bien changer le mode de production.

Le rapport de Patrick Viveret sur la richesse tente le pari de manifester cette richesse non marchande du tiers-secteur, d’évaluer le “non-économique”, tout en étant conscient qu'on ne peut tout compter et qu’il faut donc donner une valeur à ce qui n'a pas de prix (7). C'est un sujet qui mériterait lui aussi d'être discuté plus collectivement car on ne peut rêver à une valeur objective alors que toute valeur dépend de nos objectifs. Les valeurs changent selon qu'on va considérer le court ou le long terme. Ce qui coûte aujourd'hui en charges sociales peut ainsi économiser des révolutions sociales coûteuses ! On ne peut s'en tenir à aucune simplification, que ce soit la valeur énergétique ou le temps de travail (de moins en moins significatif), ni "l'importance subjective" trop contradictoire et changeante. L’impossibilité de tout évaluer nous incite plutôt à un changement complet de logique comme le montre André Gorz , une sortie du secteur marchand dont les logiciels libres (comme Linux) sont l'exemple le plus marquant, témoignant de la productivité d'une coopération sans appropriation, hors de toute valorisation immédiate, sur le modèle de la coopération scientifique. C'est la gratuité, quand c'est possible, qui doit prendre le pas sur l'évaluation, cela ne doit pas être une raison pour en ignorer toute la richesse.

 
3. Principe de précaution et durabilité

La question du principe de précaution est loin d'être réglée, ni de son fondement, ni de son application. Il n'est pas sans danger, pouvant servir conservatisme et inaction, mais il donne aussi accès à un stade cognitif supérieur, celui d'un savoir réflexif réintégrant la limite dans le savoir, le sujet dans la science, le producteur dans sa production et la responsabilité dans nos actes. Ce principe s'est imposé dans un monde d'incertitudes, au-delà même des risques mesurables engendrées par la science et la technique. Il s’agit bien de reconnaître l'ignorance au cœur de tout savoir, ce qui ne nous engage pas à faire n'importe quoi en aveugle, ou « laisser faire », mais, au contraire, à redoubler de précaution et tenir compte des limites matérielles, des seuils critiques, de l'irréparable. Par ce dépassement du scepticisme dans le dialogue public, c'est aussi le long terme qui s'impose au court terme.

La contestation du marché par l’écologie politique ne vise pas tant son efficacité à court terme - on peut penser que c'est un moyen pratique de s'adapter aux fluctuations de la demande -, mais plutôt son incapacité à prendre en compte le long terme, lequel exige des choix politiques. La valorisation du temps, qui est à la base du productivisme salarial, amène à ne valoriser que le très court terme, excluant le hors-travail et le long terme au profit de la productivité immédiate. Au moins depuis que les femmes deviennent majoritaires dans le salariat, ceci n'est plus tenable et la coordination des temps sociaux devient vitale (8). Il faut se donner le temps.

Une vision à long terme du développement humain exige ainsi de déconnecter le revenu de la productivité immédiate et de garantir à tous un revenu dans une logique d'investissement, de développement humain sur toute la vie, passage d'une économie de rendement à une économie d'investissement. Prendre en compte cette question du long terme, qui s'impose surtout dans la production immatérielle, réfute les théories sur la valeur-temps mais aussi les tentatives de fonder les SEL sur un simple échange de temps de travail direct, alors que le "travail virtuose" ne peut se réduire à sa prestation immédiate. Comme Serge Latouche, il faut admettre qu'à l'expérience, on ne peut se passer d'un barème normatif plutôt que se perdre en discussions sur l'impossible évaluation alors que la prise en compte du long terme en fait une question entièrement politique. C'est aussi la Réduction du Temps de Travail qui perd une partie de son sens avec l'effacement des frontières entre travail et vie privée.

Le souci de l'avenir et du long terme doit nous permettre de nous réapproprier la durée . C'est l'autre face du principe de précaution, son souci du long terme en même temps que le savoir de notre ignorance. Il faut prendre garde qu'il ne soit pas simplement l'habillage du protectionnisme occidental, du conservatisme des générations vieillissantes ou d'un moralisme déplacé. S'il faut nous restreindre, ce n'est pas pour condamner le plaisir en quoi que ce soit, mais tenir compte de limites effectives qui ne dépendent pas de nous. Le principe de précaution s'oppose à l'immobilisme comme au laisser faire mais nous rend responsables de l'avenir, jusqu'à nous accuser de notre ignorance même.

4. Démocratie participative et non-violence

Avec la démocratie participative, nous retrouvons les problèmes politiques majeurs du libéralisme et de l'écologie politique. Il ne s'agit plus ici d'un problème extérieur posé à la société, mais d'un problème intérieur pour une organisation écologiste comme pour toute organisation.

Il y a de plus en plus nécessité d'une véritable démocratie cognitive se substituant à une démocratie compétitive (délégative ou représentative) qui affiche une faillite spectaculaire. On ne peut se passer de dénoncer le système actuel comme insupportable dans sa dérive et son usure, fausse démocratie à tous ses niveaux qui fonctionnent plutôt par intimidations et manoeuvres, si ce n'est par défaut, mais ne remplissent plus leur rôle de consultation ou de sélection. Une rénovation de la démocratie est ressentie comme indispensable. On peut estimer que la démocratie consiste dans une compétition où ce qui compte c'est d'être représenté sur la scène politique comme dans un miroir : dans ce cas, le conflit a le dernier mot. Ou bien penser que nous avons besoin de prendre de bonnes décisions dans un monde complexe et que ces décisions doivent être prises avec ceux qui sont concernés. Dans ce cas ce qui compte, ce n'est pas le rapport de force du nombre de votes, mais de recueillir la parole singulière qui se fait entendre et d'y répondre : "construire un monde commun", comme le dit Michel Callon (9).

La démocratie ce n'est pas donner son avis sur tous les sujets qu'on ne connaît pas, voter comme son camp et laisser faire les leaders, mais essayer de construire, avec la participation active des citoyens, les politiques qui touchent leur vie. Au contraire d'une professionnalisation croissante, une démocratie doit permettre à chacun d'accéder aux postes de décision et ne peut pas imposer ses décisions sans l'acceptation de la population concernée. Pour cela, de nouvelles procédures doivent être mises en place, dans la lignée des conférences de citoyens mais avec une volonté de continuité et d'élaboration commune. Tout est encore à construire. Pour avoir une démocratie participative, il faut se donner les moyens d'une citoyenneté active, mais il faut surtout une démocratie anticipative. Là aussi, il faut se donner le temps. Le temps de préparer et discuter les décisions, le temps de les appliquer, le temps de les corriger…

Nous devons enfin tenir compte des bouleversements considérables apportés par l'informatisation et la mise en réseau du monde. L'écologie ne se conçoit pas au niveau global sans ce réseau d'information qui permet une régulation systémique. Henri Laborit opposait la société de l'information basée sur l'organisation à l'ancienne société thermodynamique basée sur l'énergie (10). Cette distinction, à vrai dire trop peu partagée, détermine toute une vision écologiste et systémique de l'autonomie et de l'auto-organisation. Notamment la société énergétique, fermée et hiérarchisée, s'oppose à une société informationnelle ouverte et en réseaux. Non seulement l'information peut se substituer à la violence (11), mais elle nous fait passer de la domination à l'apprentissage, de la contrainte au savoir. Le principe de précaution renforce alors le caractère cognitif de l'écologie, l'exigence de comprendre avant de transformer. Jacques Robin et Edgar Morin représentent cette écologie cognitive nécessaire bien qu'elle ne soit pas encore assez répandue parmi les militants.

L'éthique exigée pour notre survie n'est pas tant de l'ordre de la générosité ou du sacrifice que de la prise de conscience des limites, des interactions, de nos solidarités effectives et des conséquences de nos actes. Plutôt qu'une éthique de la peur ou de la culpabilité, nous avons besoin d'une éthique de la connaissance, une difficile éthique de lucidité et d'abord sur nous-mêmes. Seule la recherche de la vérité peut nous sauver, pourtant si incertaine. Il nous faut donc être attentifs à l'expression du négatif, au prix payé par les populations sacrifiées, aux pollutions, aux menaces, à l'envers du progrès, sa violence. Comme le rappelait Gandhi, "non-violence n'est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l'âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut défier un empire et provoquer sa chute."

Il ne faut pas oublier que, selon Henri Laborit, la violence des dominants semble toujours légitime, souvent invisible d'ailleurs, et celle des dominés est ressentie comme "bestiale", destructrice, alors qu'elle répond souvent à l'injustice par le sacrifice. On ne supprimera pas la violence en supprimant ceux qui sont violents. Pour diminuer la violence, il n'y a pas d'autre solution qu'informer, rendre public, comprendre, donner des réponses justes… La non-violence est dans la médiation et la circulation de l'information, le si difficile dialogue qui doit transformer l'antagonisme de départ en coopération régulée et informée.

Tout ceci suggère que les écologistes devraient d'abord réaliser entre eux cette non-violence, en transformant la démocratie compétitive en démocratie cognitive où chacun peut apporter le meilleur de lui-même. Ce n'est pas dire que ce soit facile, on le sait, on le voit, mais c'est absolument nécessaire, un préalable à la non-violence sociale qui est bien la seule prise de pouvoir écologiste concevable, tout le reste n’étant que poudre aux yeux…



(1) Nobels 2001 : George A. Akerlof (occasion), A. Michael Spence (travail), Joseph E. Stiglitz (finance)

(2) Le baron Hayek est devenu la référence du néolibéralisme dans son opposition à toute tentative de vouloir intervenir dans l’économie au nom de l’impossibilité pour notre cerveau de comprendre un monde plus complexe que nous ! Cette « idéologie de la complexité » le mène, au contraire du cognitivisme, à un scepticisme radical qui voyait dans toute volonté de maîtrise ou de régulation « la présomption fatale » et « la route de la servitude » (titres donnés à ses livres). Ce n’est plus une conception libérale du marché fondé sur l’omniscience de tous mais au contraire une conception systémique, évolutionniste, fondée sur notre impossibilité de savoir. Après avoir contesté les théories de Keynes, avant guerre, il avait été complètement oublié pendant le triomphe du keynésianisme et redécouvert au moment de la « stagflation » et de la dépression.

(3) Philippe Corcuff (voir encadré), Bruno Latour (sociologie des sciences) et Michel Callon (Agir dans un monde incertain) http://etatsgeneraux.org/pub/cognitif.htm

(4) Bruno Ventelou, Au-delà de la rareté, La croissance économique comme construction sociale, Albin Michel, 2001, Préface Bernard Maris
http://etatsgeneraux.org/economie/livres/rarete.htm

(5) Prix Nobel d'économie 1998 (Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2000, Repenser l’inégalité, L’économie est une science morale).
http://perso.wanadoo/marxiens/politic/sen.htm

(6) Voir notamment l’article de Serge Latouche dans Le Monde diplomatique.

(7) Références du rapport de Patrick sur la richesse.

(8) Voir notamment les approches de Dominique Méda et Roger Sue (références ?). Je n’ai pas. C’est le dernier livre de Méda et pour Roger Sue demander à Jacques

(9) Référence ouvrage cité de Callon « Agir dans un monde incertain » http://etatsgeneraux.org/pub/cognitif.htm

(10) La nouvelle grille, Henri Laborit, Folio http://etatsgeneraux.org/pub/livres/laborit.htm

(11) Cf. les réflexions de Robert Buron au sein du Groupe des Dix.
 


Un constructivisme en construction...

Le constructivisme, affirmant qu'il n'y a pas de fait brut mais que toute réalité est construite, n'est pas une école mais plutôt une tendance couvrant tous les champs de la science, de la physique à la sociologie ou aux sciences cognitives. L'affaire Sokal témoigne de l'offensive des "réalistes" contre les versions extrémistes de la dé-construction post-moderne, mais à tous les niveaux se fait sentir l'exigence de réintroduire l'observateur dans son observation, le sujet dans le savoir. Un peu comme pour "la Fin du travail", certains se sont arrêtés au titre "L'invention de la réalité" de Paul Watzlawick pour laisser croire que la réalité disparaîtrait complètement dans l'affaire. C'est bien sûr tout autre chose, à laquelle il faut rattacher Kant ou la phénoménologie, qui montre comme l'objet dépend de l'objectif, la représentation de l'intentionalité, et surtout les théories de l'apprentissage (Piaget : La construction du réel chez l'enfant 1937, Bateson) montrant qu'on n'entend que ce qu'on attend et qu'on progresse dans l'apprentissage par reconstructions successives. Il n'y a pas de constructivisme sans un certain historicisme puisque les constructions sociales évoluent. On peut y voir la réconciliation de l'histoire et de la structure, ce qu'on a pu appeler le structuralisme génétique, sur la voie tracée par Fernand Braudel. En sociologie Norbert Elias sert de plus en plus de référence par son histoire de la civilisation des moeurs et de l'avènement de l'Empire. Il est impossible de citer tous les protagonistes, même en sociologie, de l'analyse plus ou moins radicale de la construction de la réalité, des paradigmes, des epistéme, des idéologies, des habitus qui donnent forme à nos évidences et à nos institutions bien réelles. On ne saurait où s'arrêter. Notons que le constructivisme peut être considéré comme le côté subjectif de la cybernétique, de la théorie des systèmes (flux, feed-back, goulots d'étranglement, seuils, auto-organisation), à laquelle il est lié ne serait-ce que par l'école de Palo Alto (Bateson, Watzlawick), privilégiant les rapports sociaux, les relations sur les éléments, la position relative sur la particularité de chacun. Cette conception savante et difficile a bien du mal à être vulgarisée, pouvant être l'objet de tous les excès comme de réduire l'individu à un noeud de relations ou la réalité à une hallucination. C'est le mérite de Philippe Corcuff (qui a rejoint la LCR après n'avoir pu se faire entendre des Verts), d'avoir mené sur tous les fronts le mouvement d'un retour à un constructivisme raisonnable, de sa petite introduction "Les nouvelles sociologies" en 1995, à la revue "Contre-temps" ou la participation au volume "Phénoménologie et sociologie" en 2001. Nous essayons de montrer ici l'enjeux cognitif que représente le constructivisme en politique ou en économie, et ce qui relie écologie et constructivisme.

http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/enjeux.htm

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