Pourquoi les drogues ?

(L'esprit et les drogues)
Pour la plupart, la drogue est un sujet marginal, c'est même la marge en tant que telle. Je voudrais suggérer au contraire que c'est un sujet central où se concentrent, comme avec tous les problèmes identitaires et normatifs, les impasses de la science et du capitalisme dans le refoulement des rapports du corps et de l'esprit. Depuis Kant, Hegel et Marx, la philosophie européenne est une mise en cause de l'objectivation (onto-théologique), d'une vision manipulatrice de l'homme (depuis Descartes), de la technique, de l'utilitarisme, du biologisme et du scientisme (scientologie) dont toute subjectivité devrait être éliminée. Ces philosophies ne réussissent pas toujours, pourtant, à sortir du subjectivisme, de l'idéalisme et du spiritualisme, jusqu'à la psychanalyse post-lacanienne qui n'a pas su intégrer la part du corps (au-delà de sa dimension imaginaire) en cédant à l'illusion religieuse que "tout est langage". L'enjeu est bien ici de reconnaître notre humanité comme une totalité vivante et divisée du corps et de l'esprit comme de l'individu et de la société, mais aussi de comprendre la Loi comme fondée par l'exception et comme simple condition formelle de l'événement qui la contredit (toute existence est contradictoire), enfin il s'agit de reconnaître avec toute véritable philosophie, notre essence humaine comme liberté (insatisfaction, errance et dialogue) et non pas sa réduction à une quelconque identité qu'on pourrait perdre (norme qui nous enferme et nous oppose aux autres).

Si les drogues mettent en jeu le corporel de la pensée, au-delà de l'imaginaire et de la matérialité du signifiant, elles font aussi apparaître les conditions subjectives de la représentation et ruinent les conceptions dogmatiques de la vérité tout aussi bien que les prétentions d'une harmonie naturelle. La dimension corporelle de la subjectivité a été trop longtemps niée, par une idéalisation de l'esprit qui est aussi une moralisation du corps. Dès lors la fonction sociale de la drogue, partout présente, ne pouvait qu'être refoulée et c'est la prohibition qui nous revient en symptôme sous la forme incontrôlable des drogues clandestines alors même que les nouveaux médicaments psychotropes remettent en cause la psychiatrie traditionnelle et les anciens fondements de l'appareil psychique ou de la normalité. L'approche uniquement neurologique n'est pas plus satisfaisante, réduite à notre animalité en ignorant cette fois la dimension symbolique tout comme la participation de l'individu à un réseau d'interdépendances, occupant une place dans différentes structures qui constituent son environnement : le monde intersubjectif. Les drogues obligent pourtant à penser ensemble les deux faces de leur action sur le cerveau et la pensée.

Derrière l'enjeu politique, c'est toujours la vérité de l'homme qui est en jeu. On n'est pas loin de la religion dans ces débats sur notre représentation de l'âme. Pourtant, on s'est aperçu depuis longtemps que si la raison et le langage sont universels, au-delà des corps, il n'y a pas de pensée sans émotion et les drogues permettent justement d'en faire l'expérience (are you experienced?). Ce n'est pas réduire la pensée, qui est ouverture vers l'extériorité, à son support chimique mais il n'y a aucune autre façon d'éprouver la liaison du corps et de l'esprit (il faut une "initiation"), de percevoir le processus de perception lui-même, sinon en modifiant la conscience par des psychotropes, échappant ainsi à l'idéalisation d'un corps sans les tourments de l'esprit, comme au rêve d'un esprit sans les tourments du corps. Les Perses ne pensaient pas autrement, au dire d'Hérodote, éprouvant leurs décisions dans l'ivresse, de même que Platon voyait dans le vin le miroir de l'âme. Oui, nous avons un corps, qui nous fait souvent défaut par usure ou fatigue, et nous avons aussi un esprit qui est toute faiblesse et incertitude mais qui doit guider ce corps et faire face à ses lourdes responsabilités humaines. Il ne suffit pas de croire à la toute-puissance de l'esprit: Gilgamesh n'a pu vaincre le sommeil (la cause efficiente ne se confond pas avec la cause finale car elle doit passer par la médiation de la matière et de la forme).

Le refoulement sur la drogue est le dernier refuge du sacré après la sexualité (ce qui n'est pas une raison pour réduire le sacré à la drogue), d'une Loi faite pour ne pas être respectée et s'exprimant dans cet article incroyable interdisant d'en débattre même. Lever ce refoulement est un préalable à la prise de conscience du rôle de la drogue dans notre humanité comme de l'implication du corps dans nos pensées, avec les conséquences politiques et morales qu'il faudra bien en tirer, très au-delà du problème de la prohibition elle-même.

1. L'humeur, du corps à l'âme
Aristote, dans son traité "De l'âme", remarquait déjà qu'on ne peut concevoir de pensée sans un corps car toute émotion modifie à la fois le corps et l'âme (ne serait-ce qu'une rougeur). Ce qui laisse penser qu'un esprit sans corps serait dépourvu de toute passion, et, sans doute, par là même, de toute existence. Ce qui dirige le corps c'est le désir (imagination et raisonnement) fruit du plaisir et de la peine. La postérité d'Aristote construira la fameuse théorie des humeurs, de la bile noire de la mélancolie, qui s'est figée en scolastique. On trouve ainsi dans le Pseudo-Aristote "L'homme de génie et la mélancolie" une comparaison de la variabilité naturelle de l'humeur avec la variation artificielle de l'humeur produite par une quantité plus ou moins grande de vin. Une fois admis la variabilité génétique des individus, on doit admettre qu'une dose adaptée de vin peut rétablir l'équilibre voulu. On s'est beaucoup moqué avec raison des théories de l'humeur des médecins de Molière, c'est pourtant à une nouvelle théorie de l'humeur que nous convient les découvertes sur les neuro-transmetteurs, renouvelant la compréhension des drogues et de leurs effets, connus eux depuis toujours.

L'intérêt de la théorie actuelle de l'humeur est son extrême simplicité conceptuelle (au niveau global car ça se complique au niveau local) mettant en jeu trois neurotransmetteurs aux fonctions facilement identifiables en termes de stratégie de subsistance dont le modèle est la prédation (exploration, chasse, consommation) : (1) Éveil, mouvement, exploration, intérêt (Dopamine D1 à D5, 40 Hz) (2) volonté, chasse, concentration, inhibition/amplification (NorAdrénaline A1-A2, B1-B2, 14 Hz) (3) satisfaction, consommation, distraction de l'environnement, rêves (Sérotonine 4 récepteurs 5HT1(A..D) à 5HT4, HT2 provoque les hallucinations, 8Hz). A cette structure ternaire il faut ajouter une multitude d'autres neurotransmetteurs assurant des fonctions telles que, pour les endomorphines, la limitation de la douleur (endurcissement, effaceur) aussi bien que l'apprentissage (plaisir) ou la jouissance de l'Autre (orgasme), l'Histamine (H1 à H3, H3 auto récepteur) contrôle l'intégrité (irritation, allergies), le THC endogène (anandamide) ayant l'effet de décontraction du cannabis agit sur les récepteurs D1 et les endomorphines. L'alcool, comme d'autres "dépresseurs du Système Nerveux Central", ralentit l'activité cérébrale en stimulant les GABA ainsi que les endomorphines (il faudrait aborder aussi le peroxyde d'azote, gaz hilarant découvert par Gay-Lussac, qui a donné deux prix Nobel et le Viagra !). Les trois premiers neurotransmetteurs (Dopamine, Noradrénaline et Sérotonine) dominent pourtant largement l'humeur et on peut faire, à partir de ces trois caractères plus ou moins dominants, une typologie qui a sa pertinence; ce qui ne veut pas dire que l'équilibre neuronal n'est pas le résultat de l'expérience de l'esprit, de son histoire.

Il ne faut pas associer une propriété univoque à une substance au niveau local car il faut raisonner en terme de stratégie globale (mouvement, travail, repos) exigeant chacune l'activation de certains réseaux et la désactivation d'autres. C'est pourquoi il faut préférer les produits qui renforcent une action naturelle (inhibition de la recapture) plutôt que ceux qui répandent un neuro-transmetteur de façon indifférenciée et pouvant avoir des effets contradictoires. Cette théorie des humeurs ne prétend pas dire le dernier mot sur le fonctionnement du cerveau mais mettre en évidence son rôle originel dans les comportements de survie et sa liaison avec un mode de vie très éloigné du nôtre.

Quelle conclusion pouvons nous en tirer sur le fonctionnement du cerveau ? Le cerveau semble bien destiné à analyser la situation extérieure et à sélectionner la réponse appropriée par apprentissage. C'est la représentation de la situation qui provoque un changement d'humeur, ce changement d'humeur affectant lui-même la représentation (par réminiscence). L'esprit comme représentation est la cause de l'humeur mais comme la plupart des phénomènes biologiques qui sont circulaires, il doit aussi la vérifier, la confirmer, y adhérer, y croire dans un processus de "Feed back". L'esprit est donc indépendant du corps car projeté vers l'extérieur, dans le monde, mais il est aussi intégré au circuit hormonal comme représentation de la situation et action du corps (exploration, agression, fuite). Reconnaître sa dépendance de l'humeur n'est pourtant pas réduire l'esprit à ses déterminations chimiques car celles-ci reflètent bien le jugement de l'esprit sur la situation extérieure (l'affect pour Spinoza est puissance d'agir), et un conflit social ou symbolique se règle dans sa sphère propre et non par un simple changement d'humeur. Il faut simplement rendre à César ce qui est à César, rendre compte des différentes dimensions pour éviter leur confusion.

Il y a donc une nécessité naturelle de l'humeur, unie originellement avec l'esprit, mais il y a aussi une séparation de l'esprit et de son humeur qui l'ouvre à la réflexion, à la maîtrise de son corps et de ses émotions (la peur, la fatigue, la souffrance) mais aussi à la maladie et à la vieillesse. Cette séparation va se concrétiser originellement dans le langage symbolique permettant de détacher le mot de l'objet et de son affect, introduisant aussi l'erreur, le faux et le mensonge dans la réalité. On ne peut pas se séparer tout-à-fait pourtant de notre état émotionnel, de notre tonus comme dit Kojève, de la dépendance de la représentation et de l'humeur (stimmung) que Heidegger identifie avec le choix déjà fait sur la totalité de l'être et qui détermine toute subjectivité.
 

2. De l'esprit à la chimie, fonction de la drogue

- Langage et vérité

Tout commence vraiment avec le langage symbolique et narratif, au-delà des langages et codes des animaux, même si des substances psychotropes sont consommées par des singes et bien d'autres, mais ce n'est guère comparable avec nous. Tout commence avec l'homo sapiens sapiens : l'art, l'enterrement des morts, les mythes. Avec les mots tout est possible et rien n'est vrai, l'essence de la vérité est l'errance dit Heidegger, la vérité est liée au langage comme à l'erreur et au mensonge (Errare humanum est, ce n'est pas simple imperfection). En séparant l'émotion de la représentation (le mot chien n'aboie pas) on s'ouvre à la multitude des scénarios possibles et on optimise ainsi la sélection naturelle. Mais il n'y a plus de séparation assurée entre le monde des rêves et la dure réalité d'un monde devenu "objectif" c'est-à-dire projet pratique. Dès l'origine, les chamans on utilisé les drogues pour explorer les mondes symboliques, imaginaires et mythologiques, comme, dès l'origine la culture organisait les structures élémentaires de la parenté, contraintes symboliques purement artificielles détachées de toute nécessité naturelle. C'est aussi parce que l'être parlant se définit par son identification à ce que doit être un homme, par une vérité qui dépend des autres êtres parlant, qu'il ne peut plus rester enfermé dans sa subjectivité, dans son humeur intime, mais doit sortir de soi pour trouver une objectivité commune (d'abord par imitation).

Il n'y a donc pas vraiment de drogue avant le langage, au point qu'on peut dire que le langage est la première des drogues, maltraitant le corps au nom de mots surinvestis. Mais tout n'est pas langage, c'est même la définition du symbolique : ce n'est pas le réel. Une des fonctions de la drogue est d'alléger ce poids du symbolique, nous reposer de nos identifications, et de mettre un produit en médiation entre les autres et nous. Même si aucune chimie ne peut résoudre un conflit symbolique, les psychanalystes ont tort pourtant de ne pas reconnaître le rôle des drogues et des médicaments dans leur sphère propre au nom de la toute puissance de l'esprit (dont témoigne certes, en retour, l'effet placebo).

Il y a là un glissement de la psychanalyse à la religion de n'avoir pas su donner sa place à cette part du corps qui n'est pas limitée à l'imaginaire (ce refoulement se déchaînant à la mort de Lacan) mais constitue la part inessentielle de l'affect comme matérialité corporelle. Même s'il est vrai que "l'adrénaline ça décharge de la pensée", Freud, grand utilisateur de cocaïne, reconnaissait, lui, que les dépressions ne relèvent pas toutes de la psychanalyse mais qu'un certain nombre étaient d'origine physiologique. Ce n'est pas étonnant car il était resté scientiste et sensible au biologisme de Schopenhauer, jusque dans l'Abrégé de psychanalyse. La coupure du biologisme et de l'instinct opérée par Lacan était nécessaire pour restituer la dimension propre de la psychanalyse comme discours mais, dans son geste, il a trop ignoré cette fois la matérialité chimique de l'excitation psychotique. Pourtant les drogues entrent déjà dans la psychanalyse sous les deux faces contradictoires d'une levée du refoulement (arrêt de la jouissance) et de la répétition mortifère. L'attention aux neuromédiateurs permettrait, entre autres, de réinterpréter le sommeil et le rêve comme satisfaction qui cherche sa représentation, confirmant qu'il se veut bien réalisation d'un désir comme Freud l'a montré. La psychanalyse n'aurait rien à changer à sa pratique mais y gagnerait simplement en justesse et n'y perdrait pas son âme (pour autant qu'elle en ait encore une) car le psychanalyste ne peut répondre qu'en parole et non par un produit, il ne doit soutenir aucune dépendance mais doit seulement tenir sa place qui n'est pas celle de médecin et avec lequel il ne faut pas le confondre. Cela ne doit pas empêcher de se soigner, par ailleurs.

- fonction sociale

A faire le compte des utilisations de la drogue, on s'aperçoit qu'elle vise essentiellement à une maîtrise sociale de l'humeur, surtout ce qui est le moins contrôlable par l'esprit (l'éveil ou le sommeil, la joie, le courage). C'est donc bien à une sorte de contrôle social que les drogues sont utilisées (banquets, fêtes, négociations, guerres), on doit certes s'en méfier mais il semble qu'on ne puisse s'en passer dans nos rapports sociaux, aucune société humaine des plus reculées jusqu'à nos jours. Tout rapport social est un abandon de souveraineté, on se découvre dans sa faiblesse pour saluer un semblable, il faut s'abaisser pour se savoir frères. C'est pourquoi, celui qui boit avec nous et diminue sa vigilance "il est des nôtres, il a bu son verre comme les autres". La plupart des drogues sociales diminuent le contrôle et l'angoisse pour faciliter l'échange et diminuer l'agressivité ou la peur. On n'imagine pas une fête sans ivresse, depuis la nuit des temps, il n'est pas temps de s'en étonner. On n'imagine pas non plus, hélas, les conditions insupportables de la guerre ou de certains travaux sans l'abrutissement de l'alcool (le fascisme chimique est toujours possible mais il est plus sûr encore que la prohibition a des méthodes fascisantes avec ses prétentions d'homme purifié). Les drogues sont utilisées aussi par les chamans, comme les artistes d'aujourd'hui, dans leur fonction prophétique, d'intermédiaire avec le monde du rêve, de transmission de la vérité. Une autre utilisation primordiale de la drogue dans l'initiation adolescente achève le détachement de la nature pour renaître à une vie culturelle d'homme responsable de lui-même au regard de ses frères initiés et pouvant faire face à ses nouvelles réactions hormonales comme à ses changements d'identité. Ce n'est que récemment sous l'influence de l'industrie et de l'hygiénisme que la drogue a été rejetée comme phénomène asocial, sauf pour l'alcool bien de chez nous.

- fonction individuelle

A part cet usage social, il faut bien dire que tout le monde se drogue, depuis la nuit des temps, utilisant les drogues comme remède contre les maux physiques (usure du corps ou déséquilibre génétique) tout aussi bien que la mélancolie de l'âme (stress ou dépression). Les ascètes ont toujours prétendus à une maîtrise totale de leur corps par la seule force de l'esprit, mais c'est souvent au prix de ne s'occuper que d'eux-mêmes et, c'est un fait, la force de la volonté ne peut rien contre une dépression physique (par saturation des récepteurs). L'hygiène de vie est certes bien souhaitable mais ce n'est pas le corps qui doit guider l'esprit et le psychisme c'est l'insatisfaction, tout au contraire d'une béatitude mythique.

La survie des hommes a toujours dépendu des plantes médicinales mais tout remède peut se transformer en poison (pharmacos). La drogue peut être un moyen, une expérience, ou un masque, un évitement, une fuite. Le vin peut nous égayer ou bien noyer un chagrin. Les artistes comme les chamans autrefois peuvent s'abandonner à l'excès pour éprouver leurs limites (Rimbaud) mais si l'excès est dangereux, l'absence d'excès dans une rigidité extrême l'est tout autant. C'est tout le problème de la liberté, de son exploration de l'inconnu. La limite n'est jamais donnée d'avance, pour personne, encore moins la limite des autres. On peut à tout moment sombrer dans l'alcool.

Il y a pourtant bien cette autre face de la drogue qui est le poison. La drogue ne nous donne pas un pouvoir illimité sur notre humeur mais, au contraire, strictement limité par "les systèmes opposants" qui s'appliquent à tout plaisir ou douleur (drogue ou passion). Globalement on ne peut pas vraiment augmenter notre plaisir, on peut seulement le répartir autrement, le gérer à notre façon. Il n'y a donc aucune toute puissance de la drogue à contrôler l'humeur sur le long terme. Pire, un usage inapproprié dérègle l'humeur pour longtemps ; on en connaît tous les risques comparables à la dépendance passionnelle et à la dépression. Enfin la drogue peut être utilisée avec malveillance dans toute sortes de sorcelleries, la drogue a donc aussi le sens de tromperie, d'illusion, de piège.

Ce versant poison de la drogue est le revers de son côté remède mais il ne suffira pas à supprimer le besoin de traitement de nos humeurs. Je pense, au contraire, que l'usage médical de cocaïne et de morphine à doses modérées se généralisera dans les populations âgées pour pallier aux déficiences dépressives et aux douleurs de l'âge. Vouloir laisser faire la nature c'est laisser la santé se dégrader mais il faut savoir adapter les doses individuellement. Nous ne pouvons nous en passer et nous devons au contraire maîtriser les drogues, comme les humains l'ont toujours fait. Ce n'est pas la substance qui fait la toxicomanie, mais bien le toxicomane et sa situation concrète, son isolement favorisé par la prohibition.

Reste que notre époque se distingue des utilisations traditionnelles par la science chimique d'une part et l'individualisme de l'autre, ainsi que par le mélange des civilisations qui se produit notamment dans la mondialisation du marché des drogues et par une certaine désocialisation des rites. Ce qui a créé les toxicomanies de masse, c'est d'abord la massification industrielle et son isolement de l'individu. Il y a deux axes celui de la performance et celui de l'ivresse ou de la distraction. Le dopage envahit toutes nos élites : hommes d'affaire, sportifs et militaires. Dès que l'enjeu est vital, la question ne se pose pas : la cocaïne et les amphétamines notamment sont largement utilisées, peu importe les lendemains difficiles. L'ivresse c'est pour les pauvres, les jeunes et les artistes (Baudelaire : Il faut vous enivrer sans cesse, mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu) et bien sûr Rimbaud (le dérèglement de tous les sens) on peut y voir pourtant, comme un écho à l'époché de Husserl ou au regard éloigné de l'ethnologie, une ouverture à l'autre et à une objectivité détachée de l'humeur.

La prohibition des drogues (après une guerre à la Chine pour s'opposer à l'interdiction de l'opium !), est le fruit du scientisme utilitariste de l'industrie mais aussi de la xénophobie (drogues étrangères). Pilotée par les États-Unis la répression des drogues a toujours été ambiguë, au service des intérêts américains sous couvert d'ordre moral.
 

3. Le refoulement de la vérité (liberté)

Depuis toujours les drogues ont été combattues par des hommes d'ordre (de Zarathoustra aux spartiates) même si les sages comme Héraclite y voyaient notre part d'ombre et Platon une épreuve de vérité. Ce n'est que depuis le XIXème siècle que les balbutiements du scientisme et de l'hygiénisme vont renforcer le contrôle social comme bio-pouvoir jusqu'à l'eugénisme parfois, au nom d'une idéalisation du corps qui a permis des progrès notables de l'hygiène mais au prix d'une fiction de normalité et de pureté auxquelles divers fascismes et racismes opposent une prétendue dégénérescence (monstre, dégénéré, masturbateur). Cet idéal animal n'est pas tenable pour des sociétés humaines et les régimes fascistes n'ont pas tant pratiqué que proclamé dans leur propagande ce culte du corps.

La psychanalyse a brisée cette belle harmonie des corps, apportant une scission au coeur de l'être en révélant que toute sexualité reste perverse, toute jouissance est transgression. Elle dévoile qu'il n'y a pas de normalité sexuelle, juste une norme mâle et que le surmoi se nourrit de la culpabilité envers un idéal qu'on ne peut que manquer à mesure que la Loi se renforce (c'est la Loi qui me rend coupable). La vie est insupportable car trop réelle mais elle est faite de désir et de passions. La première drogue est le langage avons-nous dit (cela va jusqu'à la folie toujours trop logique), viennent ensuite le sexe, le travail, le pouvoir et l'alcool. Pour la sociologie normative, les drogues introduisent des dysfonctionnements dans un ensemble social hiérarchisé harmonieux et productif. On a vu, au contraire, que les drogues sont constitutives du lien social et remédient aux tensions sociales ou bien à des conditions de vie insupportables. Le traitement autoritaire de la société par des docteurs en morale est surtout une négation de la liberté du citoyen (toujours suspect) traité en objet, en simple administré et donnant des pouvoirs exhorbitants à la police. L'idéologie purificatrice qui soutient la prohibition est tout simplement fausse et se réduit toujours, comme le montrait déjà la prohibition de l'alcool aux États-Unis, à une guerre contre la population, un contrôle des travailleurs et la prospérité des mafias sans que la consommation ne cesse d'augmenter.

L'alcool est pour nous la première des drogues. Pour illustrer le rôle de la drogue dans les sociétés, il n'est pas nécessaire d'aller chercher des sauvages de l'autre bout du monde. Encore une fois, la clé est de reconnaître l'alcool comme drogue (dure) au fondement de notre civilisation. L'alcool a bien des vertus, de conservation, de désinfection, mais il est utilisé comme toute drogue traditionnelle pour les fêtes, les relations sociales. Dans ce qui reste de culture paysanne, il n'y a pas de contrats signés sans l'épreuve du coup de gnôle où s'éprouve la bonne foi de l'autre. Les beuveries du mariage ont la fonction de fournir un obstacle à la nuit de noce, délivrant les nouveaux époux de l'échec de la rencontre. Voilà pour un brin d'ethnologie bien de chez nous. L'alcoolique est dépendant, la dégradation physique est souvent irréversible ; l'alcool tue. Ce n'est pas la cause de la misère sociale pourtant, ce n'est qu'un de ses effets les plus visibles. Voilà, en tout cas, une drogue bien commune, sans aucun exotisme et en vente libre dans tous les bars bien que dangereuse (il ne serait pas mauvais de proposer aussi des produits moins nocifs). Pour tous les occidentaux l'alcool n'est pas une drogue et reste indispensable à la régulation sociale. On ne compte pas les chantres du vin et de la dive bouteille dans toutes nos chansons à boire. La drogue c'est l'autre, l'étranger, le bouc émissaire. C'est pourquoi le refus de considérer l'alcool comme une drogue resurgit en lutte morale contre une drogue inconnue diabolisée. On retrouve les accents de la guerre, guerre morale, guerre religieuse. La bonne conscience des alcooliques se construit sur cette distance complètement factice entre l'alcool et les autres drogues.

L'interdiction du débat sur la question de la drogue est bien le signe d'une persistance du sacré au coeur de nos démocraties mercantiles. Pourtant, depuis les Lumières, il ne peut y avoir de plus grand crime contre l'esprit que l'interdiction de débattre et la censure de la vérité (de Voltaire jusqu'à Habermas). Ce crime contre l'esprit ne peut être marginal, il est au coeur des contradictions de l'idéologie dominante. C'est le poids de la faute de nos pères dont nous héritons et qu'il nous faut affronter avec cette négation du rôle social de la drogue et la prétention au contrôle du corps par un bio-pouvoir réduisant la drogue à une jouissance individuelle soustraite au social. Cet hygiénisme a construit une nouvelle image du Père mythique réduit à la génération des corps et qui a précipité la fin du patriarcat que nous n'avons pas à sauver. Il ne reste plus de la figure du Père que cette illusion de maîtrise du corps et de jouissance primordiale (puisqu'il jouit de la mère) alors que sa fonction est de séparation de la nature. Lorsqu'on ne peut plus attribuer l'échec de la Loi à la faute contingente d'un Père insuffisant, c'est le mensonge de la Loi qui doit être reconnu. Il ne faut pas craindre la fin de la Loi pourtant comme une fin du monde mais, au contraire, le "meurtre du Père" a toujours été la fondation d'une Loi plus forte et plus humaine à la place d'une Loi dépassée qui n'était plus respectée, une nouvelle métamorphose de l'image du Père. Les défenseurs pervers de la Loi confondent la Loi juridique et la Loi symbolique du surmoi (ce n'est pas parce que l'alcool n'est pas interdit qu'on ne se sent pas coupable de boire). Ils voudraient préserver la jouissance du Père, exactement comme pour la répression de la masturbation avant Freud. Mais le Père est un point d'appui symbolique qui doit inclure son défaut et qui s'accommode très bien de l'alcool depuis toujours, sang du Christ ou de Dyonisos, offrande divine du travail des hommes (pain et vin).
 

4. Politique de la drogue

Tout le monde se drogue (jeunes, sportifs, dirigeants, femmes) que ce soit avec de l'alcool, du cannabis, des dopants ou des médicaments, voire en faisant des marathons. Le "drogué" n'est pas forcément un "malade", il n'est pas forcément en demande, il y a autant de catégories de drogués qu'il y a de catégories de conducteurs de véhicule. Il y a ceux qui se soignent, ceux qui se dopent, ceux qui s'amusent, ceux qui s'éprouvent, ceux qui explorent, ceux qui s'ennuient, ceux qui se perdent. Il ne s'agit pas seulement de dizaines de milliers de consommateurs, le problème de la prohibition concerne des millions de gens, et d'abord la jeunesse, cela a des conséquences énormes en financement de la mafia et en renforcement de l'État policier, cela pose les problèmes du mensonge d'État, du nationalisme de l'alcool et de la négation de l'autre, c'est la survivance d'un hygiénisme utilitariste fascisant qui s'attaquait auparavant à la masturbation avec violence.

Il y a des gens en prison, les tribunaux sont encombrés par les affaires de drogue, la prohibition n'empêche rien mais augmente la violence partout. C'est une question fondamentale concernant la conscience de soi de la société puisque c'est le refus de reconnaître le caractère de drogue à l'alcool qui resurgit de façon mortifère dans la lutte contre la drogue.

Légaliser c'est contrôler (sauf pour le Chanvre que chacun doit pouvoir cultiver) et surtout informer, assurer un suivi médical. Pour éviter des morts sur la route, il vaut mieux une bonne signalisation plutôt que de compter sur la peur du gendarme. Pour des produits aussi faciles à produire que l'Ecstasy, et n'importe où, la prévention est indispensable alors qu'étant donné l'invention constante de nouvelles substances, on ne peut vraiment contrôler que si la fourniture est organisée officiellement.

Une politique de la drogue suppose une éducation à la drogue, à cette dimension de notre humanité, au fonctionnement de notre cerveau et de notre humeur, aux effets, aux limites et aux dangers des drogues. C'est un savoir aussi dangereux et nécessaire que de savoir conduire un véhicule. Certaines expériences, comme celle des Amphétamines me semblent indispensables pour comprendre le poids de la fatigue sur notre humeur et son effet sur la pensée, semblable à une dépression. C'est une expérience qu'il faut abandonner ensuite, car c'est une des plus mauvaises drogues, mais qui apporte une meilleure compréhension de soi et des autres à condition d'être reconnue par tous.

Nous arriverons à une consommation maîtrisée des drogues qui devrait assurer à une population vieillissante les conditions d'une vie désirable et, de même que la morphine est désormais largement utilisée médicalement, sans produire de toxicomanies, de même la cocaïne devrait être utilisée à faibles doses en fonction du déficit dopaminergique observé dans le vieillissement. On s'oriente dès maintenant vers une prescription d'anti-dépresseurs pour le long terme plutôt que de divers calmants ou somnifères. Il faut être très prudent dans ces affaires et mobiliser aussi les ressources de l'esprit mais c'est plutôt un facteur de baisse de consommation de médicaments, et il n'y a aucune raison de supporter la dégradation ou la douleur sans rien faire. C'est donc la direction souhaitable, à condition de laisser l'adaptation du produit au patient lui-même selon son état et de ne pas tomber dans la drogue d'État (comme le Prozac) ou la camisole chimique. Cette autonomie exige une connaissance précise sur les risques et les effets des produits qu'on nous donne, question d'éducation encore.

Ces transformations dans notre rapport à notre corps peuvent avoir des conséquences aussi profondes que les transformations que nous avons connues des rapports entre les sexes. C'est une réconciliation avec la réalité d'une "dysharmonie de la pensée et de l'âme", plutôt qu'une idéalisation nous condamnant à l'échec. Comme pour la sexualité dont toute tentative de renforcement de la norme et du surmoi n'aboutit qu'à renforcer la perversion et la culpabilité, symptôme et délire ne sont qu'un effort de guérison alors que ce dont il faut se guérir, c'est de la guérison. Ce n'est pas plus un accès au bonheur universel que la libération sexuelle mais c'est la réappropriation de notre corps et la fin des ravages de la répression.

On ne peut reprendre le discours prohibitionniste assimilant la drogue à un plaisir individuel soustrait à la société alors que le dopage, l'ivresse, la médicalisation, l'exploration ne relèvent pas du plaisir et sont valorisés socialement Les drogues sont un potentiel, pas seulement un plaisir. C'est pourquoi il vaut toujours mieux s'en servir pour quelque chose (écrire, faire de la musique, discuter) plutôt que de poursuivre le simple plaisir du corps ou du produit, impasse où la prohibition nous enferme.

C'est surtout un changement cognitif, restituant la finitude de la pensée, la singularité de l'universel comme totalité corps et esprit ; nous délivrant ainsi des mythologies normatives identitaires et racistes comme de l'objectivation scientifique d'une abstraction froide qui n'est que ruine de l'âme. C'est un progrès dans la conscience de notre liberté et dans la subversion d'un pouvoir qui nous traite en objet, d'un "libéralisme" autoritaire qui instrumentalise la liberté alors que la liberté du citoyen est le fondement de notre Constitution, alors que la liberté c'est l'homme même.
 
 

06/05/1999
Voir aussi Dossier droguesLes Verts et la drogue et Ouvrir le débat

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