Pour un plein emploi de la vie (programme préalable)
Ecologie, services publics et développement humain
La contestation altermondialiste ne peut se réduire
à la simple conservation des protections sociales, d'autant plus
si elle est consciente des questions écologiques et du fait que le
productivisme ne peut être ni durable, ni généralisable.
La pensée globale écologiste doit remonter aux causes et ne
peut se limiter aux effets les plus voyants sur notre environnement immédiat.
On ne pourra éviter des réformes radicales, nos institutions
qui ont plus de 50 ans ont besoin d'être rénovées, repensées
autour de conquêtes nouvelles pour tenir compte des évolutions
techniques et démographiques, nous protéger de la nouvelle
précarité de l'emploi et de la dégradation de nos conditions
de vie, s'engager dans la réduction des inégalités et
l'investissement dans l'avenir. Plutôt que de sacrifier toutes nos
bases vitales aux illusions du plein emploi et d'une croissance destructrice,
il nous faut reprendre l'initiative, en relocalisant l'économie, et
retrouver ainsi une communauté politique ainsi que le plein emploi de nos
vies, de nos capacités individuelles et de notre intelligence collective.
Aux impasses du développement économique, nous devons opposer
les contraintes écologiques ainsi qu'un développement humain
qui est le seul développement désirable. Pour cela, il faudra
:
- Produire autrement par une relocalisation de l'économie, les
échanges locaux et des coopératives municipales fournissant
les moyens de valoriser les compétences de chacun
- Garantir un revenu, l'accès aux soins et aux services publics
- Développer l'autonomie, la formation, la qualité de la vie et
la démocratisation
- Réduire les inégalités, les pollutions et la destruction de nos ressources.
[Les propositions qui suivent ne visent pas à
imposer un point de vue mais à lancer la discussion
en posant à chaque fois la question de la faisabilité à
moyen terme, en même temps que celle de savoir si cela peut constituer
une alternative à la hauteur des problèmes écologiques
qui se posent.]
1. Produire autrement
Relocalisation, coopération, développement humain, monnaies plurielles, circuits alternatifs
C'est l'industrie et le règne du profit à court terme qui détruisent notre environnement,
c'est pour maintenir croissance et emploi que nous devrions consommer toujours
plus, c'est enfin le productivisme au service des marchés financiers
qui livre les salariés à la concurrence, à la précarité
et au chômage. Il faut donc d'abord une alternative à la production
capitaliste. C'est le point le plus décisif mais aussi le plus difficile, donc celui qui exige le plus de débats.
Il ne s'agit en aucun cas de prendre possession de l'instrument de production
actuel, de renverser le système capitaliste, encore moins d'arrêter
toute production ou d'abolir les marchés. Nous avons besoin de maintenir
la continuité de la production et des échanges, pour assurer notre survie. Ce n'est pas
en "prenant le pouvoir", c'est-à-dire en changeant de maître,
ni même par de meilleures régulations, que nous pouvons changer
la logique des instruments de production mais seulement en construisant patiemment un nouveau mode
de production, une économie plurielle pouvant constituer à
terme une alternative au capitalisme salarial. En attendant il faudra bien
réguler l'économie marchande pour limiter ses dégâts,
ce qui n'est rien d'autre que protéger ses investissements, et non
les décourager, en les rendant plus durables. Il ne s'agit pas de
désigner un ennemi, bouc émissaire de nos impasses bien trop réelles.
Nous n'avons pas d'autre ennemi que la bêtise et l'imprévoyance,
un égoïsme trop étroit et le culte béat du profit
à court terme. Plutôt que de se limiter aux rapports de force,
à l'opposition et la résistance, il faut élaborer une
alternative à la logique du profit et de la concurrence. Les logiciels
libres manifestent que l'ère informationnelle non seulement permet mais exige des logiques de
coopération et de gratuité auxquelles la logique marchande
concurrentielle n'est pas adaptée et qu'il faudrait encourager, rendre
simplement possibles, sans s'imaginer pour autant que tous les commerces pourraient
se passer de la concurrence et du profit. La place du marché restera
importante dans la cité, comme elle l'était avant le capitalisme.
Il ne s'agit pas d'abolir le salariat capitaliste et le marché mais
de contenir leur impérialisme, de réduire leur champ, et de
fournir ainsi d'autres modes de revenu et d'échange se mesurant à
des enjeux à plus long terme que la productivité immédiate.
Améliorer la régulation du capitalisme
(Taxe Tobin) et la gouvernance d'entreprise, les normes sociales et environnementales
ainsi que les conditions de travail, voire encourager une "écologie
industrielle" limitant les déchets et les transports, reste absolument
indispensable mais ne peut être suffisant par rapport aux impasses
écologiques à plus long terme. Il faut construire une alternative
au productivisme du capitalisme salarial. Pour ne pas dépendre de
logiques financières lointaines ne prenant en compte que la rentabilité
trimestrielle des actions, il n'y a pas d'autre moyen que de relocaliser
l'économie, revenir à une économie de face à
face, de rapports humains et de responsabilité politique. Il faut
transposer au niveau local les nationalisations et l'économie mixte
qui ont été à la base de notre développement
et du progrès social pendant les 30 glorieuses. Cela doit se faire
par une synergie entre secteur marchand et public, à la fois par une
participation des autorités locales au capital des entreprises territorialisées
et par la constitution de coopératives municipales pour abriter les
activités non concurrentielles en garantissant un revenu et en favorisant
les échanges locaux. Pour que cette économie plurielle et locale
ne sombre pas dans un nouveau féodalisme, il faut la combiner avec
une redistribution des ressources et des normes sociales nationales ou européennes,
et surtout l'intégrer dans des circuits alternatifs aux niveaux régional,
national, européen, mondiaux.
La justification de la propriété privée
et du libéralisme a toujours été l'optimisation de l'allocation
des ressources par rapport aux biens communs laissés à l'état
d'épave ou de friche (Locke). Comme dit Marx, "A l'origine, les dons
de la nature sont abondants et il suffit de se les approprier" (Economie II, p290). Aujourd'hui que les ressources naturelles ne sont plus à l'abandon
ni gratuites mais surexploitées et menacées par notre industrie,
il faut plutôt les soustraire à la prédation de l'intérêt
privé, mettre fin à la concession illimitée donnée
aux industriels sur notre environnement. Le principe pollueur payeur est contaminé
par le libéralisme marchand, comme si tout pouvait se payer. La réparation
des dégâts serait plus acceptable mais n'est pas toujours possible.
Le principe de précaution est beaucoup plus juste, comme exigence
d'éviter les catastrophes écologiques, obéissant au
principe de soutenabilité ou de régénération,
limitations bien réelles qu'on ne peut absolument pas négliger.
Il y a une obligation de résultat, pas seulement une obligation de
moyens. Ce n'est pas une question de prix et réserver les ressources
naturelles aux plus riches est absolument inacceptable.
Par contre face au gâchis humain de la société de marché,
nous devons construire un nouveau mode de production sur la valorisation
de nos ressources humaines, de nos potentiels et de nos connaissances, la
libération et le développement des nouvelles forces productives
trop souvent méprisées et mises au chômage, réduites
scandaleusement à l'état d'épave humaine, alors qu'elles
représentent le coeur de la richesse à venir. L'appropriation
capitaliste et le système des brevets se révèlent inadaptées
à l'émergence de cette économie cognitive, en voulant
limiter artificiellement le partage des innovations et en instituant des
obstacles fictifs à la diffusion de créations immatérielles
se caractérisant justement par leur reproductibilité à
un coût presque nul. Le salariat aussi a beaucoup de mal à s'adapter
aux incertitudes de la programmation et du travail créatif. Il est
tout aussi inadapté de vouloir que chacun vende son expertise et,
tienne les rôles de l'artiste et de l'impressario en même temps,
la personne devenant une entreprise ou un produit sur un marché. Les
logiciels libres souvent supérieurs aux produits commerciaux ont valeur
de démonstration de la nécessité d'une logique de coopération
scientifique dans une part grandissante de la production immatérielle.
Encore faut-il permettre ces nouveaux rapports de production par une politique
de revenus qui rende possible le développement de ces prestations
gratuites, et couvre les risques d'une créativité débridée.
La garantie du revenu est un préalable pour échapper à
la pression concurrentielle ainsi qu'à une productivité à
court terme. Il ne suffit pas malgré tout de corriger la distribution
des revenus, il faut être capable de fournir à chacun une
activité valorisante, mais aussi d'assurer réellement la reproduction
de la société, en se passant de plus en plus du capitalisme
et donc en subvenant à nos besoins, pas seulement matériels
(pour cela l'automatisation réduit à bien peu les emplois industriels)
mais surtout relationnels et culturels, prioritairement dans les domaines
de la formation, de la santé et de l'aide aux personnes.
La garantie du revenu est nécessaire à
la formation et la reproduction des travailleurs mais elle n'est pas
suffisante pour changer la production et la logique du profit. Il faut pouvoir
disposer d'une véritable alternative au salariat, permettant d'offrir un complément de
revenu, une fonction sociale et l'utilisation des compétences
individuelles au profit de la collectivité plutôt que de laisser
le secteur marchand prendre la place. Cette nouvelle économie à
la fois relocalisée et centrée sur les compétences individuelles
peut s'articuler autour d'une structure de production (les
coopératives municipales), des ressources locales (monnaies plurielles) et l'organisation des échanges
locaux (SEL) intégrés dans des circuits alternatifs (financiers,
commerciaux, techniques) à tous les niveaux, régionaux, nationaux,
européens, mondiaux. Il ne s'agit pas de construire un projet utopique
mais de mettre à l'épreuve des expérimentations concrètes
qui n'idéalisent pas nos comportements et nos motivations mais évaluent
les résultats, corrigent le tir régulièrement pour
atteindre nos objectifs sociaux selon des procédures démocratiques
d'autogestion adoptant un pilotage par objectif qui laisse la plus grande
autonomie aux acteurs plutôt que d'établir
a priori un programme et des budgets. Répétons-le, nous avons une obligation de résultat, pas
seulement de moyens. C'est un travail de longue haleine qu'il faut initier
sans tarder, une lutte pour la survie qui n'est pas gagnée d'avance ni une fois pour toutes, mais
qui exige l'engagement dans une patiente (re)construction de l'avenir.
Il ne s'agit donc pas de défendre un tiers-secteur complétant l'offre
marchande ou servant de voiture-balai au marché du travail, ni de
se replier dans des associations marginales ou charitables, mais bien de politiser
l'économie locale, réinsérer l'économie dans
le social et la politique, abolir l'autonomie du marché ainsi que la séparation
du travail et de la vie, sans prétendre pour cela décider de tout mais
en développant au contraire l'autonomie de chacun (ce que Amartya
Sen, prix Nobel d'économie 1998, appelle le développement humain).
Sortir du capitalisme salarial peut nous permettre
de sortir de la société de consommation et de la multiplication
insoutenable de marchandises au profit d'une consommation de services et
de biens immatériels reproductibles et partageables qui ne coûtent
presque rien en énergie dépensée. Une fois brisé
le lien absurde entre consommation et emploi, il faudra arriver à remplacer
la publicité par une véritable communication, si ce n'est la
supprimer complètement sous sa forme de réclame. Avec le développement
humain, la priorité écologique doit être donnée aux économies
d'énergies, travaux d'isolation et développement des énergies
renouvelables.
Restera à régler la gigantesque question des transports qui sont le facteur
principal de l'accélération de l'effet de serre. Pour cela
il faut favoriser les circuits courts, ce que devrait permettre la relocalisation
de l'économie, mais ce ne sera pas suffisant. La gratuité des
transports en commun semble bien indispensable. En tout cas, il faudra limiter
d'une façon ou d'une autre l'utilisation des énergies non-renouvelables,
en privilégiant les systèmes de quota plutôt que les
taxes. On ne peut vouloir vivre dans des sociétés fermées
mais l'explosion des transports n'est pas soutenable et rend le monde trop
homogène, de sorte qu'on ne pourra bientôt plus voyager
car ce sera partout pareil. Il faudra donc trouver des compromis et organiser
autrement la circulation des biens et des personnes, ce qui va bien au-delà
du prix du pétrole.
Il faut souligner que la réduction du temps de travail
ne peut être suffisante pour entamer une décroissance dans
une économie capitaliste basée sur la croissance. La réduction
du temps de travail a longtemps été prioritaire pour la santé
des travailleurs qui travaillaient plus de 10 heures par jour et la revendication
des trois huits était déjà une exigence écologique
mais il semble qu'on ait atteint là une limite si ce n'est avec
les 35 heures du moins avec la semaine de quatre jours. En effet, bien qu'une
conception rationaliste d'une écologie du travail préconise
un équilibre des temps sociaux entre travail, famille et loisirs,
il n'est pas du tout certain que ce soit un rythme souhaitable pour tous,
tout le temps et pour toutes les professions. Les femmes sont les plus
motivées pour ce partage équilibré entre famille, travail
et loisir mais de nombreuses activités sont intermittentes et déséquilibrées
avec des périodes de travail intense et d'autres d'inactivité,
de recherche ou de repos. En particulier tout ce qui touche à la
création et au spectacle (sans oublier l'informatique et la recherche)
alterne des phases d'excitation ou de stress et des phases de récupération
ou de prospection. L'intermittence et la flexibilité ont d'ailleurs
tendance à se généraliser dans une société
par projet et une économie de la demande et des services, on n'y
peut pas grand chose la plupart du temps, les prestations de service ne
pouvant pas être stockés, mais du moins il faut assurer une
continuité du revenu et du statut de l'intermittent, un statut professionnel,
ce qui revient à tenir compte de la participation de l'intermittence
à la productivité ainsi que de la nécessité de
sauvegarder les compétences acquises. Il ne faut pas vouloir homogénéiser
tous les temps et toute la société dans une trop ennuyeuse
régularité, un délire rationaliste qui garderait
du productivisme l'obsession de l'optimisation et du calcul. Cela ne doit
pas empêcher malgré tout une certaine coordination des temps
sociaux, ni de favoriser le temps partiel (comme en Hollande) et une vie
plus équilibrée par des mesures adaptées (modulation du temps de travail au cours de la vie). En tout cas,
il ne faut pas rêver, même une réduction du temps de travail à 32H ne diminuerait
pas notablement la croissance, le productivisme et l'insoutenabilité
de notre économie.
Ces propositions visent à dépasser la
simple amélioration aux marges de la société de marché sans tomber dans l'étatisme.
On ne peut se suffire d'une meilleure régulation, pourtant plus nécessaire
que jamais au niveau mondial, ni se contenter d'une simple réduction du temps de travail ou d'une décroissance
qui ne changerait pas la logique productiviste. Ces propositions visent à
dépasser aussi la conception d'un tiers secteur qui ne ferait que
compléter l'offre marchande et recueillir les exclus du marché.
Il s'agit d'initier un mouvement, de se donner un objectif, pas de s'imaginer
qu'on sait tout d'avance ni que ce sera facile, mais il faut se persuader
qu'il ne suffit pas de prendre le pouvoir pour construire une alternative,
c'est dès maintenant, au niveau local, que nous pouvons commencer
l'expérimentation de nouveaux rapports de production, d'un plein
emploi de nos vies et de nos richesses même si pour cela nous avons
besoin de nouveaux droits pour lesquels nous devons engager sans tarder un combat politique.
2. Garantir les revenus
Retraites, chômage, minima, intermittents, formation, statut professionnel
Si l'organisation de la production est déterminante,
elle repose sur un système de distribution des revenus qui en assure
la reproduction. La question du revenu est désormais insistante,
du salaire minimum, aux minima sociaux, aux allocations chômage, aux
intermittents du spectacle ou aux retraites. Dès lors que le financement
des retraites est remis en cause et qu'on met en avant l'égalité
entre public et privé, c'est du même coup la question de l'inégalité
des retraites et des
salaires ainsi que la garantie des revenus sur toute la vie. On se rend bien compte
qu'on ne peut séparer la question de la retraite de celle du chômage
et du temps partiel, notamment pour les femmes puisque la retraite est une
sorte de récapitulation de toutes les inégalités subies
dans le travail. Les périodes de formation s'allongeant, leur financement
et leur incorporation dans le temps travaillé devient de plus en plus
indispensable. On se rend compte à quel point le revenu est de plus
en plus déconnecté du travail direct et de la productivité
à court terme, ce qui impose une garantie du revenu sur toute la vie et le passage
à une nouvelle logique de distribution des revenus (dont 30% sont
déjà redistribuées). Les partisans d'un revenu d'existence
ont eu bien raison de mettre la garantie du revenu au premier plan d'une
lutte contre la précarité grandissante, mais ils ont eu tort
de négliger l'accès de tous à une activité valorisante
et la construction d'une production alternative au salariat. Le revenu est
une condition nécessaire, ce n'est pas une condition suffisante.
La garantie du revenu doit s'étendre, avons-nous vu, au temps
de formation mais ne peut se limiter au "revenu minimum". Au-delà
des conditions de simple survie, de l'autonomie financière et de la
liberté de choisir son emploi, il faut garantir une certaine continuité des revenus pour assurer la reproduction des
travailleurs, de leurs conditions de vie et de leurs capacités. Les allocations de chômage
remplissent de moins en moins ce rôle de continuité du revenu
qu'il faut retrouver à partir d'un "statut professionnel", au-delà de l'emploi (Supiot).
Il faut admettre une certaine hiérarchie des salaires, ne serait-ce qu'à
cause des différences de formation et de responsabilité ou des différents besoins de chaque profession,
en étant conscient de la part d'arbitraire de toute hiérarchie
(qui peut faire l'objet d'une convention collective négociée
par les syndicats). On ne peut pas plus se fier au "marché du travail"
qu'au marché de l'occasion pour déterminer le juste prix, comme
l'ont montré les prix Nobel d'économie 2001. L'accès
égalitaire aux emplois n'est qu'une illusion, les réseaux de relations remplacent
déjà un marché qui n'est plus que de façade.
Il est aussi de plus en plus difficile de déterminer l'apport de chacun
dans une performance collective et donc de mesurer un salaire individualisé. Une part
du revenu doit donc être garantie. Il reste cependant indispensable
qu'une part variable du revenu encourage les performances et la réponse
aux demandes sociales, feed-back matérialisant la reconnaissance
sociale. Le revenu pourrait donc être constitué de trois parts
: une part universelle, une part statutaire et une part variable plus ou
moins reliée à la productivité individuelle.
Si tout le monde ne peut avoir le même revenu, encore moins le
seul revenu minimum, il faut discuter de l'articulation entre revenu garanti
et revenu d'activité, part fixe et variable, notamment pour les retraites
car dès lors que la retraite par répartition exige d'augmenter
les cotisations retraite des plus pauvres aussi, cela remet en cause les inégalités
de retraite. Il faut savoir qu'au Danemark, les retraites comportent
une "pension universelle" de 800 €, égale pour tous et une pension
complémentaire proportionnelle aux salaires versés (la retraite
moyenne est de 1950 € et l'âge officiel est de 67 ans mais l'âge
moyen de départ à la retraite est de 60 ans). C'est sans doute
laisser une place à la capitalisation individuelle mais il faut bien
admettre que la notion même de retraite change de sens depuis que les
retraités restent valides beaucoup plus longtemps (bien que les arrêts
de travail se multiplient après 55 ans). Pour eux, comme pour les
autres, il doit être possible d'avoir une activité valorisante
plutôt que de se retrouver exclus de tout statut social ou livrés
à l'industrie des loisirs. Cette activité ne doit pas être
obligatoire et peut être familiale, intermittente, à temps partiel,
mais il faut savoir que la retraite comme le chômage tuent beaucoup plus qu'on ne croit.
Il y a de nombreux morts dans les 6 premiers mois de la retraite, morts de
solitude et d'ennui, même si la plupart s'adaptent bien et restent
actifs, voire s'épanouissent. S'il n'est pas question d'obliger en
quoi que ce soit les retraités à travailler, il faut non seulement
leur en donner la possibilité mais favoriser leur insertion, tout
comme pour les chômeurs. Cela implique à l'évidence d'adapter les conditions
de travail et de généraliser le temps partiel, ce dont tous
les travailleurs devraient bénéficier.
Une politique de revenus a une dimension locale et ne
se limite pas à la distribution monétaire mais peut prendre
la forme de la gratuité de certaines prestations et de l'accès
aux services publics. La mise en circulation d'une monnaie locale,
type SEL ou Tickets restaurants, peut grandement faciliter la mise en oeuvre
de cette politique et dynamiser les échanges locaux sans trop peser
sur le budget municipal ni même national. Les mutuelles pourraient
participer à cette création monétaire et accélérer
le mouvement.
3. Gratuité des services publics
Réseaux, formation, santé, transports, services aux personnes
La garantie de revenu n'est pas suffisante, il faut
aussi assurer la gratuité d'un grand nombre de services publics, au
moins leur accès à tous, qui peut être facilité
par des monnaies affectées. La relocalisation de l'économie
ne signifie pas qu'il serait souhaitable que chacun se referme sur soi et
sur ses querelles de clocher, mais s'intègre au contraire à
des circuits alternatifs et des réseaux internationaux. Il faut aussi
des institutions nationales et des systèmes de communication qui irriguent
le territoire. Le mouvement contre la décentralisation des personnels
auxiliaires de l'éducation nationale
montre que l'école fait partie de ces institutions qui ne peuvent
être décentralisées sans que ce soit au détriment
des régions les plus défavorisées. La question n'est
pas tant celle de la privatisation. Certaines écoles privées
remplissent bien une fonction spécifique sans être soumises
à la loi du profit. Dans ce cas, et grâce au financement de l'Etat, école privée signifie
expérience indépendante et non pas marchandisation. L'école
doit rester gratuite mais ce qui est revendiqué dans le caractère
national de l'éducation, c'est l'appartenance à un même
corps politique, une même culture, une communauté historique.
La formation ne s'arrête plus au diplôme
dont la signification est de plus en plus incertaine dans un monde où
le progrès des connaissances s'accélère ainsi que le
déferlement de nouvelles techniques. On le dit depuis longtemps sans
en tirer toutes les conséquences, la formation doit s'étendre
désormais sur toute la vie. C'est une question aussi importante que
la formation initiale, et de plus en plus s'ajoutant au temps de travail.
Pour l'instant l'argent de la formation permanente est scandaleusement
sous-employé et dilapidé inutilement. Il faut surtout dégager
le temps nécessaire à la formation et le rémunérer
car c'est de plus en plus la condition de la reproduction et du développement
des compétences. On ne peut plus ignorer le hors-travail lorsqu'il
devient décisif dans les résultats du travail salarié,
comme on ne peut plus ignorer le temps consacré à l'éducation
des enfants dès lors que les femmes deviennent majoritaires dans
le salariat. La productivité à court terme du temps de travail
doit laisser la place à la productivité à long terme
d'une gestion de carrière réussie, des moyens de construire
son avenir. Pour cela il faut non seulement une garantie du revenu mais aussi
des services adaptés, l'accès aux moyens d'un développement
humain, la garantie de ne pas perdre ses compétences. Du coup la fonction
de l'Ecole devrait changer, qui n'est plus de passer des diplômes,
évaluer les performances individuelles, fournir un savoir encyclopédique
vite oublié, former une force de travail normalisée mais pourrait
développer le travail de groupe, fournir des savoirs de base, une
culture commune et des méthodes d'acquisition de connaissances (qui
ne sont pas de la pédagogie), favoriser l'épanouissement personnel
et la diversité des talents, initiant le développement des
capacités de chacun qui doit continuer désormais toute la vie durant.
L'accès à la culture et à la santé doit être aussi très largement gratuit. La santé
ne peut se réduire à la médecine d'urgence ni
à la course technologique mais doit remonter aux conditions de travail
et favoriser l'hygiène, la diététique, la qualité
de l'environnement et des rapports humains. La plupart des maladies sont des
maladies du stress qui renvoient à l'aggravation de la compétition
économique et la dureté des rapports sociaux. Ce sont donc
les conditions de vie et de travail qu'il faudrait changer plutôt que
de s'adapter médicalement à des environnements de plus en plus
invivables, mais la médecine générale doit redevenir
une médecine de la personne dans son milieu et du corps dans son
histoire, faute de quoi les services d'urgence des hôpitaux prendront
sa place. Nous n'avons pas besoin de toujours plus de médicaments,
certains sont déjà très précieux, d'autres
posent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. La nutrition
et l'exercice sont souvent plus bénéfiques à la longue
et coûtent bien moins cher. On semble le découvrir pour le
cancer mais on peut dire que manger des fruits et des légumes est
bon pour tout le monde. Les bons produits sont de véritables médicaments,
les bons légumes poussés sans pesticides apportent des oestrogènes
(qui sont leur insecticide naturel) indispensables à notre santé,
tout comme leurs vitamines et leurs propriétés anti-oxydantes.
Le développement de l'agriculture biologique est donc partie prenante
d'une politique de santé efficace et économe.
La distribution de l'énergie et le réseau de communication
s'accommoderaient mal d'une dimension locale. On doit les faire rentrer
dans les services publics nationaux. D'ailleurs Internet est une création
de l'Etat fédéral américain. La dimension nationale
ou multinationale est sans doute plus contraignante ici que le caractère
public ou privé mais l'enjeu est d'assurer le même accès
à tous sur tout le territoire sans multiplier inutilement les réseaux
parallèles. La gratuité totale n'est pas toujours possible dès
lors qu'il faut gérer des capacités et des pics de communication,
mais il faut au moins assurer un accès minimum pour tous.
Pour les transports l'enjeu est sans doute notre
mode de vie, en tout cas c'est le plus grand défi écologique
auquel nous avons à faire face pour arriver à une indispensable
réduction des émissions de gaz à effet de serre. On
sait que l'accélération de ces émissions aggrave dramatiquement
la rapidité du réchauffement de la planète en déstabilisant
le climat jusqu'à risquer une rupture de seuil par libération
du méthane contenu dans la mer. Nous n'avons pas beaucoup de certitudes
mais assez pour s'inquiéter sérieusement et les transports
sont le facteur principal d'augmentation des émissions de CO2. La
modération est d'autant plus de mise que cette surconsommation n'est
pas durable ni généralisable et la substitution par l'hydrogène
ne semble pas résoudre la question même si elle semble souhaitable
(mais on craint que des fuites aggravent l'effet de serre en produisant plus
de vapeur d'eau). Il faudra donc bien limiter les transports individuels ainsi
que les transports de marchandises en favorisant les circuits courts de commercialisation,
le ferroutage ainsi que des transports en commun gratuits, pratiques et non
polluants. Il semble que, au moins pour la campagne où les commerces
de proximité se font rares, il faudrait que la poste se transforme
en service de livraison à domicile plutôt que d'obliger chacun
à prendre sa voiture pour se ravitailler. Un monopole public des services
de livraison serait sans doute une économie de trajets appréciable.
Ce n'est pas une lutte pour maintenir le service public que nous devons mener
ici mais bien pour le développer, faire du transport un véritable
service public et un enjeu politique, ce qu'il est loin d'être pour
l'instant.
La défense des services publics ne doit pas signifier
leur sclérose ni nous dispenser d'en critiquer la bureaucratie et
les dysfonctionnements. Il y a une calomnie facile des fonctionnaires qu'il
faut dénoncer fermement mais il y a aussi de véritables rigidités
des administrations publiques, rigidités à laquelle il faudrait
remédier tout comme aux excès du marché, ce qui peut se
faire dans la collaboration avec des associations locales par exemple. Le
recrutement sur concours est un principe d'égalité et de transparence
qu'il ne faut sans doute pas abandonner mais qui ne peut plus être
désormais la seule voie d'entrée dans la fonction publique. Les concours comme
les diplômes ont perdu beaucoup de leur valeur avec le temps. Il y
a donc la question du statut des fonctionnaires et de leur recrutement, alors qu'il y a de plus en plus
de contractuels et que la précarité pénètre la
fonction publique par les CES et les emplois jeunes. Il y a d'autre part la question de
l'entreprise publique, son organisation et sa centralisation. Il y a aussi la question
de la répartition des moyens et de la couverture du territoire. Il
y a enfin la question de la mission de service public.
De même que le service public de santé peut être effectué
par des généralistes indépendants, de même le
développement nécessaire des services à la personne
gagnerait à ne pas être trop institutionnalisé et fonctionnarisé,
laissés au choix de ceux qui en ont besoin et remboursés aux associations ou aux indépendants, selon
un tarif conventionnel ou par un système de bons.
4. Démocratisation de la société et du savoir
La relocalisation de l'économie est une
nécessité écologique (circuits courts) et sociale
(développement humain) mais aussi démocratique. La
démocratie est d'abord locale. C'est
à ce niveau qu'il peut y avoir véritable participation dans
un débat de face à face. Il faut favoriser l'expression des
citoyens et la circulation de l'information, ne pas se satisfaire d'une démocratie
compétitive mais essayer de démocratiser le processus de décision
et de construire une démocratie cognitive, informée et contradictoire,
exprimant les oppositions et construisant un consensus avec ceux qui sont concernés, en leur permettant
de participer à l'élaboration des projets et pas seulement
aux décisions finales. On ne peut considérer la démocratie
comme un état de fait qui serait entièrement satisfaisant mais
comme une exigence, un horizon. Il faut en dénoncer tous les dysfonctionnements
et s'engager dans un effort constant de démocratisation. Non seulement
cela ne doit pas constituer un repli sur soi mais cette démocratie
locale doit inclure les étrangers résidents, toutes les couches
sociales, et s'intégrer dans des réseaux multiples, les technologies
de la communication permettant des nouveaux modes de collaboration et de consultation populaire.
Le niveau national a perdu de sa
pertinence
face à l'Europe et aux multinationales mais on ne peut se passer
de
ses symboles, de son histoire, de sa tradition, de son langage (et
surtout de ses médias). Il ne faut
pas précipiter l'effacement des images du passé mais
savoir
que la nation a surtout désormais un sens culturel,
interrogation sur
notre passé qui éclaire l'avenir que nous portons. La
politique nationale est surtout affaire de valeurs, d'enracinement
historique, d'explication,
de mobilisation, de communication, lieu du combat idéologique.
Pour
la France, la politique nationale revendique une dimension
plus universelle, une importance plus grande donnée à la
politique
et une responsabilité assumée du devenir de
l'humanité
depuis la Révolution de 1789 au moins. Mais ce qui fait le pays
c'est de payer l'impôt et donc les protections sociales qui y
sont liées.
Après le local, le niveau européen devient le véritable enjeu, constituant
un contre-poids à la vision du monde américaine mais nous devons
expliciter la spécificité du vieux continent enraciné
dans une histoire et ravagé par des guerres sans fin, par rapport
à la conquête de l'ouest, terre désertée pour
quelques Robinsons isolés dans un far-west sans loi. L'échec
de la démocratie américaine et le déficit démocratique
de l'Europe nous mettent devant le défi de l'invention d'une démocratie
européenne qui ne soit pas trop oligarchique. C'est une tâche
difficile. On ne peut se contenter des élections au suffrage universel
de députés ou d'un président. Il faut multiplier les
procédures de consultation de citoyens, les "forums hybrides", les
débats publics. Au moins, le parlement européen devrait disposer de médias
de dimension européenne, une émission de télévision
(pas seulement la retransmission de séances du parlement qui peuvent
avoir aussi leur utilité, comme le montre la retransmission nationale des questions
au gouvernement).
Il faut dépasser enfin compétition et représentation pour construire une véritable démocratie cognitive
où l'important n'est pas de gagner des voix, ni de représenter
son camp mais de se mettre d'accord en connaissance de cause, retrouvant
les vertus des palabres africaines, pour élaborer collectivement
de bonnes solutions aux questions posées par un environnement complexe.
La démocratisation de la société va de pair avec le
développement humain, la formation et l'information de tous, le
partage des savoirs. Les méfaits d'un pouvoir centralisé ne
peuvent plus être ignorés, pas plus que ceux des marchés
laissés à eux-mêmes. Cela ne doit pas nous réduire
à l'impuissance mais nous enjoindre souplesse et prudence pour s'adapter
aux surprises du terrain, ne pas perdre de vue nos objectifs et régler
nos actions sur leurs effets.
Ce que nous pouvons, ce que nous devons faire, c'est
nous accorder sur des finalités humaines, sur un objectif commun
plutôt que sur une stratégie, qui devra être sans
cesse
réajustée selon les circonstances. On doit consulter le
peuple
souverain pour fixer un cap, pas pour fixer un budget et des moyens qui
devront
s'adapter aux résultats. Nous devons avancer en tâtonnant
mais
sans perdre des yeux notre but final, la préservation de notre
avenir.
La première chose que nous avons à faire, ce qui sera
déterminant,
c'est de s'entendre sur l'avenir que nous voulons, sur nos
finalités
collectives [développement humain, relocalisation, autonomie,
revenu garanti, sortie du productivisme,
dématérialisation, coopération,
convivialité, préservation de nos conditions de vie,
principe de précaution, correction de nos erreurs, organisation
apprenante, démocratie cognitive, Europe sociale,
solidarité avec le Sud et gouvernance mondiale des
équilibres écologiques]. La victoire commence dans les
têtes, la bataille est
d'abord idéologique, de rassembler et donner sens aux luttes
sociales
par la construction d'un projet commun.
Jean Zin 25/06/03
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