Comme j'ai pu l'exposer déjà, clair au sujet de l'énonciation, mon implication dans l'analyse ne s'origine pas d'un souci technique ou scientifique, tel que pour un psychiatre comme Lacan (qui a toujours dit se limiter à sa fonction d'analyste), ni d'un transfert à résoudre, encore moins d'un souci de clientèle. C'est la place de l'analyse, dans les discours qui nous déterminent comme sujet actuel, dont se motive mon intervention. Pareil à bien d'autres, dans l'après 68, c'était déjà des raisons politiques qui m'avaient amené vers l'analyse: la suspicion légitime sur le désir de révolution, la dialectique de l'histoire individuelle et de l'histoire universelle, le souci du réel. J'y reviens.
Dans ce monde de la technique, de l'économie et du spectacle le discours scientifique pourtant moribond s'universalise, étend ses ravages. Pas d'autre espoir pourtant que dans le discours de la science et le sujet qu'il implique (il faut être résolument moderne). C'est l'analyse qui a en charge ce sujet de la science, réduit ailleurs à une idéologie scientifique particulièrement stupide et régressive (utilitarisme, économisme, hygiène) avec toutes les conséquences de ségrégation, de compétition, de normalité pesante, qui laissent la politique s'épuiser sur son erre depuis l'unification du monde et l'éclipse du négatif communiste. L'absence de l'analyste laisse la place à des idéologies pré-scientifiques, pré-philosophiques, aux anciens mythes meurtriers. Le nihilisme poseur ne vaut pas mieux que la prétention initiatique de l'obscurantisme moderne. Il serait naïf de penser que l'analyse n'en est pas affectée en retour. Il ne s'agit pas pour autant de se faire donneur de leçons, mais bien l'interprète du temps, impliqué dans sa formulation. Les révolutionnaires sont les seuls hommes de vérité qu'il nous reste, chargés de dire ce qu'il y a, dans toutes les têtes, ne se tenant pas quittes du malaise, du symptôme mais dénonçant notre rapport à la jouissance. "Plus on est de saints, plus on rit, c'est mon principe dit Lacan, voire la sortie du discours capitaliste". S'appuyer sur l'analyse oblige à dénoncer ses compromissions, ses déviations, ses faiblesses, et non comme analyste, comme sujet du savoir. Il est question de mettre l'analyse au contrôle des autres discours et non de réduire l'analyse aux exigences d'un ordre social subi passivement. Il est question de peser sur l'événement, changer les rapports sociaux, agir.
Je suis bien incapable d'y conduire quiconque, seulement il ne s'agit pas de capacité mais de désir, de choix. Ce n'est plus la neutralité bienveillante de la cure, ni la soumission de l'analysant mais l'implication dans le sens qui nous détermine. Le sens, la singularité et l'acte portés par la poésie moderne de Rimbaud aux situationnistes, le sujet de la science qui déploie sa brisure et balbutie: des lumières à la révolution française, à la restauration, à l'empire... puis le léninisme, le stalinisme, le maoïsme et produisant jusqu'au nazisme son horreur insoutenable. N'entendez-vous pas ce bruit de bottes enfoui qui nous remonte jusqu'à la nausée quand on nous dit que tout va bien, qu'il n'y a plus rien d'autre à espérer, plus rien à faire? L'analyse ne peut faillir à sa tâche critique si la parole peut y avoir des effets dans le réel. La singularité triomphera encore dans quelques fêtes, et nous en serons, il faudra se défendre cependant avec discernement, économie de moyens et précision.
Les trois modes d'abord de cet "espace public" sont solidaires. La politique
est notre souci des conséquences réelles, l'art notre moyen,
la religion notre limite. La religion est une fonction étrange qui
concerne un nombre considérable de gens et fonde une culture par
sa présentification de l'Autre. Il convient de s'y intéresser
de près, surtout si on prétend y échapper! Il ne faut
pas se limiter à notre tradition juive, ni même à la
tradition sumérienne divisée entre grecs et hébreux
mais s'expliquer avec l'orient, l'originaire préhistorique, et penser
enfin la religion moderne. Il ne faut pas reculer plus que Freud à
y opposer nos propres mythes. Introduire l'art entre politique et religions,
préserve l'ordre d'intervention de la singularité d'une énonciation:
la singularité ne s'universalise qu'au moment de l'acte. Les écuries
de l'art, bien sur, dégoulinent d'excrétions inutiles qu'il
faut périodiquement balayer de notre clair devoir, affaires de modes.
Les artistes qui nous guident ont bien du mal à faire bonne figure
dans la société de la réussite bourgeoise: non ce
n'est pas ce vain appétit de gloire improbable, d'une enflure gigantesque
du moi, c'est le combat avec l'ange dur et insaisissable qui épuise
leurs forces et nous soutient, portant au plus haut l'étendard.
Il en est peu à soutenir ce peu enviable sort.
Mais l'analyse aussi a tout à gagner à définir mieux son éthique, son implication politique, ses bases d'opérations plutôt que d'approuver silencieusement le rôle qui lui est dévolu ("dans leur silence atrocement houleux."). De même, l'analyste a tout à gagner à se familiariser avec l'histoire des religions, la logique du sens qui y est à l'oeuvre où il retrouverait ses propres errements.
L'analyse ne prend son sens que de l'extérieur de la langue.
Si on ne s'occupe pas de l'histoire, l'histoire s'occupe de nous. Nous
ne pouvons pas rester silencieux lorsque l'on tue en notre nom, lorsque
des discours guerriers exaltent nos vertus imaginaires et diabolisent l'ennemi.
Pas n'importe quelle politique permet la psychanalyse comme le communisme
l'a démontré, ce n'est pas prêter éternellement
au capitalisme une confiance aveugle.
Le point de fuite où l'endroit et l'envers se rejoignent tout à fait se situe dans l'acte qui fonde le réel du sujet. L'analyse retombe toujours dans la suggestion dont il faut casser sans cesse le pacte. Dans cette dimension de l'acte l'analyste rejoint l'artiste, le révolutionnaire, le saint. Sans cette étrange parenté il ne reste qu'une stratégie initiatique mal assurée, une piteuse thérapie. L'éthique, le désir et l'acte, portés à leurs conséquences, sur la place publique, doivent l'assurer de ses fondements, de sa dimension de vérité.
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