A la base de chaque être, il existe un principe d'insuffisance.Afin de lever un certain nombre de malentendus, il me faut d'abord affirmer que l'histoire n'est rien d'autre que l'histoire de la liberté, il n'est même guère pensable qu'elle soit autre chose sauf à se réduire à une évolution naturelle. Identifier histoire et liberté c'est dire aussi que la liberté n'est pas simplement donnée dans son évidence première mais qu'elle n'est qu'un produit de l'histoire développant ses contradictions. Cela implique qu'il n'y a pas dès l'origine une liberté sur laquelle s'applique une domination dont il suffirait de se défaire, mais bien que la liberté est plutôt un produit de la domination comme la paix est un produit de la guerre (du monopole de la violence, cf. Elias). Ainsi la Révolution française a expérimenté toute l'horreur du retournement de la liberté absolue de la volonté générale en Terreur dictatoriale avant de connaître l'ironie d'un rétablissement des libertés civiles sous la dictature bonapartiste ! Les aventures de la liberté sont la base même de la dialectique, c'est dire que c'est loin d'être simple.Georges Bataille, Principe d'incomplétude.L'histoire comme liberté est donc aussi un long apprentissage, l'histoire comme élaboration du sens de la liberté, la capacité de la liberté d'introduire du nouveau, co-naissance où le savoir se reconstruit par ruptures et retournements devant l'événement surgit de son intervention. Ce qui paraissait le plus solide doit parfois être abandonné, après le temps d'une inévitable stupeur ou perplexité, les données de la situation et l'enjeu des conflits s'inversant à partir d'un certain moment, saut qualitatif qui n'est pas toujours manifeste immédiatement. La liberté n'est certes pas de tout repos. Nous devons témoigner en acte de notre liberté en adoptant un point de vue historique sur les choses comme sur nous-même, notre capacité à nous transformer, considérant ainsi l'individu non comme une évidence première mais comme un processus d'individualisation. Ce qui n'est certes pas facile, identifications et narcissisme y font obstacle sans répit dans un présent éternisé ; seule l'histoire peut nous y ramener par son mouvement.
On peut donc penser que rien n'a changé, tout est comme avant, seul change le rapport de force (quantitatif) qui ne nous est pas favorable et qu'il suffirait de rétablir pour revenir à la situation antérieure d'équilibre, revenir à nos vieilles habitudes. On peut voir au contraire dans l'offensive patronale une stratégie qui s'appuie sur des évolutions en cours, des pratiques effectives, pour en tirer le plus grand profit dans l'absence de véritables propositions alternatives prenant en compte la réalité actuelle. La question est bien sûr de déterminer la part de l'idéologie (c'est-à-dire d'une soumission impuissante aux faits) de la part d'une indispensable prise en compte des transformations irréversibles dans la production aussi bien que dans les représentations ou les rapports sociaux afin de pouvoir les transformer à notre avantage. Le progrès ne nous est pas systématiquement défavorable en tout. La part de liberté est réelle mais limitée. Il faut distinguer ce qui est de l'ordre de la protestation légitime et ce que sont les possibilités de la situation historique. Tout n'est pas possible mais il y a des occasions à ne pas manquer comme cette "inversion de la dette" dont nous devons profiter pour soutenir l'inversion nécessaire d'une logique économique qui marche sur la tête, en "développement humain" (A. Sen, nobel 1998), beaucoup plus réaliste.
On peut ainsi interpréter la destruction par le patronat des cadres sociaux du salariat comme étant bien la destruction du salariat en tant que tel, car il n'est plus adapté à la "nouvelle économie". On passe, dans une phase intermédiaire, d'une domination réelle du salarié par l'organisation disciplinaire de l'usine et du temps de travail, à une domination formelle qui se contente de tirer le maximum de profit du produit des salariés de plus en plus autonomes dans la réalisation de leurs "objectifs", un peu comme les marques ne sont plus maintenant que des labels monnayés par une société mère ne produisant rien directement. Il est sans doute plus facile dans ces conditions de se débarrasser de ce qui n'est désormais qu'un simple parasitisme.
S'il faut tenir compte des évolutions effectives pour garder une chance de construire des réponses sociales adaptées, ce serait une erreur fatale de s'imaginer soit que les adaptations s'imposent sans nous, soit que le patronat aurait une vision claire et complète de la situation, soit même qu'il aurait le pouvoir d'imposer ses représentations idéologiques par l'intermédiaire de ses "chiens de garde", ses "think tank", ses intellectuels salariés et tout l'appareil médiatique dévoué à sa propagande spectaculaire. Evidemment tout ceci existe. Il ne manque pas de gens qui veulent nous manipuler (publicitaires, politiciens, financiers, éducateurs, psychologues, organisateurs, moralistes et toutes sortes de prêtres, de fanatiques, d'arrivistes ou d'escrocs). Il ne faut pourtant leur prêter aucun pouvoir absolu sur nos consciences et ne pas oublier que "l'éducateur lui-même a besoin d'être éduqué" comme dit Marx, l'éducateur est un produit historique qui peut être ébranlé, nous y sommes nous-mêmes partie prenante plus que nous le pensons, mais surtout la prétention unifiante de l'idéologie reste travaillée par de multiples contradictions et conflits sociaux.
Il ne faut pas rester à une conception du pouvoir comme contrainte et de l'idéologie comme mensonge mais comprendre aussi le pouvoir comme production et l'idéologie comme justification accessible à la dénonciation (voice). On peut dire que c'est globalement la découverte du dernier Foucault : le pouvoir n'est pas simplement ce qui bride l'autonomie, il est tout autant ce qui la produit, mais cette découverte n'est rien d'autre que la conséquence du déclin de la société disciplinaire dont Surveiller et punir avait pu si bien dévoiler les ressorts désormais usés. Il y a bien "mort de l'homme" comme individu abstrait, objectif, universel, au profit d'un processus d'individualisation, d'une production sociale de l'autonomie de l'individu concret.
Il ne faut prêter au patronat aucun pouvoir ou savoir absolu mais seulement le savoir implicite des contraintes objectives ainsi que celui de son intérêt immédiat. On peut penser pourtant qu'il n'est pas tout-à-fait à la page avec notre triumvirat national Ewald-Kessler-Seillères plutôt passéiste, tourné vers le XIXè, et qui se donne des airs de modernité en s'appuyant sur un Foucault dépassé si ce n'est sur une valorisation infantile du risque, régressive par rapport aux tendances historiques de réduction des risques. C'est de l'idéologie dominatrice dans toute son arrogance. Le patronat n'a bien sûr aucun intérêt, du moins à court terme, à reconnaître toutes les potentialités de la situation comme la coopération gratuite, le Revenu garanti et le développement humain. Il tente de s'approprier tous les bénéfices d'une mutation qui pourrait bien l'emporter dans la tourmente à plus long terme.
Il ne faut pas avoir peur d'une modernité qui nous donne des moyens sans précédent et n'est pas l'apanage du patronat malgré ses rodomontades. Plutôt qu'à un retour en arrière nous devons aspirer donc à de nouveaux progrès de la liberté par une inversion des valeurs comparable au passage de l'esclavage au salariat, de la paupérisation au fordisme, du marché du travail à la sécurité sociale. Ce mouvement est déjà effectif, renforcé par l'automatisation et la complexité d'une civilisation hyper-technicienne où la culture et la formation prennent de plus en plus d'importance. Il trouve son aboutissement dans le Développement humain et le Revenu garanti qui rétablissent l'autonomie de la personne comme finalité de l'économie.
On ne choisit ni les rapports de force du moment, ni le poids de l'histoire mais on peut y trouver des appuis, y porter notre marque. Nous devons donner notre version des faits et nos propres réponses, ne pas nous réduire à l'unilatéralité économique. Rien ne se fait sans nous, même si nous n'y pouvons pas grand chose souvent. Il faut mener des batailles qu'on peut gagner, sans négliger le temps qu'il faut et les inévitables défaites. Si nous pouvons nous appuyer donc sur une tradition révolutionnaire toujours renaissante, sur des tendances historiques et le progrès technique de la mutation informationnelle, ce n'est pas que nous serions enfin arrivés au seuil de la terre promise, promis à une béatitude sans fin, une quelconque Fin de l'histoire.
Au contraire, de par la constitution de l'autonomie comme nouvelle norme, sans support institutionnel correspondant (revenu garanti, formation, valorisation), c'est de la difficulté à vivre l'autonomie qu'il sera désormais question, à l'opposé d'une libération vitale tant attendue. L'autonomie devient de plus en plus équivoque entre performance et mobilité, narcissisme et fatigue d'être soi. Dans l'autonomie l'individu fait l'épreuve de son insuffisance (Bataille) et de ses dépendances sociales. Ce n'est pas parce que l'autonomie nous fait souffrir que nous n'y tenons pas comme à notre dignité, il ne s'agit pas de perdre son autonomie mais d'en reconnaître les difficultés afin de la rendre plus légère en lui donnant un support, un recours, un soutien, un accompagnement. On peut parler en effet d'inégalités de mobilité et d'autonomie puisque les riches ont les moyens d'en assurer les risques, de se payer des coaches, divers conseils, experts ou thérapeutes, faire jouer leurs relations enfin alors que les pauvres dépourvus de supports matériels éprouvent de plein fouet toute la précarité de leur existence sans aucun soutien autre que familial.
L'ambiance dépressive n'est donc pas le résultat mécanique de l'augmentation des responsabilité, mais de son absence d'articulation au politique. 309Tout soutien institutionnel sera réduit, hélas, au contrôle disciplinaire pour ceux qui regardent en arrière alors qu'on exige déjà partout de plus en plus d'autonomie intériorisée qui ne se juge qu'au résultat, hors de tout contrôle. Cette exigence pourtant ne se limite absolument pas à la production et à l'économie. Se limiter à la sphère économique c'est aller à l'échec, sombrer dans le volontarisme ou le conservatisme. L'individualisation se poursuit, et non pas la massification (différenciation, flexibilité), l'autonomie est d'abord celle des femmes aujourd'hui, devenant majoritaires dans le salariat, c'est aussi l'autonomie de la religion et celle de l'économie. Quel rapport y-a-t'il entre ces différents niveaux d'autonomie ? On doit à Marcel Gauchet d'en avoir donné une interprétation convaincante, et fondé la véritable idéologie de la "Société de marché". A partir de Weber, Merleau-Ponty, Lefort, il interprète le mouvement d'autonomisation comme une délégitimation, d'abord de la religion, libérant le politique, puis de l'Etat, libérant l'économique (qui perdrait maintenant sa légitimité aussi, apparemment). Ce processus de délégitimation et de séparation, de spécialisation, de différenciation et d'autonomisation contamine tous les domaines de la vie. Cela ne signifie pas que les différentes spécialités soient réellement séparées mais leur subordination à une autorité extérieure a perdu toute justification malgré tous les comités d'éthique qui prétendent y faire barrage. De même, l'autonomie de l'individu n'est pas la conquête de l'individu, le produit de sa résistance acharnée, mais bien une norme sociale désormais. C'est la thèse principale de Marcel Gauchet et qui sera reprise par d'autres (Ehrenberg, Castel). "L'autonomie n'est plus l'objectif d'une difficile et décisive ascension ; elle n'est rien que la donnée première et terre à terre de notre condition". Identifier autonomisation et délégitimation c'est différencier autonomie et libération.Alain Ehrenberg, L'individu incertain.Ainsi, Norbert Elias ne devait pas renier sa thèse des contraintes de civilisation en augmentation constante malgré la "libération de l'individu" des années 60 : "Avec la moindre rigidité des conventions qui brident les spontanéités, le contrôle intériorisé des pulsions et des émotions devient encore plus nécessaire". Il faut concevoir l'autonomie à l'opposé d'une totale indépendance puisque "plus sont denses les dépendances réciproques qui lient les individus, plus est forte la conscience qu'ils ont de leur autonomie". Si on assiste donc au déclin de la Loi du Père, de l'autorité patriarcale, des interdits, c'est en fait un renforcement des exigences sociales, de leur intériorisation plus qu'une véritable libération ; c'est nous rendre responsables de notre vie, responsabilité impossible dont témoignent romans et westerns aussi bien que le sport, pas seulement le libéralisme économique culpabilisant les pauvres. Dans l'école notamment, ceux qui étaient exclus socialement du système éducatif y sont désormais admis mais échouent individuellement, rendus responsables de leur échec.
L'individualisation ne se réduit pas d'ailleurs à cette culpabilisation mais prend force de la division du travail, des rapports marchands et de la propriété privée. Il faut cependant insister sur le fait que la précarité sociale précède la précarité économique. Il n'y a pas de précarité dans un système hiérarchique où chacun a sa place alors que la perte de légitimité des privilèges ouvre à l'illusion égalitaire que chacun pourrait occuper n'importe quel poste, ne devant sa réussite ou son échec qu'à lui-même. La libération des dépendances hiérarchiques ou communautaires est surtout une atomisation et, d'après Louis Dumont (Homo aequalis) l'indépendance des personnes se paye en dépendance des choses et du marché (alors que la dépendance hiérarchique donne une certaine indépendance des choses). Le salarié est celui qui peut vendre sa force de travail car il n'appartient à personne mais il est obligé de se vendre car il est dépossédé de tout.
Le processus d'autonomisation, de différenciation et d'individualisation se poursuit, pour le meilleur et pour le pire, donnant un statut de plus en plus incertain à l'individu, bien au-delà de la sphère productive. Pour le dire comme Merleau-Ponty, "le capitalisme symbolise l'émergence d'une subjectivité"56. Weber a bien montré le lien du capitalisme au protestantisme, celui-ci représentant d'abord l'individualisme en rupture avec sa communauté d'origine. Aujourd'hui ce sont surtout les "Droits de l'homme" plus que du citoyen qui justifient la marchandisation du monde. L'important est de comprendre que l'idéologie individualiste porte bien au-delà de l'économie nous faisant souvent partager les valeurs de ceux que nous combattons. On ne peut ici en montrer toute l'étendue mais on s'en rend compte assez avec le revenu garanti qui introduit une rupture mettant en cause des représentations profondes de la valeur-travail et de la justification de la peine des hommes, marquées chez nous par l'héritage paysan sans doute mais qui témoigne surtout du mythe du travail comme support imaginaire de l'individu, du self made man, témoignant enfin d'une intériorisation de la logique marchande et salariale.
Alors que certains continuent à se battre contre une société disciplinaire et massifiante de plus en plus résiduelle, comme certaines féministes s'acharnent sur le cadavre du patriarcat qui n'a pas, il est vrai, quitté encore tous ses oripeaux institutionnels, loin de là, la question est pourtant tout autre depuis longtemps déjà. C'est celle d'une société de marché plutôt pour laquelle toute politique est assimilée à la violence totalitaire. Le processus d'individualisation se poursuit effectivement avec la délégitimation du politique et trouve dans la nouvelle économie une sorte d'aboutissement qui en renouvelle l'exigence d'autonomie et de différenciation, mais la libération de l'individu des liens de sa communauté l'isole et le sépare des autres, sans protections, dans une démocratie de marché réduite à la gestion des conflits, où plus rien n'est vraiment possible et dont toutes sortes de symptômes témoignent des "pathologies du changement" et de l'impasse d'un narcissisme sans altérité : dépressions, dépendances, exclus. Il est frappant de trouver chez Maurice Blanchot (La communauté inavouable, Minuit) les expressions de "déclaration d'impuissance" pour qualifier l'attitude subjective de Mai 68 ou Charonne, "pour ne pas se limiter, accepter de ne rien faire"55. Cela renforce la thèse de Marcel Gauchet d'une délégitimation du politique au nom d'une exigence de représentation de nos particularités qui réduit le gouvernement à la simple gestion des conflits de la société civile, souvent économiques. C'est cela la "société de marché" avant d'être la soumission de la société aux marchés, l'absence de légitimité d'une finalité particulière s'imposant à la pluralité des fins légitimes, l'impuissance du politique à se fonder, face à la "société civile", au-delà des affrontements électoraux. Le gouvernement du peuple se réduit ici aux trois piliers du gouvernement des juges, des élections et des sondages.
Le rejet du totalitarisme et la reconnaissance du pluralisme devrait ainsi faire communier dans la même défense des libertés libéraux, démocrates, socialistes, libertaires et toutes les minorités, condamnés à la médiocrité pour ne pas succomber à la folie du pouvoir identifié à la violence. Cette pensée unique de l'impuissance (TINA, There Is No Alternative) s'apparente pourtant à une sorte de totalitarisme (Spectaculaire intégré) renvoyant chacun à son isolement, le privant de parole, le transformant de citoyen en administré (travailleur/consommateur), en spectateur passif de sa propre vie à mesure qu'on l'incite à plus d'initiative et d'autonomie. La culpabilisation libérale des pauvres et des exclus ressemble à s'y méprendre aux procès soviétiques où "l'accusé ne cesse d'être inclus dans le nous qui l'exclut" au nom d'une Loi sans tiers qu'elle soit celle du profit, de l'histoire ou de la race.
Ce qu'on a perdu dans la réduction de la politique à la représentation spectaculaire de nos particularités, c'est la société elle-même, le domaine public sans lequel il n'y a pas d'individu, encore moins de citoyen. Nous en sommes au point où l'individu délivré de toute dépendance ne peut se suffire de lui-même, absorbé dans son image. C'est devenu une question politique. L'individu insuffisant et souffrant doit retrouver une solidarité et une responsabilité sociale sans lesquelles il n'y a pas de liberté privée, de possibilité de construire un avenir ni d'estime de soi. Il ne s'agit pas de revenir à la vieille société disciplinaire, soumis à sa loi divine mais de refaire société à partir des individus, véritable défi de la démocratie, retrouver l'unité d'action collective non pour nier nos différences mais au contraire pour produire de l'autonomie et de la diversification. C'est une inversion de l'individualisation en socialisation (intégration) et surtout une inversion de la dette sociale, d'une vie qu'il fallait gagner, et qui devient désormais l'objet de toutes les attentions du "développement humain" où la production de l'individu, de son autonomie, est la finalité de l'économie au stade de l'automation, passage de la discipline à l'innovation, au changement, à la mobilité.Le revenu garanti est au coeur de cette inversion du "salaire de la peine" en personne à construire (de l'école à la famille et au travail), d'une logique d'exploitation de la force de travail à celle de l'investissement dans le développement de la personne, capital le plus précieux pour l'économie hyper-technicienne permettant de fonder un nouveau droit à l'existence de l'enfance à la retraite, assurant l'universalisation et la continuité d'une protection sociale personnalisée (Au-delà de l'emploi). C'est aussi la voie d'un dépassement du productivisme salarial dans les activités autonomes nécessaires à la sphère culturelle comme aux contraintes écologiques de réorientation de la production des marchandises vers la production de l'homme par l'homme, d'une assistance, d'une valorisation et d'un accompagnement de l'autonomie de la personne.
L'Etat-providence a progressivement donné droit à la protection sociale pour tous ceux qui remplissaient leur devoir de travailler, tandis que les incapables entraient dans les circuits de l'assistance. L'invention du social constituait l'individu à partir de sa dette envers la société, et la représentation donnait forme à un individu qu'on pourrait appeler "objectif", parce que objectivable dans des catégories collectives - les classes sociales, puis les catégories socio-professionnelles. Nous assistons à la généralisation du processus inverse : tandis que le socle des catégories ne tient plus, la dette de la société envers l'individu s'élève à proportion de l'augmentation de ses responsabilités. 309
Il faut savoir s'appuyer sur ces faits massifs pour imposer l'urgence d'un revenu garanti et de l'accès à un soutien personnel pour faire face à l'accélération des changements, des exigences de mobilité, de formation et d'autonomie. Il faut s'appuyer sur les nouvelles logiques de coopération gratuite, à l'oeuvre avec Internet et les logiciels libres pour délégitimer la logique du profit. Non seulement le capitalisme ne s'identifie plus à la modernité mais le temps de son triomphe où sa domination arrogante est ressentie par tous pourrait bien précéder sa chute brutale car "l'économie du savoir" ne suit pas la loi du profit. Il ne faut pas se laisser abuser par l'assaut du patronat contre les protections sociales comme si nous étions un frein de l'histoire qu'il faudrait éliminer sans remords ni pitié. La production actuelle exige au contraire stabilité et richesse du tissu social ; c'est le capitalisme salarial qui a du mal à investir les nouvelles forces productives (informatique, biotechnologies, réseaux) où le profit et le productivisme représentent plutôt une menace pour notre vie à tous.Autrement dit, la division du sujet affleure partout à proportion de la perte de visibilité de la division du social. 22
Alain Ehrenberg, L'individu incertain.Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie. La lisibilité du jeu social et politique s'est brouillée. Ces transformations institutionnelles donnent l'impression que chacun, y compris le plus humble et le plus fragile, doit assumer la tache de tout choisir et de tout décider. 286
Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la personne prend la forme d'accompagnement des individus, éventuellement sur la durée d'une vie. Ils constituent une maintenance se déployant par des voies multiples, pharmacologiques, psychothérapeutiques ou socio-politiques. Des produits, des personnes ou des organismes en sont le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions de services publics ou de services relationnels privés, se réfèrent à une même règle : produire une individualité susceptible d'agir par elle-même et de se modifier en s'appuyant sur ses ressorts internes. 287 Alain Ehrenberg, La fatigue d'être soi.
Il ne s'agit donc en aucun cas de justifier à cause de l'individualisation une quelconque sanctification du contrat prétendu égalitaire, une marchandisation totale du vivant et du savoir. A cette individualisation marchande nous opposons la personnalisation d'un destin singulier, la possibilité de construire son avenir. Dans l'accompagnement de l'individu, la seule chose qui importe est de produire de l'autonomie. Il n'est pas question de laisser croire à un "contrat social" que nous serions en mesure de signer, ni d'exiger une contrepartie à l'existence de la personne par un contrat qu'elle devrait respecter ou dépérir, mais bien au contraire d'assurer un revenu d'autonomie et d'offrir une coopération active, une couverture des risques, une valorisation des compétences, une formation continue, de nouvelles chances enfin. De ce point de vue, ce qui est inadmissible dans le PARE, c'est le chantage au revenu, c'est là-dessus qu'il faut se battre, surtout pour ne pas laisser 60% des chômeurs sans indemnités ! Il faut obtenir aussi la prise en charge d'activités autonomes, hors salariat, mais ce n'est certainement pas l'assistance personnalisée qui est condamnable (plutôt que se battre contre le PARE, battons nous pour le revenu).
De même, si une relocalisation de l'économie par un développement local (intensifiant les coopérations, les échanges locaux) est bien indispensable, il ne faut y voir aucun retour à une communauté nationale, peuple ou race, unifiée par ses normes et ses liens dans le rejet de l'Autre. Pour une économie globalisée comme pour le développement humain, il n'y a aucun sens à parler d'un droit national, de la reproduction du même, pour ce qui doit être plutôt un droit de l'étranger, une culture de la mobilité et de la diversité qui ne se réduit pas à la représentation ni ne détruit toute capacité d'action collective, mais l'organise au contraire localement, droit du citoyen comme résident, habitant de la cité, acteur de la vie locale et citoyen du monde, chacun décidant d'une histoire qui n'a pas dit son dernier mot, porteur d'une part de l'avenir et de son mystère qui fait la dignité du plus obscur d'entre nous, capable de faire basculer le monde de tout son poids.