Reconnaissance et vérité
Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, Stock
Je voulais juste témoigner par ces quelques notes qu'il m'a inspiré, de
ma reconnaissance à Paul Ricoeur que je viens d'entendre sur France-Culture
parler de son dernier livre "Parcours de la reconnaissance", réflexion
sur les différents sens du mot reconnaissance et leur rapport à
la vérité. A 90 ans, sa pensée témoigne d'une
belle vitalité bien stimulante.
Le dictionnaire distingue 3 sens au mot reconnaissance :
- Identifier, distinguer, reconnaître quelque chose ou quelqu'un, un
signifié ou explorer un terrain, examiner, vérifier. Fonction cognitive qui
est le corrélât de la représentation, du connu qu'il faut retrouver, et comporte
le risque de l'erreur, de la méprise, du malentendu, de la méconnaissance
- Assumer ses actes, sa responsabilité, reconnaître ses fautes et ses dettes, ses devoirs,
ses enfants, ses appartenances ; notion morale d'aveu et de bonne foi qui
concerne l'énonciation. C'est le corrélât de la
séparation entre émetteur et récepteur, comportant le
risque de la tromperie, de la mauvaise foi, du parjure mais aussi du refoulement
ou de l'oubli. Le mot reconnaissance peut avoir effectivement le sens de
reconnaître ce qu'on avait d'abord renié, reconnaître qu'on avait menti.
- Remercier, redevoir, gratitude et réciprocité, reconnaissance
mutuelle (désir de désir). Cela concerne l'interlocuteur
cette fois et les signes de reconnaissance ou les signes d'amour (rétroaction
positive). Ce qui est le corrélât de la relation, de la communication
et dont le risque n'est plus la méprise mais le mépris, l'inégalité
des positions entre celui qui donne et celui qui reçoit, l'injustice
cause de toutes les passions selon Aristote (cf. La rhétorique des passions),
voire le rejet et l'exclusion. La vérité
est donc ici un rapport à l'autre invoquant un tiers arbitre,
elle est d'abord sociale.
La reconnaissance que chacun peut attendre
est la reconnaissance d'une dette réciproque envers l'autre. Ce que
Paul Ricoeur apporte dans cette recherche de reconnaissance,
c'est l'ancrage objectif dans les capacités de l'individu, terme qu'il
reprend d'Amartya Sen, définissant le développement humain comme le développement
des compétences et de l'autonomie des individus, de leurs capacités
effectives de choisir leur vie. Paul Ricoeur remarque, en effet, qu'on ne
désire pas une reconnaissance vide mais la reconnaissance de nos aptitudes,
de notre utilité, de notre spécificité. Au fond, dans
ce sens, être reconnu c'est avoir une réputation, mériter
notre reconnaissance (reconnaissance d'utilité publique), être respecté, aimé ou admiré enfin.
On peut dire que dans ces trois sens (repérage objectif, responsabilité
personnelle, amour de l'autre) il y a une continuité (aimer c'est
reconnaître ses dettes, être responsable c'est reconnaître
les faits). En prenant leur négatif (erreur, mensonge, injustice)
on voit que la fausse reconnaissance peut être imputable aux capacités
cognitives limitées du récepteur (méprise), à
la mauvaise foi de l'émetteur (hypocrisie) ou bien aux inégalités
sociales (mépris), aux rapports de domination.
La reconnaissance consiste dans chaque cas à surmonter la séparation
de l'information (ou de la parole ou du sexe ou de la classe), son caractère indirect, et à
prendre le risque de l'erreur en se portant avec confiance au devant d'une réalité extérieure.
La reconnaissance dit la vérité de la connaissance et de l'apprentissage,
son caractère toujours prématuré de précipitation
du sens à l'épreuve d'une réalité qu'on aborde
avec des grilles, une intentionalité, des représentations qu'on veut retrouver, des
préjugés qui s'ajustent à nos perceptions ou reçoivent
les démentis du réel.
La liberté humaine se glisse dans cet écart entre vérité
et reconnaissance, dans les ratés de l'analogie qui est à la
base de tout apprentissage ou dans les capacités de dissimulation
nécessaires à toute communication sociale (pas de liberté individuelle,
d'intériorité, d'intimité sans le secret et le mensonge)
mais le mécanisme de la reconnaissance semble bien s'identifier avec
la subjectivité elle-même. On présente souvent
la question de la subjectivité du vivant comme un mystère alors
que la question me semble relativement simple. Ce qui constitue la subjectivité,
c'est le récepteur de l'information, son effet, son intégration
à nos représentations (sens) et son caractère décisif
pour l'action (pertinence). Lorsque le récepteur est câblé,
que la réponse est automatique, il est abusif de parler vraiment de
subjectivité, quoique cela puisse déclencher un ensemble de
réactions qui modifient le comportement et les perceptions. Il y a
par contre à l'évidence subjectivité lorsqu'il y a apprentissage,
toujours individuel et intérieur, lorsqu'il y a interprétation
particulière et intégration de l'information, accumulation
d'expériences singulières qui modifient en permanence la perception
extérieure, notre reconnaissance de ce qui arrive. L'apprentissage
introduit la finalité dans la chaîne des causes en visant la
répétition d'un plaisir ou l'évitement d'une douleur.
L'intentionalité se constitue en visant un objectif (un objet ou
un effet) déjà connu, elle résulte de la remémoration,
de l'apprentissage d'un plaisir éprouvé et de la capacité
de répétition, c'est-à-dire de reconnaissance de ce
qui en a été la cause. Dans une interaction avec une autre
subjectivité, il y a apprentissage réciproque, c'est en quoi
on l'éprouve comme subjectivité vivante. Sur ce terrain, même
avec un animal, l'approche se fait sur un pied d'égalité, pas
à pas, ou ne se fait pas.
Paul Ricoeur (que je n'ai pas encore lu, seulement entendu à la radio et
ce que je peux en extrapoler n'est sans doute pas du tout pertinent), semble insister surtout
sur la reconnaissance mutuelle qui est l'aboutissement hégélien
de l'histoire, dimension de la subjectivité qui prend naissance dans
l'amour et dépasse l'individualisme en surmontant la séparation
des interlocuteurs. En faisant de la reconnaissance une reconnaissance des
capacités effectives, Paul Ricoeur évite de tomber aussi bien
dans la lutte pour la reconnaissance que dans une impossible reconnaissance
universelle, purement formelle, politesse de principe annulant tout enjeu
de vérité. Le véritable mépris est le mépris
de la réalité de l'autre, de sa considération, sa dignité,
son estime, l'attention qu'il mérite comme interlocuteur. La véritable
reconnaissance mutuelle, la mutualité n'est pas la simple réciprocité
de l'échange, ce que rend manifeste le circuit du don. Le contre-don
n'est pas le paiement d'une dette, une restitution, ce pourquoi il est insultant
de rendre immédiatement, contrairement à l'échange marchand
(Bourdieu avait déjà remarqué que tout l'effort des
sociétés traditionnelles était de refuser les rapports
marchands, rapports entre choses, pour privilégier les rapports personnels).
On ne rend pas un bienfait, on donne en retour, ce qui garantit l'égalité
des dons. Ne pas attendre de réciprocité est le fondement d'une
réciprocité crédible, libre, non hypocrite, création
d'un lien social, reconnaissance de l'autre, de son prix, qui a besoin
tout autant de la générosité d'accepter un don offert.
En se reposant ainsi sur une supposée objectivité des capacités
d'un individu et sur l'égalité des dons, on évacue les impasses, bien réelles pourtant,
du désir de reconnaissance comme désir de désir, désir jaloux, désir de l'autre et domination affective. La
reconnaissance est presque toujours inégale et la réciprocité
de l'amour exceptionnelle. On sait que pour Hegel, conformément à
la morale aristocratique, c'est le mépris de la mort, le risque de
la vie qui fait l'humanité du maître, la preuve de sa liberté,
du poids de sa parole et de sa valeur spirituelle, renvoyant l'esclave à
la dépendance des besoins animaux, aux contraintes de la nécessité.
Mais le maître a-t-il acquis ainsi une reconnaissance dont il puisse
se satisfaire à vie ? Dans l'amour, c'est celui qui n'aime pas qui
domine l'autre, celui qui ne reconnaît pas sa dette, n'est plus reconnaissant,
est devenu indifférent, mais cette supériorité se gagne en perdant l'amour. Autant
dire qu'il n'y a plus que des perdants. L'accord des désirs est beaucoup
plus rare, même si chacun a connu ces moments magiques qui durent tant
que dure l'emballement d'une boucle de rétroaction positive auto-entretenue
! Il est certain qu'il ne peut pas y avoir que des gagnants au jeu de l'amour
et du hasard. Il reste malgré tout une certaine réciprocité
entre interlocuteurs inégaux mais la reconnaissance n'est jamais
gagnée d'avance, toujours insuffisante et fautive car, par définition,
elle est restrictive, limitée, ponctuelle, confrontation au réel
toujours à refaire et qui ne va pas sans méconnaissance de
tout ce qu'elle ne reconnaît pas. Cela ne doit pas empêcher une
d'autant plus nécessaire "politique de reconnaissance".
Non seulement il n'y a pas accord des désirs ni reconnaissance
de principe mais l'erreur ici serait de réduire la vérité
à la question de la reconnaissance et au nom de notre égalité
de sujet mettre au même niveau tout savoir et toute vérité,
réduisant la parole à un échange muet : toute parole
se vaut, et tous les savoirs égaux puisqu'on ne saurait reconnaître
une supériorité quelconque. Pourtant la nécessité
d'une vérité efficiente demeure entière même
si toute vérité reste incertaine, tout savoir incomplet, toute
parole trompeuse nous obligeant à donner des gages et mettre notre
vie en jeu pour justifier notre intervention, l'inégalité des
savoirs et donner poids à ce que nous disons. La valeur de vérité
se mesure dès lors à notre investissement dans le jeu avec l'autre,
à ce qu'on est prêt à y sacrifier. On ne peut éviter
la douleur du négatif. La dialectique historique continue. Il faut
payer le prix de chaque vérité, prendre
le risque de se tromper et de perdre l'estime des autres.
Les limites à la reconnaissance ne manquent pas, limites
cognitives et sociales. La connaissance de soi n'est elle-même pas
du tout immédiate, c'est une reconstruction indirecte à partir
d'informations partielles, de souvenirs écrans ou lacunaires, de mythes
individuels ou collectifs, d'habitudes. Il faut apprendre à se connaître
et il est toujours aussi difficile de reconnaître la vérité,
surtout quand c'est reconnaître ses erreurs (encore une limite cognitive).
C'est pourtant ce qui est notre responsabilité de citoyen, de compagnon,
d'homme de parole, de bonne volonté et de bonne foi, mais nous avons
surtout besoin d'amour et de reconnaissance sociale ce qui favorise plutôt
la méconnaissance et la dissimulation ou le mépris. Pas moyen
de sortir de cette contradiction dialectique. Ce n'est pas une question de
juste milieu mais plutôt d'expérience des limites et de division
du sujet, expérience de l'altérité intersubjective.
Chacun navigue entre ces deux exigences contraires de vérité
et de séduction, l'une n'ayant aucun sens sans l'autre. Il ne faut
pas rêver d'une vérité transparente ni d'une reconnaissance
universelle, notre monde humain se situe dans une zone intermédiaire instable et incertaine où
l'histoire chemine lentement à travers les pesanteurs sociales et
la rencontre des désirs, mais où tout reste toujours possible à
tout moment.
Jean Zin 24/01/04
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