L'inversion de la dette
Du travail au développement humain et du salaire au revenu garanti
Lorsqu'on défend la nécessité d'un revenu garanti
pour l'économie immatérielle et quaternaire, au nom des externalités
positives ou de l'innovation, de la mobilité ou de la culture, de
l'éducation ou de la participation politique, de la solidarité
ou de l'investissement, on s'aperçoit très vite que la discussion
rationnelle cède le pas à des confrontations idéologiques
car le revenu garanti introduit une rupture mettant en cause des représentations
profondes de la valeur-travail et de la justification de la peine des hommes,
marquées chez nous par l'héritage paysan mais qui témoigne
surtout de la résistance et de la continuation du processus d'individualisation
revendiqué depuis le protestantisme contre l'Eglise et contre la Loi
commune, au nom d'un rapport direct à Dieu comme à l'argent. Cette idéologie
libérale individualiste qui est celle des "Droits de l'Homme" plus
que du Citoyen, nous revient désormais des pays anglo-saxons protestants
mais elle va plus loin que le simple libéralisme
économique (voir
Norbert Elias, La société des individus, Louis Dumont
Homo aequalis, Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde,
Jean-Joseph Goux, Frivolité de la valeur).
Dans ce processus de libération de l'individu
s'amorce
le déclin de la Loi et du Père, l'individu devenant
autonome par rapport à une autorité ayant perdu sa
légitimité traditionnelle.
Le déclin de l'interdit et du conflit social qui accompagne
cette
individualisation croissante nous livre à une autonomie subie
(Gauchet)
qui est injonction à se produire, à montrer qui on est,
sans
place préétablie pour chacun. La précarité
du statut social précède la précarité
économique.
Ce mouvement de fond vient de loin : du roman (Marthe Robert), du sport
(Elias), du libéralisme (Dumont), de l'Amérique surtout
(de
Locke à Robinson et aux westerns). Cette individualisation se
poursuit
et trouve dans la nouvelle économie une sorte d'aboutissement
qui
en renouvelle l'exigence d'autonomie et de différenciation mais
la libération des liens de sa communauté isole
l'individu et le sépare des autres dans une
société de marché
où rien n'est possible et dont toutes sortes de symptômes
témoignent de l'impasse d'un narcissisme sans
altérité
: dépressions, dépendances, exclus.
Le mouvement des sans (sans papiers, sans revenus, sans droits) n'est
pas nouveau, c'est déjà celui des sans-culottes, annonce
de changements imminents quand toute une catégorie de la population
est privée de tout. Ce qu'on a perdu, c'est la société,
le domaine public sans laquelle il n'y a pas d'individu, encore moins de
citoyen. Nous en sommes au point où l'individu délivré
de toute dépendance découvre qu'il ne peut se suffire de lui-même. L'individu
insuffisant et souffrant doit retrouver une solidarité et une responsabilité
sociale sans lesquelles il n'y a pas de liberté individuelle, de
possibilité de construire un avenir, ni d'estime de soi. Il ne s'agit
pas de revenir à la vieille société disciplinaire,
soumis à sa loi divine mais de refaire société à
partir des individus, véritable défi de la démocratie.
C'est une inversion de l'individualisation en socialisation (intégration)
et surtout une inversion de la dette sociale, d'une vie qu'il fallait
gagner,
en développement humain (A. Sen) où la production de
l'individu,
de son autonomie, est la finalité de l'économie au stade
de l'automation, passage de la discipline à la formation et la
motivation. Le revenu garanti est au coeur de cette inversion
du "salaire de la peine" en investissement dans la personne à
construire (de l'école
à la famille et au travail), au nom d'un nouveau droit à
l'existence, de l'enfance à la retraite, de l'universalisation
et
de la continuité d'une protection sociale personnalisée (Au-delà
de l'emploi). C'est aussi la voie d'un dépassement du productivisme
salarial dans les activités autonomes qui sont nécessaires à
la sphère culturelle aussi bien qu'aux contraintes écologiques de
réorientation de la production des marchandises vers la production
de l'homme par l'homme, d'une assistance, d'une valorisation et d'un accompagnement
de l'autonomie de la personne, véritable écologie humaine.
L'Etat-providence a progressivement donné droit
à la protection sociale pour tous ceux qui remplissaient leur devoir
de travailler, tandis que les incapables entraient dans les circuits de
l'assistance. L'invention du social constituait l'individu à partir
de sa dette envers la société, et la représentation
donnait forme à un individu qu'on pourrait appeler "objectif", parce
que objectivable dans des catégories collectives - les classes sociales,
puis les catégories socio-professionnelles. Nous assistons à
la généralisation du processus inverse : tandis que le socle
des catégories ne tient plus, la dette de la société
envers l'individu s'élève à proportion de l'augmentation
de ses responsabilités. 309
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