Auto-organisation ou laisser-faire ?


Il n'y a pas de société sans régulation, il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas dans la société d'autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine, p121

Ce n'est pas l'idéologie qui est la véritable cause efficiente puisqu'elle ne fait toujours que justifier l'ordre établi, la domination des dominants, l'organisation sociale, les rapports de force, ce que Bourdieu appelle l'habitus. Il n'empêche qu'il n'y a pas de pouvoir ni de société sans idéologie et circuit de l'information. Le pouvoir ne peut être fondé seulement sur la contrainte, il doit se transformer en Droit et se référer à des valeurs ou des principes. Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir (Rousseau p53). Une idéologie doit être crédible, c'est-à-dire pas trop visiblement fausse, même si elle procède toujours d'une simplification et le plus souvent d'une confusion intéressée, d'un sophisme de base et d'une généralisation abusive (comme le racisme nazi qui se voulait scientifique ou la sociobiologie). Sa propagande répétée lui confère assez rapidement le caractère de l'évidence, du sens commun, de la pensée unique (TINA, There Is No Alternative). C'est cette évidence qu'il s'agit de démonter en remontant à son fondement logique pour ébranler l'édifice idéologique et secouer les institutions, permettant l'émergence d'un nouvel ordre social et d'une autre idéologie plus adaptés aux évolutions historiques de la production et des équilibres sociaux. Même si elle ne fait que donner le coup de grâce à ce qui est déjà mort, l'arme de la critique est donc loin d'être négligeable, le pouvoir des mots, la dénonciation des falsifications et des injustices.

L'enjeu idéologique de la critique du néo-libéralisme se situe dans une claire distinction de l'autogestion libertaire et du laisser-faire libéral, distinction d'une liberté active et de contraintes subies passivement, ce qui renvoie à la distinction entre le monde de l'information et celui de la force pure. La différence est radicale. En effet, le matériel ou le signal physique (analogique) s'oppose à l'information (numérique) comme le continu au discontinu, le proportionnel au non-proportionnel, le prévisible à l'improbable, l'effet de masse à l'organisation.

L'idéologie libérale se réclamant volontiers des processus biologiques, depuis les physiocrates au moins, relève plutôt de la confusion entre l'équilibre thermodynamique (des marchés) et l'homéostasie (d'un organisme), ce qu'on appelle du même nom d'auto-organisation (ou ordre spontané, ou émergence), que l'origine en soit purement physique (comme un tourbillon) ou que ce soit le résultat d'une organisation qui réagit de façon autonome à l'information reçue. En fait, selon le bon mot de Jean-Louis Deneubourg, "il y a autant de définitions de l'auto-organisation qu'il y a d'auto-organisateurs" ! La question est d'importance politiquement puisque c'est l'opposition du laisser-faire et des régulations rétroactives (écologiques), des évolutions statistiques d'un côté (mouvements de foule) et l'organisation décentralisée de l'autre (autogestion démocratique), opposition radicale puisque c'est l'opposition de l'entropie physique d'un côté et de la lutte contre l'entropie permise par l'information de l'autre, opposition d'une simplification dans les communications de masse à la complexification de l'organisation collective. On peut même dire que la plupart du temps c'est l'opposition de la boucle de rétroaction positive (on ne prête qu'aux riches, on renforce les forts) et de la boucle de rétroaction négative qui calme l'emballement, égalise et répartit les ressources, maintient la cohésion et assure la durabilité, raison ou mesure qui tempère les excès et permet les différenciations.

Il y a certes une participation des effets de masse et statistiques, des phénomènes chaotiques et thermodynamiques aux organismes vivants qui ont inévitablement une base matérielle. Ainsi, il faut sans doute, à l'origine de la vie comme reproduction, une boucle de rétroaction positive purement chimique comme le cycle auto-catalytique de l'ARN, mais la vie ne commence qu'au moment où une boucle de rétroaction négative prend le contrôle de cette reproduction chimique par des échanges d'information alternant activation et inhibition, régulation qui assure son homéostasie, sa durabilité, la constitue en projet. L'ADN constitue la mémoire de la boucle d'ARN et de la forme des protéines déterminant les formes de vie. Ensuite, la sélection par le résultat, par la viabilité et la reproductibilité entame l'évolution, la colonisation de l'espace des possibles (avec une part de compétition entre espèces pour les ressources mais qui reste en général marginale), constituant le niveau de rétroaction le plus primitif entre des mutations de l'ADN à l'aveuglette et la contingence des formes du milieu extérieur et de ses dynamiques.

On ne peut pas confondre combinatoire, organisation, information avec de simples effets de masse, des flux ou des forces extérieures car on a d'un côté une mémoire et une intériorité active et apprenante alors que de l'autre il n'y a qu'une causalité passivement subie, sans passé ni avenir. Il ne suffit pourtant pas de distinguer les phénomènes purement physiques, dépourvus de tout projet, et les organismes biologiques constitués en projets, car il ne faut pas mettre sur le même plan biologie et sociologie. Un troupeau animal n'est réductible ni à un organisme, ni à une masse inerte. Qu'on le veuille ou non, il a une fonction reproductive et se constitue en projet bien que chaque animal garde sa mobilité propre. Une société humaine s'en distingue encore car  elle ne contient pas en elle-même ses régulations et son projet contrairement aux organismes vivants. Cela ne signifie absolument pas qu'il pourrait y avoir une société sans projet ni régulations mais que les régulations et le projet il faut que la société se les donne consciemment comme résultat d'un apprentissage historique et de choix individuels plus ou moins aléatoires, plus ou moins informés.

Contrairement à ce qu'on s'imagine, ce ne sont pas les interactions des individus qui structurent un groupe, mais l'interaction avec des autres groupes et les moments de stress collectif. Ce qui "émerge" ce ne sont pas les préférences individuelles mais les contraintes d'un niveau supérieur d'interaction organisant les flux, c'est une réalité subie et non pas construite. Il serait donc intéressant d'insister sur ce qui oppose les phénomènes chaotiques, leur caractère destructeur (la loi impitoyable du profit, les bulles spéculatives, les mouvements de foule, etc.), qui imposent un nouvel ordre que personne n'a voulu, une brutale simplification, en détruisant tout sur leur passage, et les phénomènes organisationnels ou systémiques fondés sur la circulation de l'information, la coopération et l'adaptation des acteurs autonomes mais qui exigent de s'entendre sur les finalités collectives, d'où l'inévitable conflit des finalités, leur compétition, leur discussion publique. Il vaut mieux d'ailleurs un débat musclé qui nous force à l'argumentation contre l'adversaire pour établir un consensus qu'une compétition aveugle de différentes sectes qui s'ignorent. L'échange d'informations est toujours préférable. Le désordre créateur au niveau informationnel n'a rien à voir avec un "ordre par le bruit" qui serait purement mécanique mais avec une nécessaire "Generation Of Diversity" (GOD) pour explorer l'inconnu et parer à l'imprévu (prélever de l'information sur l'environnement, pas seulement de l'énergie).

La difficulté dans notre époque post-totalitaire, et pour cela néolibérale, c'est de défendre une autonomie concrète de l'individu contre un ordre libéral qui nous prive d'avenir, sans retomber dans la terreur des sociétés disciplinaires supprimant toute autonomie individuelle. Il ne s'agit pas de revenir à une communauté totalitaire, un collectivisme qui supprime l'individu. C'est au contraire au nom de l'individu que nous devons refaire société pour lui assurer sécurité et reconnaissance sociale, préserver son environnement. C'est pour l'autonomie de l'individu qu'il faut contester la précarité d'un système aveugle trop libéral. Pour cela nous avons un modèle, largement inspiré du vivant en effet, qui est celui d'une société régulée par l'information, où l'adaptation informée remplace la violence d'une sélection brutle par le marché, mais cette régulation doit être construite socialement et il ne peut y avoir de régulations sans finalités communes. Nous devons donc lutter pour nos finalités humaines (le développement humain, les régulations écologiques) et nous organiser (hiérarchiser, concentrer, filtrer et répartir l'information) pour gagner un maximum d'autonomie individuelle et de pouvoir de réaction. Plus on a d'autonomie, de degrés de liberté, plus on est dépendants les uns des autres. Il n'y a pas de véritables libertés sans institutions qui les garantissent, pas de liberté individuelle sans liberté collective, mais surtout l'autonomie ne prend sens que dans la participation à une entreprise commune apportant l'indispensable reconnaissance sociale en même temps que des ressources suffisantes.

C'est la finalité qui fait tenir un système, un groupe, une association, une société, qui en assure la cohésion, l'orientation et mobilise les ressources pour le projet commun (il ne suffit pas de conserver l'existant). C'est la finalité, le projet, l'intentionalité qui donne sens à l'information (on n'entend que ce qu'on attend) car l'information comme la vision vise toujours un résultat, une réalité extérieure, un objectif. C'est le contraire du laisser-faire, de l'auto-organisation des réseaux ou du marché. En effet, non seulement il faut avoir un objectif mais il faut sans arrêt corriger le tir pour l'atteindre. Pas d'autre moyen que la boucle de rétroaction pour arriver à ses fins et déterminer l'avenir. Il y a toujours le risque d'échouer mais on peut se corriger en fonction des résultats alors que l'échec est certain si on ne tente rien. C'est la véritable leçon de la vie et de l'homéostasie, se servir de l'information pour lutter contre l'entropie qui nous menace toujours au lieu de se laisser faire. Nous sommes responsables de l'avenir du monde et des équilibres écologiques ou sociaux, que nous le voulions ou non. On ne peut tout laisser aller au pire, ni se fier pour cela à la bonne volonté de chacun, une conversion des âmes, ni sur le progrès technique ou la providence... C'est une question politique de communication et d'organisation collective, avec ses risques trop bien connus. Il faut être prudent mais ne plus rester inactifs. Aucune main invisible ne nous sauvera. Nous avons une obligation de résultat, des objectifs à atteindre, des seuils à ne pas franchir, des vies à sauver, des ressources à préserver. Retour vers le futur et l'action politique organisée dans sa complexité et ses immenses difficultés.

Si tu n'espères pas l'inespéré, tu ne le trouveras pas.
Il est dur à trouver et inaccessible
Héraclite XVIII

Jean Zin 06/10/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/sciences/autoorga.htm


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