Réponses aux critiques à propos de "Rien que rapports humains" (université critique)

Sur l'histoire de la philosophie

Le premier reproche qui m'est fait concerne l'utilisation de noms propres, assimilé à l'argument d'autorité. Je comprends bien le sentiment d'exclusion que peuvent avoir ceux qui ne connaissent pas les auteurs cités mais il ne faut pas confondre la citation répétitive de l'autorité d'un maître (que ce soit Marx, Lénine, Bakounine ou Lacan) avec la citation d'auteurs contradictoires mis en série. Il ne peut s'agir dans ce cas de les prendre comme des "autorités confirmées et incontestables". Comment peut-on accepter à la fois l'autorité de Platon et d'Aristote ? sans parler de tous les autres. Souvent, le recours aux "auteurs classiques" est simplement un artifice commode pour résumer des arguments en renvoyant à ceux qui les ont développés (on peut renvoyer à Aristote pour critiquer la notion platonicienne de Bien suprême, ou à Marx pour critiquer le Savoir absolu hégélien). Cette pratique est certes critiquable comme discours d'initiés mais est commune à tous les groupes professionnels ou autres. Il est bien difficile de s'en passer en philosophie. Pour moi la référence aux noms propres est cependant plus fondamentale. Ce n'est pas pour rien que je me dis marxien, mais d'abord hégélien donc, ayant essayé de rendre sensible avec Kuhn ce mode d'apparition de la vérité dans l'histoire (Le faux est un moment du vrai ce qui ne veut jamais dire que le faux est vrai mais qu'il provoque l'émergence d'une autre vérité toujours partielle). La vérité n'est pas un objet éternel (absent) mais elle est sujet (concret), devenir, processus, histoire, apprentissage. Ainsi je crois que la meilleure réponse à la question "qu'est-ce que la philosophie ?" reste l'histoire de la philosophie elle-même, en tant que non finie. Cette histoire comme toute histoire ne peut être détachée de son point de vue objectivant ; ce n'est pas soutenir un relativisme sophistique (Weber, Derrida). Il y a sens à opposer Platon à Aristote comme à montrer la constitution du subjectivisme par Descartes, critiqué par Kant et dialectisé par Hegel pour aboutir à la phénoménologie et à Marx. Mais surtout, dès Socrate discutant Parménide ou Héraclite, Aristote citant les opinions des anciens, la plupart des philosophes s'inscrivent eux-mêmes dans l'histoire. Il n'y a de peinture qu'à s'inscrire dans l'histoire de la peinture comme il n'y a de philosophie qu'à répondre à ses prédécesseurs. En même temps, on ne peut faire d'histoire des religions en étant croyant. Comme le montre la psychanalyse l'ignorance de l'histoire conduit à une répétition mortifère, seule la connaissance de l'histoire permet de s'en libérer, de progresser par sa transgression. L'immédiateté des médias flatte notre ignorance mais nous réduit à l'impuissance spectatrice. Depuis toujours, la tradition et la loi ont été les recours du peuple contre l'arbitraire de la force pure. La célébration des révolutions ne doit pas être le monopole de l'État, nous devons nous situer dans la tradition révolutionnaire comme notre dénonciation doit s'inscrire dans l'histoire de la philosophie.
 

Sur l'objectivation

Aborder l'objectivation dans la science a l'inconvénient de laisser croire à certains qu'il s'agirait de contester la réalité de notre monde, voire de la matière la plus massive. Pourtant, il ne s'agit en aucun cas de mettre en cause l'efficacité des sciences mais seulement de montrer qu'on ne peut en éliminer le substrat humain, les visées pratiques, la responsabilité du savant. Comme dans l'économie il faut retrouver derrière le bien réel rapport d'objet à objet, le rapport de sujet à sujet qui le permet. Il faut délimiter la validité, l'efficacité des vérités expérimentales et y opposer le champ des rapports humains qui n'est pas celui des vérités universelles mais du dialogue et de la liberté. Il y a bien sûr de l'objectivité, il y en a trop. Il ne faut pas faire avec mais contre, y opposer notre force subversive comme il faut toujours reformuler ce qu'on a déjà dit, devenu lettre morte.

La science n'est que le noyau le plus dur d'une objectivité pourtant entièrement fondée sur une inter-subjectivité dont il ne reste plus trace et dont il faut dénoncer la disparition. Ce n'est pas le point essentiel. L'objectivation nous touche plus quotidiennement comme fétichisme, réification, aliénation, domination, hypnose, spectacle, ennui. On voit bien que l'objectivité indéniable d'un drapeau ou de la monnaie recouvre de toute évidence des rapports sociaux. Marx étend ce qu'il appelle le fétichisme à toute marchandise comme valeur d'échange. Il ne faut pas en tirer cependant la conclusion que toute objectivation serait à éviter car il n'y a pas de sujet sans objet. La psychanalyse montre que le désir est objectivation (métaphorique) du Phallus dans le triangle oedipien comme castration. Pour dépasser ce moment, il faut y passer (se passer du Père, à condition de s'en servir). Mais, s'il n'y a pas de sujet sans objet, il ne saurait non plus rester longtemps objet sans la subversion qui y répond car il n'y a pas d'objet sans sujet. Notre rôle est de rappeler la responsabilité du sujet et de ramener l'objectif à la finalité qui l'a constitué pour interroger cette finalité dans sa fonction sociale, prise de conscience de la société comme acteur de son histoire.
 

8 mai 1998

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