C'est entendu le mouvement s'essouffle, la réforme des retraites va passer. La défaite
des grévistes était inévitable dès lors que
la grève générale n'était pas déclarée
dans la foulée des manifestations du 13 mai. Désormais il est
trop tard. Rien de tel que les vacances pour casser les mobilisations. Il
est illusoire de vouloir lancer une nouvelle offensive passé le 15
juin. L'été est aussi infranchissable pour les luttes sociales
que l'hiver pour les campagnes de Russie. Inutile de vouloir nier les faits.
Le mouvement est parti trop tard et, comme toujours, les syndicats ont été
plutôt un facteur de division et d'échec dans leur tentative
de récupération et de canalisation de la résistance
des salariés.
Le gouvernement aurait bien tort cependant de crier
victoire trop vite. Même si les manifestations ne pouvaient réussir
par manque de perspectives politiques et de véritables alternatives,
la période est vraiment révolutionnaire. Le temps des
vacances pourrait être l'occasion pour le mouvement de se structurer
et de clarifier les enjeux d'une offensive qui devrait reprendre à
la rentrée. En effet, non seulement rien n'est réglé,
mais ce sont tous les piliers de la protection sociale qui sont menacés,
pas seulement la retraite ou l'école mais aussi la sécurité
sociale, les minima sociaux, les intermittents du spectacle, les services
publics, la recherche, etc. Nous avons perdu une bataille, mais gare à la revanche des vaincus.
Malgré les apparences, cela fait longtemps que le rapport de force
n'avait été aussi favorable à une remise en cause des
reculs sociaux que nous subissons depuis 1983 (occasion de souligner que
ce n'est pas lorsque la gauche est au pouvoir que les conquêtes sociales
sont les plus fortes, bien au contraire. Ce que Henri Mendras appelle la
deuxième révolution française, de 1964 à 1974,
a bien été arrachée à des gouvernements de droite
sous la pression de la rue et d'une gauche combative).
Les dinosaures du PS que ce soit Rocard, Delors ou Attali, sont pathétiques
dans le soutien qu'ils donnent à la réforme des retraites,
comme s'ils rejouaient 1995 en montrant la solidarité des gouvernants
et des classes dominantes contre les salariés. Certes, tout le monde
sait bien que le PS aurait fait à peu près la même chose
s'il était encore au pouvoir. Il y a bien peu de différences
entre gouvernements de droite et de gauche, c'est toujours l'argent
qui gouverne. Il n'y a de différences que dans l'opposition, c'est pourquoi il
fallait que la gauche retourne dans l'opposition afin que la contestation
sociale puisse s'unifier et ne pas être étouffée par
leurs élus, un peu trop aux affaires. On ne peut reprocher à ces "responsables" politiques, si fiers de leur
réalisme, d'affirmer la nécessité d'une réforme, ni même
les accuser de ne voir aucune autre solution dans l'état actuel des choses qu'une régression sociale
généralisée, mais il faut bien constater que la réponse
n'est pas à la hauteur des enjeux et que cela ne règle rien.
En effet, la question n'est pas seulement les retraites, c'est de refaire
société et de changer le travail. Ce qui compte ce n'est pas
le nombre d'années de cotisations, comme si la retraite par répartition
n'était qu'une variante de la capitalisation, un droit déjà
complètement individualisé. Ce qui compte c'est le nombre de
cotisants. Il ne sert à rien d'allonger le temps de travail si on
augmente ainsi le chômage et, surtout, si les entreprises ne veulent
plus embaucher des plus de 50 ans parce que les conditions de travail sont
trop dures. Retraites, chômage, immigration, école, minima sociaux,
inégalités, insécurité sociale, santé,
dégradations écologiques ne sont pas des questions indépendantes.
Il faut tout remettre en cause et globaliser les questions, changer
de vie, refonder notre rapport aux autres et au travail, construire de nouvelles
solidarités, une nouvelle logique de protection sociale et de développement
humain qui nous permette de retrouver un avenir. Un tel bouleversement ne
peut être entrepris par un gouvernement. Seule une prise de conscience
de la société dans son ensemble peut rendre possible la remise
en cause du chacun pour soi, du creusement des inégalités et
du néolibéralisme que nous subissons depuis 20 ans. Le plus
encourageant dans le mouvement actuel, c'est le retour très sensible
du thème de la solidarité et de nos finalités sociales
voire du sens de notre vie, retour qui paraissait incroyable à la
plupart il y a peu. Ce n'est pas gagné, et ce ne sera pas facile,
mais ce n'est qu'un début. Le temps de la résignation est terminé,
la contre-offensive a commencé.
Pour les vieux politiciens, usés par la vague néolibérale sur laquelle ils se sont cassés les dents,
il semble impossible de s'opposer à un sens de l'histoire
inexorable qui nous condamnerait à la déréglementation
et au démantèlement de toutes les protections sociales considérées
comme des rigidités réduisant notre indispensable compétitivité
dans une société de marché où plus rien ne compte
que le profit immédiat. Avec de telles fadaises, il faudrait toujours
se ranger du côté des vainqueurs. C'est ce que prétend
Rocard lorsqu'il dresse le constat que le marché a triomphé
partout et que la politique a perdu tout pouvoir de s'opposer au cours des
choses, alors même qu'on sait bien que ce n'est pas durable et qu'on
va dans le mur ! A ce compte là, il aurait fallu se ranger du côté
de l'Allemagne nazi en 1941 lorsqu'elle semblait gagner sur tous les fronts.
C'est bien sûr tout le contraire. C'est lorsque tout semble perdu que
la résistance est le plus nécessaire. Les thèses de Walter
Benjamin "Sur le concept d'histoire", rédigées
en 1940, réfutent bien à propos cette idéologie d'un
progrès irrésistible et illimité de l'humanité
dans "un temps homogène et vide", cette histoire des vainqueurs
dont les classes révolutionnaires font éclater l'apparente continuité
par leur soulèvement, rupture d'un an 01 qui marque de nouveaux commencements
par un nouveau calendrier. Ceux qui se font une raison de nos défaites
et de la misère du monde sont les nouveaux collaborateurs et traîtres
s'identifiant aux pouvoirs, "héritiers de tous les vainqueurs du passé" alors que nous devons nous dresser contre la nouvelle barbarie "au nom de générations de vaincus". Il faut se persuader, dans ces moments cruciaux où l'histoire bascule, que "si l'ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté".
Il n'y a pas que cette rationalité folle qui
voudrait nous faire accepter l'inacceptable pour ne pas être marginalisé,
comme si la seule alternative était l'utopie ou le totalitarisme.
Des imbéciles diplômés sûrs de leur supériorité
comme Alain Finkielkraut (ou Luc Ferry) voudraient bien que l'on reconnaisse
comme justifiée leur appartenance à l'élite (républicaine
bien sûr), qu'on les laisse jouir en paix de leur position dominante
et surtout qu'on les déclare innocent de tout crime envers la populace
inculte. Toute tentative sociologique qui prétendrait à une
quelconque
responsabilité collective serait assimilable aux
pratiques génocidaires. Manifester contre le G8 serait colporter les
théories fascistes ou antisémites du complot ! Il nous l'assure,
il n'y a pas de complot, pas de classes, pas d'ennemis juste des privilégiés
qui méritent leurs privilèges, attaqués injustement
par des fanatiques ignares, naïfs et dangereux. Les choses sont ce qu'elles
sont, qu'il faut accepter comme telles, et ceux qui sont du bon côté
sont simplement les meilleurs, quant aux perdants, c'est sûrement de
leur faute, pas de pitié pour les gueux ! Le plus insupportable pour
lui c'est l'image utilisée naguère par Raoul Vaneigem de l'armoire
qu'il faut soulever et qui est d'autant plus lourde que certains renoncent
à se joindre à l'effort collectif. Quelle horreur ! On voudrait
nous culpabiliser, nous empêcher de jouir de notre excellence et de
notre bonheur privé, nous obliger à faire face aux conséquences
de nos actes et de ceux des gouvernements que nous soutenons ! Cette bonne
conscience irresponsable n'a rien d'originale, depuis Herbert Spencer au
moins. C'est le cri des Américains (ou des Israéliens) comme de tous les colons qui
se veulent innocents de tous les crimes qu'on commet en leur nom et qui ne
veulent pas comprendre qu'on s'en prenne à eux, innocents parce qu'
irresponsables
et revendiquant leur insouciance. Hélas pour tous ces clowns, nous
ne sommes pas seuls, isolés dans notre bulle. L'histoire est pleine
de dangers et la misère que nous voulons ignorer nous rattrape. Nul
ne peut jouir impunément de la vie en écrasant les autres.
Il n'y a pas de bonheur privé. Aucune domination ne dure toujours
et le temps vient de régler les comptes.
Il faut bien sûr éviter de s'enfermer dans des utopies sans
aucune effectivité et dénoncer les menaces totalitaires ainsi
que toutes les violences qui se retournent contre nous. Il ne sert à
rien de se jeter dans la gueule du loup et si notre résistance n'avait
aucune chance d'aboutir, il faudrait attendre des jours meilleurs ; mais
les temps sont venus du réveil citoyen. Après les 30 glorieuses
de progrès social puis 30 années de dépression voici
venir, avec le papy boom, une nouvelle phase positive
du cycle de Kondratieff, qui est un cycle générationnel
autant qu'économique. C'est aussi le retour des luttes sociales.
Le moment est décisif où nous pouvons peser de tout notre poids
dans la balance entre l'ancienne barbarie et un nouveau monde à construire.
Le cynisme néolibéral individualiste n'est certes pas mort
mais partout les peuples se soulèvent. Baudrillard soulignait qu'on
a vu comme jamais tous les peuples se dresser contre tous les pouvoirs pour
s'opposer à la guerre contre l'Irak. Le mensonge des armes de destruction
massives justifiant cette expédition impériale est maintenant
suffisamment établi pour achever de déconsidérer les
gouvernements bellicistes qui ont trompé leurs électeurs. Jamais
la démocratie n'avait été aussi contestée de
l'élection de Bush, à celle de Chirac en passant par la situation
argentine ou italienne. Que ce soit au niveau international avec l'hégémonie
des USA ou bien au niveau national avec celle de l'UMP, l'arrogance des dominants
est à son comble, aveuglement qui devrait les mener à leur
perte. Toutes les conditions sont remplies pour une révolution des
institutions que les transformations du monde et de l'économie rendent
indispensable depuis 10 ans au moins, sans compter l'impasse écologique
de notre système de production et d'une croissance qui n'est ni durable
ni généralisable, ne profitant qu'à une minorité
en aggravant dramatiquement les inégalités.
Le temps est donc venu de l'assaut contre le vieux monde qui nous plonge
dans une insécurité et une précarité insupportables,
détruisant nos vies et nous privant de tout avenir. Le catéchisme
libéral continue de répéter ses rengaines auxquelles
plus personne ne croit, même plus les cadres menacés de fermetures
d'entreprises et de licenciements boursiers quand ce n'est pas de surmenage
et des
maladies du stress. Tout le monde est menacé, plus personne n'est à l'abri de
la déchéance sociale avec le délitement des derniers
filets de protections. Les chefs d'entreprises obnubilés par le court
terme se bercent de l'illusion que moins de
charges sociales leurs
permettraient de faire plus facilement du profit alors qu'il est clair désormais
que le plus souvent cela ne change rien à leur situation puisque leurs
concurrents subissent les mêmes prélèvements. La seule
conséquence, déjà sensible, est de ne plus assurer la
reproduction des travailleurs et de baisser le coût du travail, ce
qui veut dire aussi le pouvoir d'achat des salariés et donc les débouchés
de leurs produits. Au contraire, la situation suédoise est l'exemple
éclatant du profit que peut tirer l'économie de charges sociales
élevées et de services publics performants.
Le plus amusant, c'est de voir les libéraux brandir désormais l'exigence d'égalité
entre privé et public, ce qui ne veut rien dire. On ne peut s'en
tenir à la durée de cotisation, il faudrait mettre en regard
le montant des salaires, les inégalités entre entreprises, entre
salariés, entre hommes et femmes, jeunes et vieux, entre régions.
Prétendre que "les fonctionnaires" sont des privilégiés
est une absurdité. Privilégiés des professeurs sous-payés
par rapport à leurs études ? Les infirmières ? Malgré
tout, cette offensive idéologique a pour conséquence inattendue
de remettre en cause le principe des "avantages acquis", c'est-à-dire
tout simplement les termes du contrat de travail. Après cela, comment
défendre encore les sacro-saints contrats sur lesquels devrait se bâtir
une économie libérale ? Malgré eux, en mettant en avant
l'égalité de tous, l'intérêt supposé général
et la sécurité publique, les libéraux participent au
retour de la solidarité sociale au devant de la scène et discréditent
la glorification de l'individualisme et d'une liberté purement individuelle.
C'est la ruse de la raison, et de même que la défense des intérêts
acquis avait engagé naguère les syndicats malgré eux
dans les défenses catégorielles, l'émiettement des revendications
et l'individualisation des salaires, de même la remise en cause par
la droite et le patronat des protections sociales remet paradoxalement au
premier plan l'exigence égalitaire ainsi qu'une exigence de sécurité
qui ne peut plus se réduire à la répression.
En attendant l'agression se poursuit de plus en plus durement contre les
pauvres, les exclus, les retraites, la sécurité sociale, la
recherche, l'école, les femmes, les chômeurs, les jeunes, etc.
Cela n'a jamais été aussi flagrant et massif. Jamais la résistance
n'a pu compter sur autant de capacités intellectuelles et de puissantes
techniques de communication. Toutes les conditions sont réunies pour
l'alliance la plus large entre professeurs, chercheurs, intellectuels précaires,
intermittents du spectacle, chômeurs, salariés. Rien n'est gagné
d'avance mais tout est possible. Le problème c'est que le mouvement
manque complètement de débouchés et de réelles
perspectives. Cela vaut certainement mieux que de croire à une révolution
violente, une prise de pouvoir qui ne ferait qu'empirer la situation et
changer seulement d'oppression, mais tout cela ne pouvait que tourner court
dans un premier temps. Il faut craindre nos faiblesses, nos divisions, nos
égoïsmes, nos dogmatismes plutôt que la force de l'adversaire.
Un recul sur les retraites ne réglerait absolument rien, il ne s'agit
pas de revenir en arrière, il faut tout remettre à plat. Il
est plus que temps de construire un projet alternatif écologiste (voir
les alternatives locales à la globalisation marchande). Il faudrait donc profiter des vacances pour s'organiser, faire tout un
travail théorique
et idéologique d'ici septembre. L'enjeu est considérable puisqu'il
faudra transformer les rapports sociaux, les conditions de travail, obtenir
une garantie du revenu sur toute la vie, un statut professionnel, et surtout
s'engager dans le développement local et humain, la reterritorialisation
de l'économie, sans défaire les solidarités nationales
ni tomber dans un nouveau féodalisme. Ce ne sera pas facile, il faudra
du temps, tout est à refaire et nous aurons besoin de toute l'intelligence
collective, apprendre de nos erreurs et de nos échecs, mais l'avenir
est à nous.