- De la résistance morale à la construction d'une alternative collective
Le productivisme et la société de
consommation qui va
avec ne sont à l'évidence ni durables, ni généralisables
alors qu'ils dominent désormais la planète entière en
modifiant dramatiquement les équilibres écologiques. Le totalitarisme
marchand semble pourtant avoir gagné la partie sur les tentatives
d'y échapper et qui ont toutes sombré dans la dictature et
l'inefficacité. On doit donc faire face à ces données
contradictoires d'un système qui n'est pas viable et pourtant s'éternise et s'étend inexorablement.
La seule issue qui est laissée à des individus atomisés,
dépouillés de tout pouvoir politique, semble d'intervenir individuellement
sur la consommation par un sursaut moral et purement idéologique de
restriction de nos dépenses qui n'est pas très éloigné
de l'esprit protestant d'économie.
Cette position
morale se situe dans un contexte de société
de marché qu'elle renforce en entretenant l'illusion que le marché
pourrait constituer l'expression de notre volonté, que nous pourrions
le contrôler sans mesures collectives par une résistance héroïque
aux sollicitations incessantes de la société de consommation,
par un intenable effort soutenu d'autodiscipline afin de freiner un productivisme
omniprésent qui envahit tout, impossible barrage contre le pacifique.
La liberté individuelle est beaucoup plus illusoire qu'on ne croit
et ce qui caractérise le marché ce sont les mécanismes
d'incitations par les prix plus que l'expression des préférences.
L'autonomisation du marché n'est possible qu'à réduire
notre prétendue liberté à un calcul prévisible.
Si la liberté existait vraiment il n'y aurait pas de science économique
concevable. Comme dans le travail, le peu de liberté qui nous reste
ne peut s'exprimer que par des grèves ponctuelles, en se retirant
du jeu. On a accusé Marx de prétendre que l'économie
nous déterminait alors qu'il ne faisait rien d'autre que le constater
bien avant que cela ne devienne une évidence pour tous, et en premier
lieu pour les gouvernements. Cette domination de l'économie pose même
un problème vital à nos sociétés, c'est ce qui
justifie l'écologie-politique, la nécessité de sortir
de l'économisme. Il est primordial pourtant de se rendre compte que
la cause du productivisme n'est pas idéologique ou morale mais systémique,
en comprendre le ressort pour ne pas s'épuiser en vain dans un combat
trop inégal. Pas plus que la charité ne peut équilibrer
la pauvreté durable que produit l'industrie (ce que Hegel notait
dès avant Marx dans ses "Principes de la philosophie du Droit"),
pas plus notre frugalité personnelle ne pourra faire obstacle au
déferlement de la marchandisation qui se passe bien de notre avis.
Croire que c'est la consommation qui détermine le système
capitaliste c'est croire au marché comme à la démocratie,
alors que n'existent vraiment ni l'un ni l'autre et ce qui en émerge
est bien loin d'une quelconque volonté générale. C'est
se persuader que nous sommes
responsables individuellement
de la situation actuelle bien qu'elle soit contraire à ce que nous
voulons et nous laisse seuls et dépourvus de tout, c'est se persuader que les dominés sont responsables de leur
domination alors que nous devons faire face au contraire à l'irresponsabilité collective.
Il me semble fondamental de comprendre que la cause du productivisme n'est
pas d'ordre morale pour se rendre à l'évidence que nous devons
construire une économie
alternative, basée sur une
autre logique que celle du profit immédiat, même si la voie
est étroite et la réussite incertaine, c'est là qu'il
faut engager nos forces et nos intelligences, dans une construction collective.
Ce qui est décisif, c'est de construire un rassemblement politique
sur cet objectif et non de s'acheter une bonne conscience par des sacrifices
solitaires aux bienfaits incertains. On ne se sauvera pas tout seul. Cela
ne doit pas empêcher d'utiliser, quand on le peut de façon véritablement
significative, l'arme du boycott, ni d'avoir une pratique plus responsable
de la consommation.
- Productivisme, capitalisme et socialisme
Il serait important qu'on arrive à une
compréhension commune des
causes du productivisme, ce n'est
pas une question d'opinion, de bon vouloir ou de rapports de force. L'analyse
des causes du productivisme est la base de l'écologie politique puisque
l'écologie doit remonter aux causes. Se tromper sur ce point peut
avoir de graves conséquences. Or, ce n'est pas parce que l'écologie
politique s'oppose aux dictatures communistes autant qu'au capitalisme débridé
qu'il faut mettre sur le même plan communisme, social-démocratie
et capitalisme. Il ne faut pas confondre "folie des grandeurs" ou "appât
du gain" qui ne datent pas d'hier avec le productivisme généralisé,
depuis 150 ans au moins, s'attaquant à nos conditions de vie et de
reproduction. Surtout il ne faut pas laisser croire que le productivisme aurait
son origine dans un appétit immodéré de consommation
qui aurait saisi soudain l'humanité, et que tout démentait jusqu'à
il n'y a pas si longtemps. Le productivisme est bien un caractère
systémique de la production capitaliste.
On peut accuser les régimes
communistes de démesure (tout comme les
pharaons égyptiens), de catastrophes écologiques, de gâchis de
ressources et de toutes sortes de maux, on ne peut les accuser du
productivisme capitaliste qu'ils n'arrivent justement pas à égaler. Si
le communisme était aussi productiviste que le capitalisme on ne
comprendrait pas pourquoi la Chine adopte le capitalisme pour se développer.
Il faut tenir compte aussi du fait que le socialisme est issu directement du productivisme
capitaliste et qu'il était en compétition avec la société occidentale,
mais on ne peut pas dire que le socialisme soit productiviste "par
nature" alors que c'est bien le cas du capitalisme.
Ce qui définit le
capitalisme, en effet, c'est que la production
est déterminée par la circulation, par la finance, par la
rentabilité des investissements. Ce qui définit le capitalisme
c'est que la production ne se fait pas en vue de la marchandise mais bien
du profit selon le schéma A-M-A' où la marchandise n'est qu'un
moyen pour que l'argent investi soit augmenté en fin de compte (l'argent
produit de l'argent). La détermination par la circulation constitue
le capitalisme en système. Ce système contraint à ce
que l'investissement capitaliste augmente la productivité du travail,
en diminuant, grâce aux machines, le temps socialement nécessaire
à la production des marchandises afin de profiter d'un coût
de production inférieur à la concurrence et bénéficier
d'une rente de situation pendant un certain temps. Un capitaliste ne peut
pas ne pas être productiviste, obsédé par les gains
de productivité, l'optimisation des ressources et la recherche du
profit s'il ne veut pas disparaître ; au contraire d'un socialiste
qui pourrait ne pas être productiviste, même s'il l'est souvent
(par compétition bureaucratique). On ne peut les mettre sur le même
plan.
- Les causes matérielles et systémiques du productivisme
Le productivisme n'est donc pas une question idéologique ou
de mauvais penchant personnel, mais une contrainte systémique, une
condition de possibilité de la logique capitaliste, ses conditions
de reproduction et de contamination qui ont donné forme au fordisme
et à la société de consommation. L'assimilation du
socialisme au capitalisme fait croire qu'il n'y aurait là qu'une
contamination
idéologique datée historiquement, une
erreur cognitive et qu'on pourrait corriger par une modification de l'idéologie,
ce qui me semble faux et voué à l'échec. C'est bien
l'efficacité du système capitaliste (le bon marché
des marchandises) qui impose matériellement son idéologie
économiciste (la dépendance de l'Etat des recettes fiscales
notamment) et pas le contraire. La preuve c'est l'existence même
de la publicité et qu'il a fallu contraindre la classe ouvrière
à travailler au-delà de ses besoins immédiats alors
que les salariés à l'origine s'arrêtaient lorsqu'ils
avaient assez gagné pour la semaine... Le système a formé
ses consommateurs insatisfaits qui doivent consommer pour travailler, pour
éviter des crises de surproduction qui les mettraient au chômage
! Pour aucun autre système que le capitalisme la surproduction ne
peut représenter une menace si paradoxale, ce qui montre bien à
quel point le productivisme lui est consubstantiel.
Ce n'est pas l'idéologie qui est la cause du productivisme
mais bien le contraire, le productivisme lui-même ne pouvant s'expliquer
par une cause simple et unique. Les "théories du développement"
ont bien montré que la croissance n'était pas réductible
à un facteur particulier mais plutôt à une combinaison
de facteurs, à ce qu'on appelle un "cercle vertueux" constituant un
circuit autoentretenu, faisant système. Je dois dire mon désaccord avec l'argumentation
bien connue, mais que je crois fausse, confusionnelle, idéaliste et
moraliste, qui prétend expliquer le productivisme par Descartes ou
le protestantisme. C'est tout de même plus compliqué et comme
le montre Braudel, cela a commencé à Venise par la constitution
d'un marché financier pour les expéditions et investissements
lointains, c'est-à-dire une déterritorialisation et un éloignement
de la finance, bien avant le protestantisme et donc avant Descartes. Les habitudes
alimentaire (viande et blé) trop gourmandes en ressources (par rapport
au riz notamment) peuvent y avoir leur part, mais on peut trouver
déterminantes
pour le décollage du développement productiviste tout un ensemble
de spécificités de l'environnement occidental : la division
des cités (absence de pouvoir central, conflits perpétuels,
développement des échanges marchands), le Droit romain, le progrès des
techniques de guerre et de navigation (ceux qui ne sont pas dans la course
sont colonisés), l'horloge (qui mesure le temps de travail et permet
de l'optimiser), les monastères (qui valorisent le travail et sont
les premières entreprises), l'inflation à cause de l'or du
Pérou qui soumet les Etats et le financement de leurs armées
aux recettes fiscales et donc à leur économie, sans oublier
la grande Peste qui a rendu le travail rare et déconsidéré ou exclu les mendiants
des cités, sonnant le glas des valeurs de pauvreté qui avaient
été portées au plus haut, juste avant, par St François
d'Assise, etc. Au niveau idéologique, on pourrait reprendre aussi ce
que dit
Marcel
Gauchet du désenchantement de la nature initié par les
religions juive et chrétienne, religions de la révélation
et de la conversion nous séparant de l'origine, mais les causes sont
plus largement matérielles et historiques (techniques et sociologiques)
même si c'est très éloigné d'un matérialisme
historique mécaniste, dogmatique et simpliste, tout autant que d'un
point de vue exclusivement évolutionniste (se ramenant souvent à
la tautologie : ce qui arrive est toujours ce qui devait arriver). Il s'agit
du développement historique de la puissance matérielle de l'humanité,
jusqu'à son unification et sa démesure, et non pas d'un simple fantasme de puissance.
Le productivisme c'est la même chose que le capitalisme et la
marchandisation du monde, il est donc illusoire de croire le brider comme tel par
des normes ou des écotaxes, encore plus de faire la morale ou de compter
sur des corrections individuelles. Le productivisme est systémique il
n'est donc pas le résultat de "l'agrégation de tous les productivismes
particuliers" mais résulte de la
concurrence des capitaux
sur le marché financier ainsi que de la concurrence des salariés
sur le marché du travail, plus que du progrès technique.
C'est une question de survie pour chacun dans le contexte actuel, pas de
choix personnel. La concurrence n'est pas un caractère individuel
mais un rapport social qui fait système, organise la circulation
sociale et marchande. Loin de réduire les inégalités,
la concurrence les accroît, ce sont les prix et les profits qui ont
tendance à s'égaliser sur un marché mais toujours de
façon imparfaite. La concurrence est toujours imparfaite, de même
que l'information est toujours imparfaite, ce n'est pas un "défaut"
qu'on pourrait éliminer mais c'est bien cet "avantage concurrentiel"
que les capitalistes vont exploiter, plus que le "risque" trop mis en avant
comme si on était au casino. Le productivisme résulte d'une
dissymétrie qui tire partie de l'entropie des marchés pour
creuser paradoxalement l'inégalité de départ, sa rente
de position et son avantage initial, ceci par une innovation constante, condamnée
à une course en avant pour ne pas être rattrapé par la
concurrence. On n'est donc pas dans l'entropie thermodynamique, on est dans
un système comparable aux structures dissipatives où l'accélération
des flux marchands renforce les différenciations et creuse les inégalités,
comme un fleuve qui se creuse de ses affluents. Effet d'une inégalité,
d'un rapport social et d'une tension entre éléments en concurrence,
le productivisme, l'innovation, la valeur d'échange résultent d'un effet systémique
et ne sont décidés par personne, ni par l'individu, ni par
une volonté générale. C'est un rapport entre choses,
pas la chose elle-même (fétichisme et individualisme). Toute
richesse est différence et relation.
On ne freine pas la logique productiviste en réduisant le temps de travail ou en instituant des
écotaxes, on constate même qu'on ne fait ainsi qu'exacerber la recherche de
productivité. La RTT ne réduit en rien la croissance et n'améliore
pas les conditions de travail, c'est le moins qu'on puisse dire, même
si le temps hors-travail peut en être amélioré. Les écotaxes
ne sont rien pour les riches et pèsent de façon inacceptable
sur les pauvres sans réduire notablement la consommation globale
car la plupart du temps on ne choisit pas d'aller à la pompe ; comme
souvent il s'agit d'une consommation captive. C'est donc une fausse solution
et une simple marchandisation de la pollution bien plus qu'un système
de quotas réduisant effectivement les quantités consommées.
L'internalisation des externalités n'est jamais complètement
possible et ne réduit absolument pas le productivisme, seulement
certaines de ses conséquences immédiates. Cela ne veut pas dire
que des écotaxes ne peuvent être utiles ou même nécessaires
parfois mais, encore une fois, c'est l'organisation qu'il faut changer et
ne pas se contenter d'augmenter les prix. Il faut offrir une alternative
(d'autres modes de transport ou des énergies renouvelables), sinon
cela ne sert à rien. Il faut bien dire que là où Lomborg
et Bush ont raison, c'est que le coût d'une réduction des émissions
de gaz à effet de serre est vraiment considérable, ce n'est
pas une petite mesure contraignante mais un bouleversement complet et qui
oblige du même coup à poser des questions plus générales
d'organisation de la société, d'égalité, de répartition
des ressources en même temps que celle de l'avenir de l'humanité.
Il ne suffira pas d'une plus ou moins petite taxe.
Le productivisme du capitalisme salarial n'est d'ailleurs possible qu'à
ne tenir compte que du court terme, de la productivité du temps de
travail salarié évalué sur un marché, et ne
peut plus fonctionner s'il doit prendre en compte le long terme, la reproduction
du travailleur et des externalités positives, la totalité
écologique et sociale. C'est en tout cas le drame du capitalisme de
craindre avant tout la surproduction et ne pouvoir s'adapter à une
économie d'abondance qui ne réduit en rien son productivisme
mais l'oblige à créer une rareté fictive en instituant
des droits d'accès ou des brevets ainsi qu'en exacerbant les besoins ou la convoitise. Le capitalisme a besoin de la
croissance et doit entretenir la consommation par une publicité
incessante ou tenter de s'étendre à de nouveaux secteurs
de la vie. Ce n'est pas le cas des pays socialistes qui ne sont pas menacés
par la surproduction (hélas). Je ne dis pas cela pour défendre
un étatisme aussi dangereux sans doute mais il n'y a pas de publicité
dans les pays socialistes, il y a de la propagande, ce n'est pas la même
chose. Ils ne poussent pas à la consommation mais imposent au contraire
des restrictions en général, sans que cela suffise à
préserver les ressources écologiques, il faut le constater là
aussi.
L'inconvénient de ne pas reconnaître que le productivisme
est consubstantiel au capitalisme, ce n'est pas d'être injuste avec
un socialisme cause de tant de désastres et qui mérite bien notre
opprobre, c'est d'abord que cela met sur le même plan notre productivisme
absurde avec le "productivisme" compréhensible des populations dépourvues
de tout. Le péché du capitalisme c'est de ne pouvoir s'arrêter
mais jusqu'à ce seuil de
contre-productivité, le capitalisme
a certainement été un facteur de progrès, allégeant
le poids de la nécessité immédiate. Seulement, passé
le seuil de l'abondance matérielle, sa capacité libératrice
s'est retournée en asservissement totalitaire absurde et sans issue. "
On peut définir le développement
réellement existant comme une entreprise visant à
transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature
en marchandises. Il s'agit d'exploiter, de mettre en valeur, de
tirer profit des ressources naturelles et humaines" (
Manifeste du réseau pour l'après-développement). Reconnaître que le développement marchand est une colonisation
de toute la vie et qu'une économie structurée par le profit
ne peut sortir du productivisme nous oblige surtout à construire
une
autre production, sur d'autres rapports de production qui sont ceux exigés par le travail immatériel,
comme l'illustrent les logiciels libres ou la recherche scientifique et qui témoignent de leur
incompatibilité avec une logique concurrentielle et productiviste.
- L'apprentissage collectif
La question ne se pose donc pas en terme d'idéologie mais d'organisation, de système de production,
et si nous devons atteindre un progrès cognitif, c'est au niveau collectif
plus qu'individuel. Il ne s'agit pas de convaincre de vilains productivistes
d'être plus sages, les consommateurs de moins consommer alors qu'on
les incite en permanence au contraire et que l'argent gagné sera bien
dépensé d'une façon ou d'une autre. Répétons-le,
c'est une contrainte systémique et pas du tout individuelle, dépendant
de l'organisation de la production et non des capacités cognitives
de l'individu, ses représentations et son idéologie. Plutôt
que de psychologie individualiste nous enfermant dans l'intérêt personnel, il s'agit d'apprentissage collectif et
de processus historique. Les idées n'émergent pas des interactions
individuelles empiriquement, comme d'une fourmilière, mais se construisent
dialectiquement et historiquement à partir de systèmes
de pensée hérités et de l'expérience pratique quotidienne.
Les idéologies comme les religions s'imposent par un faisceau de
significations où entrent en jeu l'intérêt immédiat,
l'expérience pratique, les croyances précédentes et
le rôle des institutions ou des systèmes de communication mais
la base matérielle et organisationnelle est largement plus décisive que
les inclinations personnelles, la bonne volonté ou la discipline individuelle.
Loin d'être un
self made man, l'individu est ostensiblement
un produit de l'histoire, de la culture et de sa position sociale. Résultat
récent d'un processus d'individuation, il n'est pas aussi essentiel
qu'on se l'imagine de nos jours bien qu'il y engage toutes ses passions.
En effet, le plus important sans doute dans les idéologies, auxquelles
Ricoeur oppose l'utopie révolutionnaire, c'est le rôle de
justification de ce qui est, de l'ordre établi, et cela concerne directement
reconnaissance et narcissisme de l'individu. Même celui qui est exclu
ne peut s'empêcher de penser qu'il ne vaut vraiment rien, et celui
qui gagne beaucoup d'argent est toujours persuadé de ne pas l'avoir
volé et de valoir largement ce qu'il a. Simple persuasion de l'habitude.
Cela implique qu'il est vain d'essayer de convaincre les gens de l'injustice
de leur vie et du système qu'ils soutiennent s'ils n'ont pas vraiment
le choix. On ne peut vivre dans la mauvaise conscience. Il faut absolument
offrir une alternative, une autre fonction, une autre vie, une autre logique
de revenu et de valorisation qui produira une autre idéologie, fondée
sur d'autres valeurs mises en oeuvre concrètement. Il ne s'agit donc
pas de renforcer le moralisme contre un productivisme qui nous habiterait
comme le diable en nous, alors que c'est si récent et que la publicité
doit l'entretenir sans cesse. Si nous pouvions opter même en très
grand nombre pour une vie frugale (n'y-a-t-il pas des milliards de gens dont
la vie est si miséreuse), rien ne serait changé pourtant,
ou presque, du productivisme marchand, de même qu'il ne suffit pas
d'être pacifique pour arrêter une guerre, ni de se taire pour
arrêter le brouhaha. C'est bien la base matérielle qu'il faut
changer, un
bouleversement collectif des conditions de vie et des façons de gagner sa vie, la
possibilité d'un emploi qui ne soit pas contraint par la rentabilité
immédiate et la compétition productiviste. Il ne suffit pas
pour cela de "prendre le pouvoir", c'est une construction lente et difficile
qui prendra du temps, une aventure collective qui doit se corriger sans cesse
et progresser pas à pas.
La société n'est certainement pas "un effet émergent des interactions
cognitives entre les individus" comme le prétendent les partisans de
l'
autopoiésis alors que la société, sa langue
et sa culture constituent notre origine, culture qui consiste en structures
préexistantes, échanges réciproques de femmes, de meurtres
et de dons, inscrits dans une tradition, partageant
une langue commune et s'exprimant dans des dispositifs contraignants. Des
effets de foule, d'opinion et de mode peuvent émerger mais ils ne portent qu'à
faire sens dans une
histoire moins éphémère.
Le "general intellect" n'est pas "dans toutes les têtes" mais est
plutôt gravé dans les textes, contenu dans toutes sortes de
mémoires. Il y a une objectivité de la science et de la culture
comme il y a une transcendance du monde et des problèmes écologiques
qui ne dépendent pas de l'opinion qu'on peut en avoir.
Cet univers de l'information, de la culture et de l'idéologie
n'est pas arbitraire ni régi par des rapports de force ou des effets
de masse (comme dans les mondes matériels ou énergétiques
dont l'effet est proportionnel à la force en jeu). Une parole peut
tout changer, dite par un seul : solution trouvée qui s'impose à
tous par la simple logique, vérité qui démasque un mensonge
ou bien résistance proclamée qui renverse les rôles et
transforme une défaite en victoire. Bien sûr, il ne s'agit
pas de dire ou croire n'importe quoi. La force de l'information est sa justesse,
ce qui donne poids à nos paroles c'est leur vérité,
l'accès donné à une réalité effective.
Tout ne se réduit pas à l'immédiateté des consciences
et au conformisme de la pensée (qui existe sans conteste) mais certaines
vérités une fois dites ne peuvent plus s'oublier (d'autres
s'usent en se disant ou se refoulent en voulant s'affirmer comme un amour
juré). L'écologie fait partie de ce qu'on ne pourra plus jamais
oublier même s'il faut le temps pour s'en convaincre et comprendre
toutes ses conséquences. Nous devons progresser dans la
connaissance
des faits et des stratégies de sauvegarde de nos conditions de vie,
de lutte contre l'entropie qui nous menace toujours mais nous devons pour
cela nous constituer d'abord en collectivité politique assumant nos
responsabilité sociales. L'enjeu est cognitif et politique bien plus
que moral ou émotionnel.
- Sacrifice individuel ou développement de réseaux
Si être écologiste implique d'être contre la
croissance, il faut être conscient du fait que c'est complètement antinomique avec
le capitalisme. Ce n'est pas rien et il ne suffit pas de le dire, cela nous
met au défi de pouvoir s'en passer. C'est ce qui oppose les écologistes
à la gauche, car la gauche est effectivement productiviste, la social-démocratie
est productiviste (mais il ne faut pas confondre social-démocratie,
basée sur la généralisation d'un salariat protégé
dans une société de marché, et les régimes communistes
qui ne sont d'ailleurs pas tellement "marxistes"). Il ne suffit pas malgré
tout d'être pour la décroissance, un appauvrissement généralisé.
Je crois au contraire qu'il faut défendre le
développement humain
(le développement est une complexification, une différenciation,
une division du travail, une optimisation énergétique s'opposant
à la croissance quantitative). Défendre une qualité
de vie future n'a de sens qu'à défendre une qualité
de vie maintenant et pour tous bien plus qu'à défendre restrictions
et suffisance. S'il faut un revenu suffisant pour tous, c'est plutôt dans le
sens d'un minimum nécessaire et non d'une limitation de toutes nos ambitions,
même si un maximum parait bien souhaitable aussi.
Non seulement je ne crois pas qu'une conversion des valeurs suffise pour
arrêter la croissance et le gâchis de nos ressources alors que
c'est l'organisation qu'il faut changer, mais je ne crois pas que la perspective
de "vivre mieux avec moins" soit désirable sous cette forme trop générale. D'abord cela n'est pas
si éloigné de l'obsession d'optimisation du productivisme,
ensuite on peut y voir une dimension moraliste ou
sacrificielle,
enfin cela peut conduire à un repli sur soi, un rétrécissement.
Pour ma part il me semble préférable de libérer des
forces productives inemployées, développer les capacités
de chacun, s'engager dans un projet collectif, retrouver un avenir. L'écologie politique
ne se réclame pas d'une austérité morale mais de limitations
objectives et de l'engagement dans une finalité collective plutôt
que de la pureté des coeurs.
Il faut bien sûr essayer de vivre en consommant moins, c'est effectivement vital, mais c'est une
question de mode de vie et de
réseaux, pas d'imaginaire social.
Si on pouvait supprimer la publicité, ce serait déjà
un grand pas (si c'était possible sans augmenter encore plus la précarité
des emplois). Mais réduire la consommation de marchandises ne veut
pas dire qu'il faudrait consommer moins de livres ou de musique, qu'il
faudrait se satisfaire de ce qu'on a et de ce qu'on connaît déjà
alors que nous avons tant à apprendre encore. L'humanité
ne peut être satisfaite de son sort, nous sommes nés pour grandir
et le désir est le propre de l'homme, sa folie constitutive, désir
jaloux de la jouissance de l'autre que nous ne pourrons pas éteindre
mais qui peut s'exprimer autrement qu'à travers l'accumulation de
marchandises. La sagesse n'est pas faite pour l'individu, hors d'atteinte
du philo-sophe, même si c'est une exigence pour les nations, et l'écologie
n'est pas une contrainte supplémentaire mais une libération
de l'individu. Reste qu'il faut détourner la consommation sur les
services ou l'immatériel et qu'on peut agir en consommateur citoyen,
non pas tellement en réduisant sa consommation que par l'encouragement
de réseaux alternatifs dont le commerce équitable n'est qu'une
ébauche encore très insuffisante. C'est là encore le circuit qui
est décisif. Ainsi, consommer Bio n'est pas seulement bon pour notre
santé, luxe réservé aux nantis, c'est aussi bon pour
l'agriculture, pour l'avenir, pour construire des réseaux de distribution
alternatifs. Tout ceci est essentiel à condition de s'inscrire dans
une alternative qui porte vraiment l'ambition de se passer à terme
du capitalisme afin de rendre ce monde plus supportable et durable, en dépassant
le productivisme dans la production elle-même.