Même les animaux savent coopérer...

Le commerce chez les animaux, Frans de Waal, Pour la Science, 331, Mai 2005
Les dangers de l'utilisation politique de la sociobiologie ne sont plus à démontrer : cela mène tout droit aux théories les plus infâmes comme le nazisme mais aussi bien au libéralisme au nom de la prétendue "lutte pour la survie". On le constate depuis Spencer (avant même Darwin) jusqu'au néolibéralisme de Hayek et son idéologie de la complexité. On croit avoir rompu avec la barbarie raciste sous prétexte qu'on célèbre bruyamment la mémoire de ses victimes et l'individu contre l'Etat mais, sous une version plus soft, c'est la même idéologie biologisante qui s'impose avec un caractère d'évidence dans les discours dominants "réalistes" et moralisateurs, passage du fait biologique à la norme éthique justifiant le sacrifice de populations entières, de pauvres, d'exclus, d'étrangers...

Le plus souvent, l'influence des théories biologiques du moment reste inconsciente alors qu'elle ne résisterait pas effectivement à un minimum de réflexion. En effet, il devrait paraître absurde de prétendre que le marché est l'état naturel de la société ou que la loi de la jungle pourrait être un état désirable (pour ne pas parler de l'impayable "égoïsme du gène" sans lequel il n'y aurait pas de plaisir!). Il ne s'agit pas de tomber dans le même travers et raconter des fables en prenant modèle sur l'animal pour guider notre conduite, mais il s'agit plutôt de se servir des sciences dans leur imperfection et leur incomplétude pour contredire nos préjugés et dissiper quelques illusions. Si on ne peut empêcher les théories scientifiques d'orienter nos représentations, encore faudrait-il que ce soit de la bonne science et non la simple idéologie du capitalisme marchand.

L'évolution biologique ne peut rendre compte de l'histoire qui accélère l'apprentissage et si nous sommes des animaux, nous ne sommes pas que cela, notre humanité est justement ce qui s'en distingue et tente de s'arracher à son animalité par morale ou par raison. La culture s'oppose à la nature comme le symbole se détache de sa matérialité. Nous ne sommes pas seulement matière, nous sommes esprit aussi, pas seulement chair mais aussi raison, êtres de parole et de mensonges, coupés de notre origine animale comme de la plupart de nos instincts biologiques mais ouverts à l'universel, civilisés enfin. Ceux qu'on appelle sauvages ne sont pas les moins disciplinés, s'infligeant des rites qui n'ont rien de naturels. Ce qui ne change pas, notre base biologique, ne peut expliquer ce qui change, l'économie ou les sociétés. En particulier, l'individu est bien un produit historique (Elias) et non pas l'évidence biologique du corps, préoccupé de reconnaissance plus encore que de reproduction. Il faut bien être conscient de tout ce qui nous sépare de l'état de nature et des animaux avant d'étudier leur comportement et de s'étonner de tout ce qui nous reste commun, de notre part animale qui reste essentielle non seulement dans nos corps mais aussi dans le rapport aux autres animaux, dans l'échange de signes.

Venons-en au fait. Contrairement à ce qui se dit partout, la simple observation suffit à montrer que la plupart des animaux vivent en société et coopèrent plus qu'ils ne sont en compétition. La capacité de sacrifice, exaltée comme idéalisme par tous les fanatiques, est souvent plus frappante que le calcul égoïste qu'on prête "rationnellement" à l'homo economicus, jusqu'au délire ! Les attentas-suicides en témoignent pourtant cruellement comme toutes les guerres mais, plus généralement, il n'y a pas de société pensable sans coopération sociale. Rivalité et compétition restent nécessaires mais à une place très réduite et ritualisée, du moins à l'intérieur d'un groupe. Individualisme et solidarité sont plus ou moins partagés, cependant l'individu isolé est une abstraction tout autant qu'une communauté fusionnelle purement imaginaire. Il est absurde de prétendre comme Margaret Tatcher que la société n'existe pas ! En fait, ce qu'on appelle un rapport naturel de concurrence, c'est le rapport à l'étranger radical, si ce n'est à l'ennemi. Le modèle du rapport marchand, c'est le commerce inter-étatique voire la vendetta (la dette de sang). C'est pourquoi vouloir fonder une constitution sur le rapport marchand, c'est vouloir fonder le rapport social sur la guerre de tous contre tous. L'évidence qui semble s'imposer aux yeux des libéraux, c'est le pur rapport de force dans les interactions entre individus, pourtant à y regarder de plus près même la loi de la jungle ne peut s'y réduire alors que l'information y a une si grande place, les signes, les cris, les odeurs, les couleurs. C'est frappant dans la sexualité mais qu'on songe encore au paon ou au putois, la force n'a pas toujours le dernier mot ! Cette primauté de l'information manifeste la primauté de la coopération sur la lutte dans tout le domaine du vivant. Il y a bien sûr des rapports de force, on ne le sait que trop, mais il y a aussi négociations, échanges de signes, réciprocité, engagement dans une action commune...

D'autres animaux plus sociables sont capables de négocier. Leur façon de s'échanger des ressources et des services, que nous allons analyser ici, éclaire l'évolution de l'économie telle que l'homme la pratique.

Les économistes considèrent que les hommes cherchent à optimiser leur profit par pur égoïsme. selon Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIè siècle, les hommes aspirent par instinct à ce qui est bon pour eux, et ils recherchent ce qui est juste uniquement pour avoir la paix ou par accident. selon cette opinion, encore largement répandue, la sociabilité n'est qu'une conséquence, résultant d'une sorte de contrat social que nos ancêtres auraient conclu pour ses avantages, et non par sympathie pour leurs semblables.

Pour le biologiste, cette vision est très éloignée de la réalité : nous descendons d'une longue lignée de primates ne vivant qu'en groupe, ce qui implique que nous sommes nécessairement habités par un désir très fort de coopérer dans notre vie et dans notre travail.

Depuis l'émergence d'un nouveau courant, connu sous le nom d'économie comportementale, cette approche évolutive gagne du terrain. Pour comprendre comment les décisions économiques sont prises, ces économistes s'intéressent au comportement humain plutôt qu'aux lois abstraites du marché. Ce courant est désormais reconnu, puisqu'il a valu le prix Nobel 2002 d'économie à Daniel Kahneman et Vernon Smith, les deux fondateurs de l'économie comportementale.

Un nouveau champ de recherche - l'étude du "comportement économique" des animaux - a révélé que les comportements de base, telles la réciprocité, la coopération ou encore la répartition des récompenses, n'ont rien de spécifiquement humain. 35

La naissance de cette discipline remet en question l'idée que les hommes prennent des décisions économiques rationnelles, qui constitue le fondement de l'économie classique. Les gens tendent par exemple à rejeter toute offre qui leur semble déloyale, alors qu'en économie classique, ils sont censés prendre tout ce qu'ils peuvent obtenir. 40

Il arrive que des animaux (ou bien des hommes) se portent assistance sans bénéfices apparents pour celui qui aide. Comment un tel comportement a-t-il pu se développer? [...] Dans don livre L'entraide, publié en 1902, le prince russe anarchiste Piotr Kropotkine proposait déjà une justification de telles coopérations : si chaque individu reçoit une aide du groupe, tout le monde en tire bénéfice et les chances individuelles de survie s'accroissent. 36

Nous avons observé comment s'opère le partage. Le bénéficiaire de la nourriture se retrouve rapidement au centre d'un premier groupe ; puis des groupes de partage secondaire se forme autour des singes ayant reçu de la nourriture. Le processus se poursuit jusqu'à ce que chaque singe ait été nourri. Les chimpanzés "respectent" la propriété : ils ne revendiquent pas la nourriture de force. Ils tendent la main comme le fait un mendiant, tout en gémissant et en se lamentant. Les affrontements sont rares et, en général, sont à l'initiative de celui qui est censé donner, mais qui cherche à exclure certains singes du groupe. 37

Sarah Brosnan a étudié comment les récompenses sont réparties. Elle a donné à un singe capucin un petit caillou, puis lui a proposé une tranche de concombre en échange du caillou. Installés dans des cages voisines, les singes ont vite compris le principe de l'échange et ont volontiers échangé des cailloux contre des tranches de concombres avec le chercheur. Cependant, quand Sarah s'est mise à donner des grains de raison (que les capucins préfèrent aux concombres) à l'un des singes, le comportement de l'autre a changé. Voyant ce que recevait son voisin, celui qui ne recevait que du concombre a aussitôt commencé une grève du zèle. S'exécutant à contre-coeur, il s'est agité, a commencé à jeter les cailloux hors de la cage, voire les tranches de concombre. Il rejetait cette nourriture, qui auparavant l'intéressait. Caractéristique des hommes comme des primates, le refus des inégalités de traitement contredit les hypothèses de l'économie classique [...] A court terme, s'occuper de ce que les autres obtiennent peut sembler irrationnel, mais à long terme, cela empêche quiconque de prendre l'avantage sur un autre. Décourager toute exploitation est indispensable à la poursuite de la coopération.

Toutefois, la surveillance incessante des échanges pose des difficultés. c'est pourquoi les humains se protègent des profiteurs et des personnes qui les exploiteraient en s'associant à des partenaires sur lesquels ils peuvent compter, par exemple leurs conjoints ou leurs amis. Une fois que nous avons confiance, nous assouplissons les règles. Avec les personnes qui ne nous sont pas proches, en revanche, nous tenons une comptabilité exacte des échanges et réagissons dès que nous trouvons un comportement déloyal. 41

Nous sommes plus enclins à noter une faveur venant d'un étranger ou d'un collègue que d'un proche. En fait, tenir le registre des faveurs données et reçues dans le cadre d'une relation intime serait même un signe de méfiance. 38

Nous appliquons la règle d'or - traite les autres comme tu souhaites que l'on te traite - non par accident, mais parce que nous sommes des primates que leur nature pousse à coopérer. 41

Les mécanismes de réciprocité

- Commune : Deux individus sont liés par une affection réciproque, et les deux partenaires ont le même comportement favorable pour l'autre. Ils n'ont pas besoin de mémoriser les faveurs reçues de l'autre tant que la relation reste satisfaisante. Cette forme de symétrie, peut-être la plus fréquente dans la nature, existe chez l'homme et chez le chimpanzé. Exemple : des chimpanzés amis se regroupent, s'aident à s'épouiller ou se soutiennent mutuellement dans les combats.

- Immédiate : L'attitude de chaque partenaire reflète celle de l'autre, de sorte que les partenaires n'échanges que des faveurs ponctuelles. Cette forme instantanée de réciprocité se manifeste tant chez les singes que chez les hommes qui l'emploient souvent avec les étrangers. Exemple : un singe capucin partage sa nourriture avec celui qui l'a aidé à l'obtenir.

- Différée :  Les individus se souviennent des bienfaits reçus, et déterminent en fonction de cela qui favoriser en priorité. Ce mécanisme est typique des chimpanzés, et il est fréquent chez les hommes tant dans leurs relations sociales que professionnelles. Exemple : un chimpanzé reçoit de la nourriture d'un autre singe parce qu'il l'a aidé à s'épouiller. 39

Il ne faut pas tirer trop vite des conclusions de ces observations naïves qui empruntent le vocabulaire de leur époque. On reste dans le plus basique, l'étonnant étant que cela ne soit pas inutile pourtant au regard des platitudes ambiantes mais il faudrait sans doute aller au-delà de la réciprocité. Il y a un plaisir de l'échange, de la relation, du commerce avec les autres, au-delà de l'intérêt réciproque, plaisir qu'on retrouve chez les dauphins curieux des hommes aussi bien que dans nos rapports avec les animaux domestiques. Pour les êtres parlants que nous sommes, le désir de reconnaissance ou d'amour recouvre largement l'exigence de réciprocité. Du moins la réduction de la société au marché ne tient pas, ni l'individualisme forcené du self made man, ni le froid calcul rationnel qui serait plutôt l'exigence d'une entreprise. L'intérêt individuel est sans doute objectif, il n'est pas forcément conscient, alors que l'honneur ou la reconnaissance au fondement de la cohésion sociale sont subjectifs et ne valent que par la conscience qu'on en a (confiance, foi, fidélité qui fait tenir une communauté). Il faut se rendre à l'évidence que nous avons intérêts collectivement à la coopération, d'autant plus à l'ère des savoirs qui se partagent et se complètent. Pour qu'il y ait un marché, il faut d'abord une société qui marche. La cohésion et la solidarité sociale sont une condition de la stabilité économique. "Au moment où la société découvre qu'elle dépend de l'économie, c'est l'économie qui dépend de la société" (Debord).

Voir aussi "L'économie sauvage".

Jean Zin 25/05/05
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/coopanim.htm


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