Auto-organisation ou laisser-faire ?
Il n'y a pas de société sans régulation,
il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas
dans la société d'autorégulation. La régulation
y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
Ce n'est pas l'idéologie
qui est la véritable cause efficiente puisqu'elle ne fait
toujours que
justifier l'ordre établi, la domination des dominants,
l'organisation sociale, les rapports de force, ce que Bourdieu appelle l'habitus. Il n'empêche qu'il
n'y a pas de pouvoir ni de société sans idéologie et circuit de l'information.
Le pouvoir ne peut être fondé seulement sur la contrainte,
il doit se transformer en Droit et se référer à
des valeurs ou des principes. Le plus fort n’est jamais assez
fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force
en droit, et l’obéissance en devoir (Rousseau p53).
Une idéologie doit être
crédible, c'est-à-dire pas trop visiblement fausse,
même si elle procède toujours d'une simplification et le
plus souvent d'une
confusion intéressée, d'un sophisme de base et d'une
généralisation abusive (comme le racisme nazi qui se
voulait scientifique ou la sociobiologie). Sa
propagande répétée lui confère assez rapidement le
caractère de l'évidence, du sens commun, de la pensée unique (TINA, There Is No Alternative).
C'est cette
évidence
qu'il s'agit de démonter en remontant à son fondement
logique pour ébranler l'édifice idéologique et
secouer les institutions, permettant l'émergence d'un nouvel
ordre social et d'une autre idéologie plus adaptés aux
évolutions historiques de la production et des équilibres
sociaux. Même si elle ne fait que donner le coup de grâce
à ce qui est déjà mort, l'arme de la critique est
donc loin d'être
négligeable, le pouvoir des mots, la dénonciation des
falsifications et des injustices.
L'enjeu idéologique de la critique du néo-libéralisme se situe dans une claire distinction de
l'autogestion libertaire et du laisser-faire libéral,
distinction d'une liberté active et de contraintes subies
passivement, ce qui renvoie à la distinction entre le monde de
l'information et celui de la
force pure. La différence est radicale.
En effet, le matériel ou le signal physique (analogique) s'oppose à
l'information (numérique) comme le continu au discontinu, le
proportionnel au non-proportionnel, le prévisible à
l'improbable, l'effet de masse à l'organisation.
L'idéologie libérale se réclamant
volontiers des processus biologiques, depuis les physiocrates au moins, relève plutôt de la confusion entre l'équilibre
thermodynamique (des marchés) et l'homéostasie (d'un
organisme), ce qu'on appelle du même nom d'auto-organisation
(ou ordre spontané, ou émergence), que l'origine en soit
purement physique (comme un tourbillon) ou que ce soit le
résultat d'une organisation qui réagit de façon autonome à
l'information reçue. En fait, selon le bon mot de Jean-Louis
Deneubourg, "il y a autant de définitions de l'auto-organisation qu'il y a d'auto-organisateurs"
! La question est d'importance politiquement puisque c'est l'opposition
du laisser-faire et des régulations rétroactives
(écologiques), des évolutions statistiques d'un
côté (mouvements de foule) et l'organisation
décentralisée de l'autre (autogestion
démocratique), opposition radicale puisque c'est l'opposition de
l'entropie physique d'un côté et de la lutte contre
l'entropie permise par l'information de l'autre, opposition d'une
simplification dans les communications de masse à la
complexification de l'organisation collective. On peut même
dire que la plupart du temps c'est l'opposition de la boucle de
rétroaction positive (on ne prête qu'aux riches, on
renforce les forts) et de la boucle de rétroaction
négative qui calme l'emballement, égalise et
répartit les ressources, maintient la cohésion et assure
la durabilité, raison ou mesure qui tempère les
excès et permet les différenciations.
Il y a certes une participation des effets de masse et statistiques, des phénomènes
chaotiques
et thermodynamiques aux organismes vivants qui ont
inévitablement une base matérielle. Ainsi, il faut sans
doute, à
l'origine de la vie comme reproduction, une boucle de
rétroaction positive purement
chimique comme le cycle auto-catalytique de l'ARN, mais la vie ne
commence qu'au moment où une boucle de rétroaction
négative prend le contrôle
de cette reproduction chimique par des échanges d'information
alternant activation et inhibition, régulation qui assure son
homéostasie, sa durabilité, la constitue en projet.
L'ADN constitue la mémoire de la boucle d'ARN et de la forme des
protéines déterminant les formes de vie. Ensuite, la
sélection par le résultat, par la
viabilité et la reproductibilité entame
l'évolution, la colonisation de l'espace des possibles (avec une
part de compétition entre espèces pour les ressources
mais qui reste en général marginale), constituant le
niveau de rétroaction le plus primitif entre des mutations de
l'ADN à l'aveuglette et la contingence des formes du milieu
extérieur et de ses dynamiques.
On
ne peut pas confondre combinatoire, organisation, information avec de
simples effets de masse, des flux ou des forces extérieures car
on a d'un côté une mémoire et une
intériorité active et apprenante alors que de l'autre il
n'y a qu'une causalité passivement subie, sans passé ni
avenir. Il ne suffit pourtant pas de distinguer les
phénomènes purement physiques,
dépourvus de tout projet, et les organismes biologiques
constitués en projets, car il ne faut pas mettre sur le
même plan biologie et sociologie. Un troupeau animal n'est
réductible ni à un organisme, ni à une masse
inerte. Qu'on le veuille ou non, il a une fonction reproductive et se
constitue en projet bien que chaque animal garde sa mobilité propre. Une société humaine s'en distingue
encore car elle ne
contient pas en
elle-même ses régulations et son projet contrairement aux
organismes vivants. Cela ne signifie absolument pas qu'il pourrait y
avoir une société sans projet ni régulations mais
que les
régulations et le projet il faut que la société
se
les donne consciemment comme résultat d'un apprentissage
historique et de choix individuels plus ou moins aléatoires,
plus ou moins informés.
Contrairement à ce qu'on s'imagine, ce ne sont pas les interactions
des individus qui structurent un groupe, mais l'interaction avec des
autres groupes et les moments de stress collectif. Ce qui "émerge" ce ne sont pas les
préférences individuelles mais les contraintes d'un niveau
supérieur
d'interaction organisant les flux, c'est une
réalité
subie et non pas construite. Il serait donc intéressant
d'insister sur ce qui oppose les phénomènes chaotiques,
leur caractère destructeur (la loi impitoyable du profit, les
bulles spéculatives, les mouvements de foule, etc.), qui
imposent un nouvel ordre que personne n'a voulu, une brutale simplification, en détruisant
tout sur leur passage, et
les phénomènes organisationnels ou systémiques
fondés sur la circulation de l'information, la
coopération et l'adaptation des
acteurs autonomes mais qui exigent de s'entendre sur les
finalités collectives,
d'où l'inévitable conflit des finalités, leur
compétition, leur discussion publique. Il vaut mieux d'ailleurs un débat
musclé qui nous force à l'argumentation contre
l'adversaire pour établir un consensus qu'une compétition
aveugle de différentes sectes qui s'ignorent. L'échange
d'informations est toujours préférable. Le
désordre créateur au niveau
informationnel n'a rien à voir avec un "ordre par le bruit" qui
serait purement mécanique mais avec une nécessaire
"Generation Of Diversity" (GOD) pour explorer
l'inconnu et parer à l'imprévu (prélever de
l'information sur l'environnement, pas seulement de l'énergie).
La difficulté dans notre époque post-totalitaire, et pour
cela néolibérale, c'est de défendre une autonomie
concrète de l'individu contre un ordre libéral qui nous
prive d'avenir, sans retomber dans la terreur des
sociétés
disciplinaires supprimant toute autonomie individuelle. Il ne s'agit
pas de revenir à une communauté totalitaire, un
collectivisme qui supprime l'individu. C'est au contraire au nom de
l'individu que nous devons refaire société pour lui
assurer sécurité et reconnaissance sociale, préserver son environnement. C'est pour
l'autonomie de l'individu qu'il faut contester la
précarité d'un système aveugle trop libéral. Pour
cela nous
avons un modèle, largement inspiré du vivant en effet,
qui est
celui d'une société régulée
par
l'information, où l'adaptation informée remplace la
violence d'une
sélection brutle par le marché, mais cette régulation doit être
construite socialement et il ne peut y avoir de régulations
sans finalités communes. Nous devons donc lutter
pour nos
finalités humaines (le développement humain, les
régulations écologiques) et nous
organiser (hiérarchiser, concentrer, filtrer et répartir
l'information) pour gagner un maximum d'autonomie individuelle et de
pouvoir de réaction. Plus on
a d'autonomie, de degrés de liberté, plus on est
dépendants les uns des autres. Il n'y a pas de
véritables libertés sans institutions qui les
garantissent, pas de liberté individuelle sans liberté
collective, mais surtout l'autonomie ne prend sens que dans la
participation à une entreprise commune apportant
l'indispensable reconnaissance sociale en même temps que des ressources suffisantes.
C'est la finalité
qui fait tenir un système, un
groupe, une association, une société, qui en assure la
cohésion, l'orientation et mobilise les ressources pour le projet commun (il ne
suffit pas de conserver l'existant). C'est la finalité,
le projet, l'intentionalité qui donne sens à l'information (on
n'entend que ce qu'on attend) car
l'information comme la vision vise toujours un résultat, une
réalité extérieure, un objectif. C'est le
contraire du laisser-faire, de l'auto-organisation des réseaux
ou du marché. En effet, non seulement il faut avoir un objectif mais il
faut sans arrêt corriger le tir
pour l'atteindre. Pas d'autre moyen que la boucle de rétroaction
pour arriver à ses fins et déterminer l'avenir. Il y a
toujours
le risque d'échouer mais on peut se corriger en fonction des
résultats alors que l'échec est certain si on ne
tente rien. C'est la véritable leçon de la vie et de
l'homéostasie, se servir de l'information pour lutter contre
l'entropie qui nous menace toujours au lieu de se laisser faire. Nous sommes
responsables de l'avenir du monde et des équilibres
écologiques ou sociaux, que nous le voulions ou non. On ne peut
tout laisser aller au pire, ni se fier pour cela à la bonne
volonté de chacun, une
conversion des
âmes, ni sur le progrès technique ou la providence...
C'est une question politique
de communication et d'organisation collective, avec ses risques trop bien connus. Il faut
être prudent mais ne plus rester inactifs. Aucune
main invisible ne nous sauvera.
Nous avons une obligation de résultat, des objectifs à
atteindre, des seuils à ne pas franchir, des vies à
sauver, des ressources à préserver. Retour vers le futur
et l'action politique organisée dans sa
complexité et ses immenses difficultés.
Si tu n'espères pas l'inespéré, tu ne le trouveras pas.
Il est dur à trouver et inaccessible
Héraclite XVIII
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