La production du consommateur

Productivisme, idéologie et consommation
- De la résistance morale à la construction d'une alternative collective

Le productivisme et la société de consommation qui va avec ne sont à l'évidence ni durables, ni généralisables alors qu'ils dominent désormais la planète entière en modifiant dramatiquement les équilibres écologiques. Le totalitarisme marchand semble pourtant avoir gagné la partie sur les tentatives d'y échapper et qui ont toutes sombré dans la dictature et l'inefficacité. On doit donc faire face à ces données contradictoires d'un système qui n'est pas viable et pourtant s'éternise et s'étend inexorablement. La seule issue qui est laissée à des individus atomisés, dépouillés de tout pouvoir politique, semble d'intervenir individuellement sur la consommation par un sursaut moral et purement idéologique de restriction de nos dépenses qui n'est pas très éloigné de l'esprit protestant d'économie.

Cette position morale se situe dans un contexte de société de marché qu'elle renforce en entretenant l'illusion que le marché pourrait constituer l'expression de notre volonté, que nous pourrions le contrôler sans mesures collectives par une résistance héroïque aux sollicitations incessantes de la société de consommation, par un intenable effort soutenu d'autodiscipline afin de freiner un productivisme omniprésent qui envahit tout, impossible barrage contre le pacifique. La liberté individuelle est beaucoup plus illusoire qu'on ne croit et ce qui caractérise le marché ce sont les mécanismes d'incitations par les prix plus que l'expression des préférences. L'autonomisation du marché n'est possible qu'à réduire notre prétendue liberté à un calcul prévisible. Si la liberté existait vraiment il n'y aurait pas de science économique concevable. Comme dans le travail, le peu de liberté qui nous reste ne peut s'exprimer que par des grèves ponctuelles, en se retirant du jeu. On a accusé Marx de prétendre que l'économie nous déterminait alors qu'il ne faisait rien d'autre que le constater bien avant que cela ne devienne une évidence pour tous, et en premier lieu pour les gouvernements. Cette domination de l'économie pose même un problème vital à nos sociétés, c'est ce qui justifie l'écologie-politique, la nécessité de sortir de l'économisme. Il est primordial pourtant de se rendre compte que la cause du productivisme n'est pas idéologique ou morale mais systémique, en comprendre le ressort pour ne pas s'épuiser en vain dans un combat trop inégal. Pas plus que la charité ne peut équilibrer la pauvreté durable que produit l'industrie (ce que Hegel notait dès avant Marx dans ses "Principes de la philosophie du Droit"), pas plus notre frugalité personnelle ne pourra faire obstacle au déferlement de la marchandisation qui se passe bien de notre avis.

Croire que c'est la consommation qui détermine le système capitaliste c'est croire au marché comme à la démocratie, alors que n'existent vraiment ni l'un ni l'autre et ce qui en émerge est bien loin d'une quelconque volonté générale. C'est se persuader que nous sommes responsables individuellement de la situation actuelle bien qu'elle soit contraire à ce que nous voulons et nous laisse seuls et dépourvus de tout, c'est se persuader que les dominés sont responsables de leur domination alors que nous devons faire face au contraire à l'irresponsabilité collective.

Il me semble fondamental de comprendre que la cause du productivisme n'est pas d'ordre morale pour se rendre à l'évidence que nous devons construire une économie alternative, basée sur une autre logique que celle du profit immédiat, même si la voie est étroite et la réussite incertaine, c'est là qu'il faut engager nos forces et nos intelligences, dans une construction collective. Ce qui est décisif, c'est de construire un rassemblement politique sur cet objectif et non de s'acheter une bonne conscience par des sacrifices solitaires aux bienfaits incertains. On ne se sauvera pas tout seul. Cela ne doit pas empêcher d'utiliser, quand on le peut de façon véritablement significative, l'arme du boycott, ni d'avoir une pratique plus responsable de la consommation.

- Productivisme, capitalisme et socialisme

Il serait important qu'on arrive à une compréhension commune des causes du productivisme, ce n'est pas une question d'opinion, de bon vouloir ou de rapports de force. L'analyse des causes du productivisme est la base de l'écologie politique puisque l'écologie doit remonter aux causes. Se tromper sur ce point peut avoir de graves conséquences. Or, ce n'est pas parce que l'écologie politique s'oppose aux dictatures communistes autant qu'au capitalisme débridé qu'il faut mettre sur le même plan communisme, social-démocratie et capitalisme. Il ne faut pas confondre "folie des grandeurs" ou "appât du gain" qui ne datent pas d'hier avec le productivisme généralisé, depuis 150 ans au moins, s'attaquant à nos conditions de vie et de reproduction. Surtout il ne faut pas laisser croire que le productivisme aurait son origine dans un appétit immodéré de consommation qui aurait saisi soudain l'humanité, et que tout démentait jusqu'à il n'y a pas si longtemps. Le productivisme est bien un caractère systémique de la production capitaliste.

On peut accuser les régimes communistes de démesure (tout comme les pharaons égyptiens), de catastrophes écologiques, de gâchis de ressources et de toutes sortes de maux, on ne peut les accuser du productivisme capitaliste qu'ils n'arrivent justement pas à égaler. Si le communisme était aussi productiviste que le capitalisme on ne comprendrait pas pourquoi la Chine adopte le capitalisme pour se développer. Il faut tenir compte aussi du fait que le socialisme est issu directement du productivisme capitaliste et qu'il était en compétition avec la société occidentale, mais on ne peut pas dire que le socialisme soit productiviste "par nature" alors que c'est bien le cas du capitalisme.

Ce qui définit le capitalisme, en effet, c'est que la production est déterminée par la circulation, par la finance, par la rentabilité des investissements. Ce qui définit le capitalisme c'est que la production ne se fait pas en vue de la marchandise mais bien du profit selon le schéma A-M-A' où la marchandise n'est qu'un moyen pour que l'argent investi soit augmenté en fin de compte (l'argent produit de l'argent). La détermination par la circulation constitue le capitalisme en système. Ce système contraint à ce que l'investissement capitaliste augmente la productivité du travail, en diminuant, grâce aux machines, le temps socialement nécessaire à la production des marchandises afin de profiter d'un coût de production inférieur à la concurrence et bénéficier d'une rente de situation pendant un certain temps. Un capitaliste ne peut pas ne pas être productiviste, obsédé par les gains de productivité, l'optimisation des ressources et la recherche du profit s'il ne veut pas disparaître ; au contraire d'un socialiste qui pourrait ne pas être productiviste, même s'il l'est souvent (par compétition bureaucratique). On ne peut les mettre sur le même plan.

- Les causes matérielles et systémiques du productivisme

Le productivisme n'est donc pas une question idéologique ou de mauvais penchant personnel, mais une contrainte systémique, une condition de possibilité de la logique capitaliste, ses conditions de reproduction et de contamination qui ont donné forme au fordisme et à la société de consommation. L'assimilation du socialisme au capitalisme fait croire qu'il n'y aurait là qu'une contamination idéologique datée historiquement, une erreur cognitive et qu'on pourrait corriger par une modification de l'idéologie, ce qui me semble faux et voué à l'échec. C'est bien l'efficacité du système capitaliste (le bon marché des marchandises) qui impose matériellement son idéologie économiciste (la dépendance de l'Etat des recettes fiscales notamment) et pas le contraire. La preuve c'est l'existence même de la publicité et qu'il a fallu contraindre la classe ouvrière à travailler au-delà de ses besoins immédiats alors que les salariés à l'origine s'arrêtaient lorsqu'ils avaient assez gagné pour la semaine... Le système a formé ses consommateurs insatisfaits qui doivent consommer pour travailler, pour éviter des crises de surproduction qui les mettraient au chômage ! Pour aucun autre système que le capitalisme la surproduction ne peut représenter une menace si paradoxale, ce qui montre bien à quel point le productivisme lui est consubstantiel.

Ce n'est pas l'idéologie qui est la cause du productivisme mais bien le contraire, le productivisme lui-même ne pouvant s'expliquer par une cause simple et unique. Les "théories du développement" ont bien montré que la croissance n'était pas réductible à un facteur particulier mais plutôt à une combinaison de facteurs, à ce qu'on appelle un "cercle vertueux" constituant un circuit autoentretenu, faisant système. Je dois dire mon désaccord avec l'argumentation bien connue, mais que je crois fausse, confusionnelle, idéaliste et moraliste, qui prétend expliquer le productivisme par Descartes ou le protestantisme. C'est tout de même plus compliqué et comme le montre Braudel, cela a commencé à Venise par la constitution d'un marché financier pour les expéditions et investissements lointains, c'est-à-dire une déterritorialisation et un éloignement de la finance, bien avant le protestantisme et donc avant Descartes. Les habitudes alimentaire (viande et blé) trop gourmandes en ressources (par rapport au riz notamment) peuvent y avoir leur part, mais on peut trouver déterminantes pour le décollage du développement productiviste tout un ensemble de spécificités de l'environnement occidental : la division des cités (absence de pouvoir central, conflits perpétuels, développement des échanges marchands), le Droit romain, le progrès des techniques de guerre et de navigation (ceux qui ne sont pas dans la course sont colonisés), l'horloge (qui mesure le temps de travail et permet de l'optimiser), les monastères (qui valorisent le travail et sont les premières entreprises), l'inflation à cause de l'or du Pérou qui soumet les Etats et le financement de leurs armées aux recettes fiscales et donc à leur économie, sans oublier la grande Peste qui a rendu le travail rare et déconsidéré ou exclu les mendiants des cités, sonnant le glas des valeurs de pauvreté qui avaient été portées au plus haut, juste avant, par St François d'Assise, etc. Au niveau idéologique, on pourrait reprendre aussi ce que dit Marcel Gauchet du désenchantement de la nature initié par les religions juive et chrétienne, religions de la révélation et de la conversion nous séparant de l'origine, mais les causes sont plus largement matérielles et historiques (techniques et sociologiques) même si c'est très éloigné d'un matérialisme historique mécaniste, dogmatique et simpliste, tout autant que d'un point de vue exclusivement évolutionniste (se ramenant souvent à la tautologie : ce qui arrive est toujours ce qui devait arriver). Il s'agit du développement historique de la puissance matérielle de l'humanité, jusqu'à son unification et sa démesure, et non pas d'un simple fantasme de puissance.

Le productivisme c'est la même chose que le capitalisme et la marchandisation du monde, il est donc illusoire de croire le brider comme tel par des normes ou des écotaxes, encore plus de faire la morale ou de compter sur des corrections individuelles. Le productivisme est systémique il n'est donc pas le résultat de "l'agrégation de tous les productivismes particuliers" mais résulte de la concurrence des capitaux sur le marché financier ainsi que de la concurrence des salariés sur le marché du travail, plus que du progrès technique. C'est une question de survie pour chacun dans le contexte actuel, pas de choix personnel. La concurrence n'est pas un caractère individuel mais un rapport social qui fait système, organise la circulation sociale et marchande. Loin de réduire les inégalités, la concurrence les accroît, ce sont les prix et les profits qui ont tendance à s'égaliser sur un marché mais toujours de façon imparfaite. La concurrence est toujours imparfaite, de même que l'information est toujours imparfaite, ce n'est pas un "défaut" qu'on pourrait éliminer mais c'est bien cet "avantage concurrentiel" que les capitalistes vont exploiter, plus que le "risque" trop mis en avant comme si on était au casino. Le productivisme résulte d'une dissymétrie qui tire partie de l'entropie des marchés pour creuser paradoxalement l'inégalité de départ, sa rente de position et son avantage initial, ceci par une innovation constante, condamnée à une course en avant pour ne pas être rattrapé par la concurrence. On n'est donc pas dans l'entropie thermodynamique, on est dans un système comparable aux structures dissipatives où l'accélération des flux marchands renforce les différenciations et creuse les inégalités, comme un fleuve qui se creuse de ses affluents. Effet d'une inégalité, d'un rapport social et d'une tension entre éléments en concurrence, le productivisme, l'innovation, la valeur d'échange résultent d'un effet systémique et ne sont décidés par personne, ni par l'individu, ni par une volonté générale. C'est un rapport entre choses, pas la chose elle-même (fétichisme et individualisme). Toute richesse est différence et relation.

On ne freine pas la logique productiviste en réduisant le temps de travail ou en instituant des écotaxes, on constate même qu'on ne fait ainsi qu'exacerber la recherche de productivité. La RTT ne réduit en rien la croissance et n'améliore pas les conditions de travail, c'est le moins qu'on puisse dire, même si le temps hors-travail peut en être amélioré. Les écotaxes ne sont rien pour les riches et pèsent de façon inacceptable sur les pauvres sans réduire notablement la consommation globale car la plupart du temps on ne choisit pas d'aller à la pompe ; comme souvent il s'agit d'une consommation captive. C'est donc une fausse solution et une simple marchandisation de la pollution bien plus qu'un système de quotas réduisant effectivement les quantités consommées. L'internalisation des externalités n'est jamais complètement possible et ne réduit absolument pas le productivisme, seulement certaines de ses conséquences immédiates. Cela ne veut pas dire que des écotaxes ne peuvent être utiles ou même nécessaires parfois mais, encore une fois, c'est l'organisation qu'il faut changer et ne pas se contenter d'augmenter les prix. Il faut offrir une alternative (d'autres modes de transport ou des énergies renouvelables), sinon cela ne sert à rien. Il faut bien dire que là où Lomborg et Bush ont raison, c'est que le coût d'une réduction des émissions de gaz à effet de serre est vraiment considérable, ce n'est pas une petite mesure contraignante mais un bouleversement complet et qui oblige du même coup à poser des questions plus générales d'organisation de la société, d'égalité, de répartition des ressources en même temps que celle de l'avenir de l'humanité. Il ne suffira pas d'une plus ou moins petite taxe.

Le productivisme du capitalisme salarial n'est d'ailleurs possible qu'à ne tenir compte que du court terme, de la productivité du temps de travail salarié évalué sur un marché, et ne peut plus fonctionner s'il doit prendre en compte le long terme, la reproduction du travailleur et des externalités positives, la totalité écologique et sociale. C'est en tout cas le drame du capitalisme de craindre avant tout la surproduction et ne pouvoir s'adapter à une économie d'abondance qui ne réduit en rien son productivisme mais l'oblige à créer une rareté fictive en instituant des droits d'accès ou des brevets ainsi qu'en exacerbant les besoins ou la convoitise. Le capitalisme a besoin de la croissance et doit entretenir la consommation par une publicité incessante ou tenter de s'étendre à de nouveaux secteurs de la vie. Ce n'est pas le cas des pays socialistes qui ne sont pas menacés par la surproduction (hélas). Je ne dis pas cela pour défendre un étatisme aussi dangereux sans doute mais il n'y a pas de publicité dans les pays socialistes, il y a de la propagande, ce n'est pas la même chose. Ils ne poussent pas à la consommation mais imposent au contraire des restrictions en général, sans que cela suffise à préserver les ressources écologiques, il faut le constater là aussi.

L'inconvénient de ne pas reconnaître que le productivisme est consubstantiel au capitalisme, ce n'est pas d'être injuste avec un socialisme cause de tant de désastres et qui mérite bien notre opprobre, c'est d'abord que cela met sur le même plan notre productivisme absurde avec le "productivisme" compréhensible des populations dépourvues de tout. Le péché du capitalisme c'est de ne pouvoir s'arrêter mais jusqu'à ce seuil de contre-productivité, le capitalisme a certainement été un facteur de progrès, allégeant le poids de la nécessité immédiate. Seulement, passé le seuil de l'abondance matérielle, sa capacité libératrice s'est retournée en asservissement totalitaire absurde et sans issue. "On peut définir le développement réellement existant comme une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandises. Il s'agit d'exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressources naturelles et humaines" (Manifeste du réseau pour l'après-développement). Reconnaître que le développement marchand est une colonisation de toute la vie et qu'une économie structurée par le profit ne peut sortir du productivisme nous oblige surtout à construire une autre production, sur d'autres rapports de production qui sont ceux exigés par le travail immatériel, comme l'illustrent les logiciels libres ou la recherche scientifique et qui témoignent de leur incompatibilité avec une logique concurrentielle et productiviste.

- L'apprentissage collectif

La question ne se pose donc pas en terme d'idéologie mais d'organisation, de système de production, et si nous devons atteindre un progrès cognitif, c'est au niveau collectif plus qu'individuel. Il ne s'agit pas de convaincre de vilains productivistes d'être plus sages, les consommateurs de moins consommer alors qu'on les incite en permanence au contraire et que l'argent gagné sera bien dépensé d'une façon ou d'une autre. Répétons-le, c'est une contrainte systémique et pas du tout individuelle, dépendant de l'organisation de la production et non des capacités cognitives de l'individu, ses représentations et son idéologie. Plutôt que de psychologie individualiste nous enfermant dans l'intérêt personnel, il s'agit d'apprentissage collectif et de processus historique. Les idées n'émergent pas des interactions individuelles empiriquement, comme d'une fourmilière, mais se construisent dialectiquement et historiquement à partir de systèmes de pensée hérités et de l'expérience pratique quotidienne. Les idéologies comme les religions s'imposent par un faisceau de significations où entrent en jeu l'intérêt immédiat, l'expérience pratique, les croyances précédentes et le rôle des institutions ou des systèmes de communication mais la base matérielle et organisationnelle est largement plus décisive que les inclinations personnelles, la bonne volonté ou la discipline individuelle.

Loin d'être un self made man, l'individu est ostensiblement un produit de l'histoire, de la culture et de sa position sociale. Résultat récent d'un processus d'individuation, il n'est pas aussi essentiel qu'on se l'imagine de nos jours bien qu'il y engage toutes ses passions. En effet, le plus important sans doute dans les idéologies, auxquelles Ricoeur oppose l'utopie révolutionnaire, c'est le rôle de justification de ce qui est, de l'ordre établi, et cela concerne directement reconnaissance et narcissisme de l'individu. Même celui qui est exclu ne peut s'empêcher de penser qu'il ne vaut vraiment rien, et celui qui gagne beaucoup d'argent est toujours persuadé de ne pas l'avoir volé et de valoir largement ce qu'il a. Simple persuasion de l'habitude. Cela implique qu'il est vain d'essayer de convaincre les gens de l'injustice de leur vie et du système qu'ils soutiennent s'ils n'ont pas vraiment le choix. On ne peut vivre dans la mauvaise conscience. Il faut absolument offrir une alternative, une autre fonction, une autre vie, une autre logique de revenu et de valorisation qui produira une autre idéologie, fondée sur d'autres valeurs mises en oeuvre concrètement. Il ne s'agit donc pas de renforcer le moralisme contre un productivisme qui nous habiterait comme le diable en nous, alors que c'est si récent et que la publicité doit l'entretenir sans cesse. Si nous pouvions opter même en très grand nombre pour une vie frugale (n'y-a-t-il pas des milliards de gens dont la vie est si miséreuse), rien ne serait changé pourtant, ou presque, du productivisme marchand, de même qu'il ne suffit pas d'être pacifique pour arrêter une guerre, ni de se taire pour arrêter le brouhaha. C'est bien la base matérielle qu'il faut changer, un bouleversement collectif des conditions de vie et des façons de gagner sa vie, la possibilité d'un emploi qui ne soit pas contraint par la rentabilité immédiate et la compétition productiviste. Il ne suffit pas pour cela de "prendre le pouvoir", c'est une construction lente et difficile qui prendra du temps, une aventure collective qui doit se corriger sans cesse et progresser pas à pas.

La société n'est certainement pas "un effet émergent des interactions cognitives entre les individus" comme le prétendent les partisans de l'autopoiésis alors que la société, sa langue et sa culture constituent notre origine, culture qui consiste en structures préexistantes, échanges réciproques de femmes, de meurtres et de dons, inscrits dans une tradition, partageant une langue commune et s'exprimant dans des dispositifs contraignants. Des effets de foule, d'opinion et de mode peuvent émerger mais ils ne portent qu'à faire sens dans une histoire moins éphémère. Le "general intellect" n'est pas "dans toutes les têtes" mais est plutôt gravé dans les textes, contenu dans toutes sortes de mémoires. Il y a une objectivité de la science et de la culture comme il y a une transcendance du monde et des problèmes écologiques qui ne dépendent pas de l'opinion qu'on peut en avoir.

Cet univers de l'information, de la culture et de l'idéologie n'est pas arbitraire ni régi par des rapports de force ou des effets de masse (comme dans les mondes matériels ou énergétiques dont l'effet est proportionnel à la force en jeu). Une parole peut tout changer, dite par un seul : solution trouvée qui s'impose à tous par la simple logique, vérité qui démasque un mensonge ou bien résistance proclamée qui renverse les rôles et transforme une défaite en victoire. Bien sûr, il ne s'agit pas de dire ou croire n'importe quoi. La force de l'information est sa justesse, ce qui donne poids à nos paroles c'est leur vérité, l'accès donné à une réalité effective. Tout ne se réduit pas à l'immédiateté des consciences et au conformisme de la pensée (qui existe sans conteste) mais certaines vérités une fois dites ne peuvent plus s'oublier (d'autres s'usent en se disant ou se refoulent en voulant s'affirmer comme un amour juré). L'écologie fait partie de ce qu'on ne pourra plus jamais oublier même s'il faut le temps pour s'en convaincre et comprendre toutes ses conséquences. Nous devons progresser dans la connaissance des faits et des stratégies de sauvegarde de nos conditions de vie, de lutte contre l'entropie qui nous menace toujours mais nous devons pour cela nous constituer d'abord en collectivité politique assumant nos responsabilité sociales. L'enjeu est cognitif et politique bien plus que moral ou émotionnel.

 - Sacrifice individuel ou développement de réseaux

Si être écologiste implique d'être contre la croissance, il faut être conscient du fait que c'est complètement antinomique avec le capitalisme. Ce n'est pas rien et il ne suffit pas de le dire, cela nous met au défi de pouvoir s'en passer. C'est ce qui oppose les écologistes à la gauche, car la gauche est effectivement productiviste, la social-démocratie est productiviste (mais il ne faut pas confondre social-démocratie, basée sur la généralisation d'un salariat protégé dans une société de marché, et les régimes communistes qui ne sont d'ailleurs pas tellement "marxistes"). Il ne suffit pas malgré tout d'être pour la décroissance, un appauvrissement généralisé. Je crois au contraire qu'il faut défendre le développement humain (le développement est une complexification, une différenciation, une division du travail, une optimisation énergétique s'opposant à la croissance quantitative). Défendre une qualité de vie future n'a de sens qu'à défendre une qualité de vie maintenant et pour tous bien plus qu'à défendre restrictions et suffisance. S'il faut un revenu suffisant pour tous, c'est plutôt dans le sens d'un minimum nécessaire et non d'une limitation de toutes nos ambitions, même si un maximum parait bien souhaitable aussi.

Non seulement je ne crois pas qu'une conversion des valeurs suffise pour arrêter la croissance et le gâchis de nos ressources alors que c'est l'organisation qu'il faut changer, mais je ne crois pas que la perspective de "vivre mieux avec moins" soit désirable sous cette forme trop générale. D'abord cela n'est pas si éloigné de l'obsession d'optimisation du productivisme, ensuite on peut y voir une dimension moraliste ou sacrificielle, enfin cela peut conduire à un repli sur soi, un rétrécissement. Pour ma part il me semble préférable de libérer des forces productives inemployées, développer les capacités de chacun, s'engager dans un projet collectif, retrouver un avenir. L'écologie politique ne se réclame pas d'une austérité morale mais de limitations objectives et de l'engagement dans une finalité collective plutôt que de la pureté des coeurs.

Il faut bien sûr essayer de vivre en consommant moins, c'est effectivement vital, mais c'est une question de mode de vie et de réseaux, pas d'imaginaire social. Si on pouvait supprimer la publicité, ce serait déjà un grand pas (si c'était possible sans augmenter encore plus la précarité des emplois). Mais réduire la consommation de marchandises ne veut pas dire qu'il faudrait consommer moins de livres ou de musique, qu'il faudrait se satisfaire de ce qu'on a et de ce qu'on connaît déjà alors que nous avons tant à apprendre encore. L'humanité ne peut être satisfaite de son sort, nous sommes nés pour grandir et le désir est le propre de l'homme, sa folie constitutive, désir jaloux de la jouissance de l'autre que nous ne pourrons pas éteindre mais qui peut s'exprimer autrement qu'à travers l'accumulation de marchandises. La sagesse n'est pas faite pour l'individu, hors d'atteinte du philo-sophe, même si c'est une exigence pour les nations, et l'écologie n'est pas une contrainte supplémentaire mais une libération de l'individu. Reste qu'il faut détourner la consommation sur les services ou l'immatériel et qu'on peut agir en consommateur citoyen, non pas tellement en réduisant sa consommation que par l'encouragement de réseaux alternatifs dont le commerce équitable n'est qu'une ébauche encore très insuffisante. C'est là encore le circuit qui est décisif. Ainsi, consommer Bio n'est pas seulement bon pour notre santé, luxe réservé aux nantis, c'est aussi bon pour l'agriculture, pour l'avenir, pour construire des réseaux de distribution alternatifs. Tout ceci est essentiel à condition de s'inscrire dans une alternative qui porte vraiment l'ambition de se passer à terme du capitalisme afin de rendre ce monde plus supportable et durable, en dépassant le productivisme dans la production elle-même.

Voir aussi : La consommation comme reproduction

Jean Zin 25/07/03

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