La guerre de propagande

Je ne pense pas que ma position satisfasse ceux que cette guerre bouleverse mais on est sommé de toutes parts de prendre position sur cette guerre et je pense qu'on a tort. Car derrière la propagande humanitaire, ce qui se joue est un enjeu stratégique de puissance qui se joue de nous.

1/ Pacifisme et non-violence. Je ne suis pas pacifiste car pour être pacifiste il faut être deux. Par contre je crois à l'efficacité de la non-violence souvent bien supérieure aux armes. Je trouve scandaleux que certains défendent leur pacifisme par l'argument qu'ils ne seraient pas prêts à aller mourir pour le Kosovo. Ce pacifisme ne mérite que le mépris. Je suis prêt à aller au Kosovo comme force d'interposition (sans armes, je ne sais pas m'en servir...), je suis prêt a mourir s'il le faut car une vie à n'importe quel prix ne vaut rien ("quoi, vous pensiez vivre toujours!"). La non-violence n'est pas la lâcheté et mieux vaut la violence que la collaboration ou la complicité avec l'oppression. Nous devons nous battre sans cesse contre la brutalité, la misère, la destruction irresponsable de nos ressources. La non-violence est la force des peuples, la violence n'est que la force des armées. Le pacifisme bêlant qui résulte de l'individualisme marchand est aussi ridicule que les va-t-en-guerre angéliques partis pour vaincre le mal, les uns comme les autres voudraient bien "dissoudre la réalité" qui n'est pas conforme à leurs voeux. Est-ce que, pour autant nous pouvons intervenir dans ce conflit qui nous échappe ? Comment un gentil écolo pourrait-il séparer deux brutes qui se provoquent ? En tout cas il faut distinguer l'opposition à la guerre par faiblesse ou égoïsme, le refus de la guerre comme méthode ou la simple critique de la stratégie retenue, de son coût humain.

2/ Propagande du "se battre pour le bien" : il ne fait pas de doute que nous devons aider les Kosovars, au plus tôt et au mieux, seulement ce ne sont pas les seuls qu'il faut aider (Timor oriental, Soudan, Kurdes, Tibet, Chiapas etc.) et ce n'est pas nous qui décidons (l'argument de proximité, de zone d'influence est un argument de puissance géostratégique). Je ne suis pas partisan de l'isolement individualiste qui nous réduit à la passivité politique, nous devons nous battre ensemble sans cesse contre l'injustice et la misère plutôt que de nous occuper seulement de la prospérité de nos petites affaires. Je ne crois pas du tout à la sincérité de la propagande qui manipule nos sentiments, mais je ne conteste pas pour autant son contenu manifeste qui appelle à se battre contre la tyrannie et la purification ethnique. J'en rajoute, car il faut être logique avec la volonté de se battre pour le Bien, et je dis qu'on ne doit pas non plus supporter l'apartheid social et le chacun pour soi qui se détourne de la précarité grandissante, du chômage, des exclus. La guerre ressoude les peuples, il est lamentable qu'on ait besoin de cette menace vitale pour redonner droit à notre solidarité. Nous avons bien besoin de cette solidarité pourtant et nous devons nous appuyer sur la propagande humanitaire qui nous rend coupables du sort du Kosovo pour dénoncer l'injustice et la misère partout (police partout, justice nulle part), devenir vraiment responsables de notre monde. Ce n'est pas la propagande qu'il faut dénoncer mais plutôt la prendre au mot pour dénoncer la réalité. J'ai écris un texte en ce sens (Guerre, guerre, guerre).

3/ Stratégie des puissances. La réalité est très différente des illusions de l'idéologie et on risque de s'y égarer. D'une part il y a le fait que toute société est fondée sur des discours, des valeurs, des théories et des pratiques. Ces discours idéologiques indispensables justifient la société de leur temps par sa supériorité supposée en terme de valeurs. C'est toujours contestable et c'est bien ce que les communistes rétorquaient aux américains : vous préférez la liberté avec riches et miséreux, nous préférons la sécurité sans chômage. Toute idéologie justificatrice a vocation à s'imposer aux autres puisque c'est sa fonction. Le problème ne vient pas de là, mais de ce que cette idéologie trouve parfois des conditions où elle sert à justifier l'engagement de nos forces dans une guerre à une autre idéologie (colonialisme, guerres religieuses, "ethniques"), qui est aussi une guerre de communication. A la base cependant, il n'y a qu'un jeu de puissances qui ne dépend pas de nous (ni de l'ONU, ni de nos députés apparemment). Si nous étions la principauté de Monaco, nous ne nous sentirions pas responsables du Kosovo, la puissance créé des devoirs. Si Milosevic ne pensait pas faible la puissance des occidentaux option zéro-mort, comparée à sa maîtrise du terrain, il ne tiendrait pas tête à l'OTAN. Or l'OTAN existe et venait de changer de mission, depuis la chute de l'URSS, en se renforçant à l'Est. La force de l'OTAN, qui avait besoin de s'affirmer, ne pouvait tolérer trop de concessions face à Milosevic sans se dévaluer elle-même. Dès lors c'est la crédibilité américaine qui était en jeu et leur volonté d'hégémonie mais en survol et de loin, avec ce bon mot des militaires : les "frappes chirurgicales". L'OTAN ne peut pas perdre quoiqu'on en dise, car la guerre c'est payer les dettes de ses menaces, mais il y a déjà une donnée grave qui va influencer toute stratégie à venir : Les militaires ont dû se rendre à l'évidence que, malgré toute la technologie, la maîtrise de l'air ne suffit pas et, comme depuis toujours, ce sont les troupes au sol qui occupent le terrain. Ceci remet en selle Russie et Chine qui peuvent aligner des millions de combattants et ouvre une brèche dans la domination américaine, y compris en Europe (car c'est aussi la nécessité d'une armée européenne). Alors que l'Europe existe désormais, certains voudraient qu'on justifie tout ce que font les américains aujourd'hui, parce qu'ils nous ont sauvés contre le nazisme jadis. Mais on peut penser que les européens seuls auraient pris des mesures moins brutales, moins ivres de puissance. Enfin, l'histoire nous enseigne que si Athènes a sauvé la Grèce contre les Perses, elle a ensuite abusée de sa position dominante et, malgré son excellence, a fini par succomber sous la coalition de ses ennemis. La logique de la puissance, la stratégie, n'est pas le domaine du bien et du mal ni de la démocratie contre la tyrannie. Cela ne veut pas dire qu'il suffit d'arrêter tout maintenant que le désastre est total.

5/ L'alternative écologiste. Cette guerre produit curieusement cet effet que chacun se sent responsable de la politique internationale décidée sans nous et qu'on croit devoir donner notre plan de paix ou de guerre (trop ou pas assez réaliste). Qu'allons nous faire dans cette galère ? Nous ne sommes pas en position de diriger les opérations, comme nous ne pouvons accepter un état de fait que nous n'avons pas voulu. Toutes nos positions et manifestations seront utilisés par un camp ou un autre pour des buts qui ne sont pas les nôtres. La politique n'est pas se donner bonne conscience dans l'activisme mais essayer d'intervenir positivement et cela ne semble pas possible dans ce contexte de manipulations par l'information, au service de Milosevic ou de l'OTAN. Il n'y a pas à choisir entre l'OTAN a complètement raison ou a complètement tort, on n'a pas à renier nos buts humanitaires ni la nécessité d'abattre Milosevic mais on n'a pas non plus à cautionner les erreurs et les horreurs des militaires. On ne peut espérer mener les opérations à notre façon et on ne peut faire comme si les enjeux stratégiques de l'OTAN ne dépassaient pas largement le sort des populations. Il me semble que nous devrions nous limiter à prôner d'autres méthodes et soutenir les peuples en danger partout sans prendre parti dans l'affrontement militaire ni prêter le flanc aux manipulations. J'ai bien conscience que ce n'est pas satisfaisant pour les militants. Je trouve effectivement que notre impuissance générale à changer le monde n'est pas satisfaisante du tout. Quel Bonaparte va diriger nos armées révolutionnaires ? Quelle pétition arrêtera la guerre ? Il me semble qu'on ne peut faire mieux que prendre ses distances avec les logiques militaires, dénoncer l'absence de démocratie ici et prendre au mot toutes les bonnes intentions de la propagande pour mobiliser la société autour de la construction d'une véritable Europe démocratique et juste. Il est difficile de ne pas succomber à une hypnose collective mais nos démocraties ne sont pas ce qu'elles prétendent et la guerre n'est pas ce qu'on nous en dit.

Je ne suis, donc, pas du tout d'accord pour dire que le gouvernement a raison de s'occuper des Kosovars plutôt que de nos minima sociaux. De même, je ne vois pas l'intérêt de signer un catalogue de bonnes intentions déconnectées de la réalité, ni de manifester contre l'OTAN en renforçant Milosevic. Je vois encore moins l'intérêt d'appeler à une intervention au sol qui est maintenant inévitable (pour croire qu'on a aidé à la décision?). Soutenir les démocrates serbes et les Kosovars non-violents me semble beaucoup plus indispensable bien que très difficile actuellement et peut-être pour longtemps.
 

"Il est des temps, où il est impossible de bien faire." Retz
08/04/1999

Citations de guerre

Je n'ai rien à ajouter à mon message précédent sur la guerre qui faisait déjà le constat que les enjeux de cette guerre nous échappent, ne pouvant ni soutenir cette guerre ni s'y opposer efficacement, ni se dérober à la solidarité avec les Kosovars (il fallait intervenir mais pas comme cela, pas l'OTAN, il aurait fallut ...). Depuis s'y ajoute l'enlisement et le désastre total d'une stratégie ratée. Pendez les généraux ! Ils sont presque toujours virés au début d'un conflit sérieux, tous des incapables, des planqués ! La situation est désespérée. Le risque, encore faible, d'une intervention des Russes qui leur redonnerait puissance et richesse augmente à mesure que la guerre dure. La première fois qu'il y a un ministre écologiste des affaires étrangères il s'embourbe dans une guerre mal préparée. Tout un peuple est joué dans la bataille et toutes nos armes ne font qu'ajouter l'urgence à l'urgence. Si je comprends ceux qui veulent arrêter les massacres, il ne suffit pas de vouloir, ni même de bombarder ou de crier très fort et s'il y a un réel danger d'intervention Russe il est irresponsable d'envoyer des troupes au sol alors qu'on le voudrait tant. Si je suis aux côtés de ceux qui protestent contre cette guerre catastrophique, je suis malheureusement conscient que cette opposition est un facteur de durée de la guerre et de manipulation par les nationalistes. Je suis aussi malheureusement persuadé qu'il n'y a aucune chance d'arrêter maintenant cette guerre qui doit faire la démonstration coûte que coûte de la puissance de l'OTAN. Quel intérêt donc de dire ce que j'en pense ? Juste essayer de sauvegarder un peu de réflexion. Il faudrait tout de même éviter les positions trop simplistes (Cohn-Bendit) et la diabolisation des adversaires qui atteint certains Verts (Mamère). La plupart des Verts ont pourtant des positions nuancées (j'approuve largement celles de Martine Billard et de Marie-Hélène Auber, notamment). On ne peut être pour la guerre sans aucune restriction, ni contre à n'importe quelle condition. On a au moins le devoir d'être critique avec la stratégie employée (dite du pavé de l'ours : l'ours écrasant la tête de son ami endormi avec un gros pavé pour tuer un frelon qui risquait de le piquer,  "pour sauver la ville nous avons du la détruire"). La pensée est toujours la première victime de la guerre. Les hommes politiques sont contraints de rassembler leurs troupes et de flatter le simplisme fusionnel. Je ne suis pas un homme politique, je ne suis pas un père inébranlable pour son peuple. Je suis touché, abattu, la cisaille à l'âme, perdu. Dites moi quoi faire, je suis prêt à partir mais pour quoi faire ? En attendant, je ne peux que vous livrer quelques considérations inactuelles et quelques citations sur la guerre au milieux de tant de choses à dire quand il faudrait savoir quoi faire.
        Je cultive le courage tranquille de mourir sans tuer. Mais chez celui  qui n'a pas ce courage, je désire cultiver l'art de tuer et d'être tué, plutôt que de fuir honteusement le danger.

        Non-violence n'est pas soumission bénévole au malfaisant. Non-violence oppose toute la force de l'âme à la volonté du tyran. Un seul homme peut défier un empire et provoquer sa chute.

Gandhi


Identité, Nation, peuple, sujet collectif

Cette guerre, comme la plupart, oppose deux peuples et attise deux nationalismes selon une logique de différenciation qui ne saurait nous épargner. Pour nous aussi la guerre participe à la constitution de notre identification collective, on peut y voir le pacte de sang de l'Union européenne, prélude à l'unification fédérale. Le sujet collectif (appelé Esprit par Hegel, Totalité par Lévinas, Nation par les nationalistes, communauté par les communautaristes) si souvent mis en doute par tous les individualistes s'exprime ouvertement dans la guerre qui presse chacun de choisir son camp, renouvelant les anciennes identifications collectives, les alliances stratégiques. Sous prétexte qu'on se bat en notre nom, nous nous sentons concernés, responsables, et chacun se fait stratège et général de nos armées. Notre approbation semble déjà une participation active à la guerre alors que notre opposition nous exclut de cette collectivité agissante. En dehors des crises d'hystérie et des moments de fusion imaginaires de la foule provoqués par cette identification collective, il n'y a d'appartenance au sujet collectif qu'en acte. Il n'y a pas de racines, d'identité originelle, il n'y a de sujet collectif que dans l'action (même si c'est simplement pour porter une armoire à plusieurs).

C'est pourquoi les pacifistes ne peuvent construire une collectivité sur l'inaction mais seulement sur une mobilisation active orientée vers d'autres buts ou avec des méthodes non-violentes. Les libéraux anti-hiérarchiques ont la même difficulté à donner consistance à leur collectivité. Le principe hiérarchique donne une continuité à cette appartenance collective comme lien de dépendance éprouvé jour après jour. Le marché isole au contraire l'individu qui n'est plus relié à la totalité que par l'universalité de l'argent. Les identifications politiques sont ainsi plus intermittentes dans les démocraties de marché où le principe hiérarchique se réfugie dans les entreprises qui sont nos véritables collectivités agissantes.

Au Roi identifiant ses sujets, succède avec la Révolution française l'identité du peuple lui-même qui va se construire dans l'opposition aux autres peuples. En même temps que Fichte théorisait la constitution du moi en opposition au non-moi (subjectivisme du sujet-objet succédant à la chose-en-soi de Kant) il tenait ses "Discours à la nation allemande" contre l'universalisme napoléonien et où se trouve déjà le noyau de l'hitlérisme. Les peuples, tels qu'on les comprend désormais, et le nationalisme, sont donc bien une conséquence de la Révolution et de la démocratie, mais aussi de leur échec puisque le lien abstrait du droit ne suffit pas à unir les citoyens, isolant plutôt les individus dans un rapport direct avec l'universel qui ignore leurs relations sociales effectives. C'est dans l'opposition à d'autres peuples, aux plus proches souvent (narcissisme de la petite différence), que les solidarités nationales se construiront dans les guerres et leurs monuments aux morts. Aujourd'hui on voudrait remplacer cette notion de peuple politique et agissant par la simple dette culturelle à notre finitude et à nos racines qui nous limitent et nous isolent dans notre causalité singulière et notre communauté ou culture d'origine. La liberté est pourtant ouverture à l'Autre, aucune identité ne nous enferme pour toujours mais elle se constitue à chaque fois dans l'action, dans la décision, dans le parti pris. Les guerres sont hélas les moments privilégiés où une collectivité se constitue sur des valeurs, sur ce qu'elle ne peut accepter et sur ce qu'elle veut être.

Guerre et morale

Pour Hegel, la guerre est liée à la morale, à la capacité de se sacrifier pour un idéal:
 

        "La guerre est un état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles "

        "Pour ne pas laisser les systèmes particuliers s'enraciner et se durcir dans cet isolement, donc pour ne pas laisser se désagréger le Tout et s'évaporer l'esprit, le gouvernement doit ébranler de temps en temps les individus dans leur intimité par la guerre ; par la guerre il doit déranger leur ordre qui se fait habituel, violer leur droit à l'indépendance, de même qu'aux individus qui s'enfonçant dans cet ordre se détachent du Tout et aspirent à l'être-pour-soi inviolable et à la sécurité de la personne, le gouvernement doit dans ce travail imposé donner à sentir leur maître, la mort. Grâce à cette dissolution de la forme de la subsistance, l'esprit réprime l'engloutissement dans l'être-là naturel loin de l'être-là éthique, il préserve le Soi de la conscience, et l'élève dans la liberté et dans la force.

                Phénoménologie II .


Mais la stratégie n'est pas la morale et repose sur des bases objectives qu'on ne peut négliger (cf. le petit livre de poche "Les Maîtres de la stratégie", Flammarion, voir aussi sur mon site "La stratégie comme jeu non fini"). Elle obéit à une dialectique de la différenciation et de l'unification où l'opposition à l'Autre est facteur d'identification à l'Autre aussi bien. Ainsi on est obligé de prendre les armes de l'autre et seul le caractère diabolique du régime nazi pouvait justifier l'arme atomique que les américains se sont permis d'utiliser 2 fois de suite avec beaucoup de légèreté.
 

        La stratégie est à la fois négation de l'Autre et maîtrise de soi : elle devient l' "instrument " médiateur par lequel l'éthique se projette dans le réel.

        Mais tout refus total conduit aussi, pour sa réussite, et de par la logique du conflit, à une certaine identification avec l'Autre.

        Car la maîtrise de soi exigée par la négation de l'Autre risque d'être, en même temps, négation de soi.

        Les buts politiques diffèrent, se figent, la négation s'accroît. Mais les tactiques tendant à la convergence, les conduites et les procédés stratégiques se ressemblent relativement à la fin des conflits.

        L'identité de l'armement, de l'art de la guerre, leur préparation et leur utilisation tendent à refléter et hâter la convergences des civilisations, des mentalités des peuples antagonistes.

                Charnay (Essai général de stratégie, Champs libre)
        Les âmes philanthropes pourraient bien sûr s'imaginer qu'il y a une façon ingénieuse de désarmer et de défaire l'adversaire sans trop verser de sang et que c'est là le véritable art de la guerre. si souhaitable que cela semble, c'est une erreur qu'il faut dénoncer. Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté. Comme l'usage de la force physique poussé à l'extrême n'exclut nullement celui de l'intelligence, qui use sans scrupule de cette force et ne craint pas de verser le sang prendra l'avantage sur son adversaire si celui-ci n'agit pas de même.
                  Carl von Clausewitz


La guerre ne peut être morale, elle suspend au contraire l'interdiction majeure de tuer son interlocuteur. C'est pour cela que seules des méthodes non-violentes peuvent sauvegarder un but moral, renforcer le pouvoir des peuples et non des armes.
 

        On conviendra aisément qu'il importe au plus haut point de savoir si l'on n'est pas dupe de la morale. La lucidité - ouverture de l'esprit sur le vrai - ne consiste-t-elle pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre ? L'état de guerre suspend la morale; il dépouille les institutions et les obligations éternelles de leur éternité et, dès lors, annule, dans le provisoire, les inconditionnels impératifs. Il projette d'avance son ombre sur les actes des hommes. La guerre ne se range pas seulement - comme la plus grande - parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. L'art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre - la politique - s'impose, dès lors, comme l'exercice même de la raison. La politique s'oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté.

        ...mise en mouvement des êtres, jusqu'alors ancrés dans leur identité, une mobilisation des absolus par un ordre objectif auquel on ne peut se soustraire. L'épreuve de force est l'épreuve du réel... Elle instaure un ordre à l'égard duquel personne ne peut prendre distance. Rien n'est dès lors extérieur...

        La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. Les individus s'y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu.

                Lévinas, Totalité et infini


Il n'y a pas de guerre morale, donc, même si toute guerre se veut morale (with God on our side) mais on peut dire justement qu'elle a du bon en rabaissant les prétentions irréelles de certains moralistes. On peut dire de la guerre ce que Marx dit du capitalisme, qu'il a déchiré le voile d'hypocrisie de la religion et de la morale. Marx appréciait beaucoup la comparaison faite par Clausewitz entre la guerre et le paiement des dettes. En l'absence de confrontation avec le réel, les prétentions s'emballent, la belle âme s'enflamme. La guerre est donc l'épreuve du réel, nécessaire pour fonder toute diplomatie future. La cause de la guerre n'est pas le bien ou le mal mais l'erreur d'appréciation d'un des adversaires sur sa force réelle (la cause de cette erreur n'est pas contingente, c'est notre séparation de l'être, l'arbitraire du langage, la liberté de l'avenir). Cela laisse peu d'espoir de supprimer l'horreur de la guerre, sinon dans une union planétaire fédérale assurant une police mondiale moins partisane que celle des États-Unis.
 

        Les mots sont tout. La guerre est une affaire d'opinion. Tout est opinion à la guerre, opinion sur l'ennemi, opinion sur ses propres soldats. Après une bataille perdue, la différence du vaincu au vainqueur est peu de chose.
Napoléon


La guerre propre

        Le choc est un mot... Les ouragans de cavalerie qui se rencontrent, c'est la poésie, jamais la réalité. Jamais il ne se trouve deux résolutions face à face... L'abordement n'est jamais mutuel... L'ennemi ne tient jamais sur place parce que, s'il tient, c'est vous qui fuyez...

        Avec la mêlée, il y aurait extermination mutuelle, mais pas de vainqueur... Par instinct, l'homme préfère toujours le combat de loin au combat de près. [Il n'y a pas de pertes pendant le combat de front entre deux lignes de bataille. En réalité, une armée charge, l'autre cède et alors le massacre se produit. Les pertes sont infligées à l'ennemi non pas au moment du choc mais pendant la poursuite] Dans le combat, deux actions morales, plutôt que deux actions matérielles, sont en présence ; la plus forte l'emporte. Le vainqueur, souvent, a perdu plus de monde que le vaincu.  Ardant du Picq


La guerre propre est un mythe destiné à conforter la puissance américaine, les militaires n'y ont jamais cru. Il n'y a qu'une guerre de loin dont on peut ignorer les "dégâts collatéraux". C'est le même principe que le capitalisme boursier qui veut ignorer les conséquences sur le terrain de la spéculation financière et qui se détourne pudiquement de toute la misère qu'il produit. Les américains ne sont pas vraiment opposés à un apartheid social qu'ils pratiquent quotidiennement mais sans effusion de sang. Ils n'auraient rien trouvé à redire si les Serbes avaient racheté le Kosovo à coup de Dollars, rejetant les pauvres kosovars à la périphérie dans des HLM de fortune. C'est sans doute un progrès sur la terreur sanglante mais on peut le trouver très insuffisant.

Plutôt que l'alibi de notre bonne conscience, il faudrait que ce "réveil moral", cet élan de solidarité réveille aussi notre culpabilité face aux exclus, aux sans droits, aux sans-papiers, aux sans travail, aux sans toit qui habitent pourtant au coeur de nos "démocratie" qui ne sont pas à la hauteur de leurs prétentions morales. Il faudrait que ces Droits universels que nous défendons si fort ne soient plus une simple abstraction mais deviennent de véritables droits à l'existence (à l'indépendance financière, à un logement, à un environnement préservé, aux soins). Plutôt que de banaliser la violence, il faudrait que cette guerre relance les stratégies non-violentes dont la plus efficace est de mettre fin aux injustices partout. De nos insuffisances présentes nous pouvons tirer un enseignement pour demain, et d'un mal tirer quelque bien. Mais où donc arrêterons-nous la guerre ?
 

23/04/1999


 

L'Europe et la guerre


Alors qu'on s'achemine vers un règlement diplomatique je ne comprends pas que certains s'obstinent à vouloir en découdre ne supportant aucune nuance dans le combat du bien contre le mal. Il faudra bien tirer un bilan de cette guerre en tant qu'écologiste et en tant qu'européen.

1. L'histoire : Les Européens, pour défendre la liberté des peuples, ont choisis les nationalités contre la fédération yougoslave en reconnaissant la Slovénie et la Croatie, ne laissant à la Serbie que l'issue nationaliste et les guerres intestines d'une Bosnie maintenu sous protectorat. Le nationalisme Serbe a pesé immédiatement sur le Kosovo sans que les "occidentaux" s'en inquiètent vraiment, refusant cette fois l'autodétermination par crainte d'une grande Albanie. La résistance pacifique derrière Rugova n'a pas obtenu le soutien nécessaire, aussi devant l'injustice et la discrimination, la lutte armée de l'UCK s'est substituée à la résistance pacifique, servant de prétexte aux Serbes pour expulser les populations indésirables et supprimer tous les opposants. Les européens ont alors fait appel à l'OTAN pour intervenir mais les exigences de l'OTAN ont précipité les bombardements alors que les moyens mis en oeuvre n'ont fait qu'accélérer les déportations et les crimes des milices serbes. C'est une catastrophe. Cette "guerre chirurgicale" n'est pas une guerre propre, c'est une guerre dangereuse pour l'équilibre du monde et provoquant des désastres écologiques. L'OTAN va finir par gagner, car l'OTAN ne peut pas perdre mais la question reste à quel prix ? et l'évidence qu'il y avait mieux à faire. Cette guerre de l'Europe "pour la civilisation" est surtout une tentative d'arrêter une barbarie que sa propre politique de demi mesures a engendrée. Il n'y a pas d'autre solution que l'intégration à l'Europe. L'existence aux portes de l'Europe de différences culturelles ou économiques trop fortes est insupportable.

2. Les comparaisons historiques : La question n'est pas celle de Milosevic, il y a d'autres nationalistes fanatiques pour tenir son rôle. Milosevic n'est pas Hitler pour de nombreuses raisons mais surtout on ne peut comparer la puissance et la menace de l'Allemagne nazie avec la puissance de la Serbie. Il fallait beaucoup de courage pour s'opposer à Hitler. Il en faut peu, comme on le voit bien, pour punir les Serbes, il s'agit ici clairement de l'opposition du fort au faible (pour défendre plus faible encore). Il faudrait plus de courage pour intervenir au sol mais le coût en sera élevé, le risque diplomatique incalculable : il faut se demander si on ne dispose pas de moyens plus efficaces et moins sanglants, moyens dont on ne disposait pas face à la puissance allemande et le projet de domination raciale d'Hitler. Il n'est jamais très bon d'identifier un événement actuel avec une erreur du passé comme Munich mais il vaudrait mieux penser aux analogies avec la guerre de 14 déclenchée pour défendre la liberté du peuple Serbe, par un sursaut moral partagé par les socialistes naguère pacifistes (sauf Jaurès hélas...)

3. Les contradictions de cette guerre sont celles du Droit d'ingérence : Une partie des opposants à la guerre sont des souverainistes opposés au droit d'ingérence. Ce n'est pas mon cas. Je suis partisan de s'opposer à l'oppression, à la force brutale, aux massacres partout où nous pouvons intervenir, seulement cela pose de nombreux problèmes en dehors d'un gouvernement mondial "démocratique". Les souverainistes sont partisans du droit international pour qui, le fondement est que chacun soit maître chez lui. Reconnaître que nous avons le devoir de porter secours à ceux dont les droits sont bafoués, c'est reconnaître qu'on peut transgresser le droit formel (la souveraineté) au nom de valeurs, de convictions, avec un certain arbitraire. C'est donc offrir un alibi à la force pure car nous n'allons pas au secours des Tibétains ou des Tchéchènes ; ce n'est jamais le faible qui va s'ingérer dans les affaires des grands, c'est toujours le fort qui va tenter d'imposer son droit au faible, en lui imposant sa force. Le premier danger, trop réel, est donc d'offrir ainsi un simple alibi à la force (pas de colonisation sans missionnaires). Dans notre cas, le risque est de renforcer les américains au détriment de l'Europe. C'est aussi la porte ouverte à toutes les guerres de religion, c'est faire de la guerre de propagande un élément essentiel de la guerre (cependant, la propagande n'est pas sans effets et, malgré sa manipulation, son discours tend à l'universel). Enfin, les fondements du droit d'ingérence, c'est-à-dire les droits de l'homme, ne sont présents partout que sous la forme de l'idéologie abstraite du libéralisme servant l'hégémonie du capitalisme américain. Tout cela ne me fait pas rejeter le droit d'ingérence mais son appropriation par la puissance américaine en dehors de toute règle de droit. Il n'y a de droit d'ingérence qu'au niveau d'un organisme mondial, ONU ou gouvernement planétaire (réduit actuellement à l'oligarchie du G8, du FMI, etc.), dans le cadre du droit international, sinon ce n'est que le droit de la force, et l'engagement pour les droits de l'homme doit être un engagement pour les droits effectifs à l'existence de tous, contre toute misère.

4. Les moyens, la critique des armes : une fois admis le devoir d'ingérence, on peut encore se poser la question du choix des moyens. La non-violence ne peut être assimilée à la soumission ou à l'indifférence. La non-violence peut être une stratégie active, mobilisant une volonté inébranlable. La diplomatie et les tractations économiques sont, en fait, plus déterminants que la guerre si on est prêt à y mettre le prix qu'on met dans les armes de destruction. Beaucoup a été obtenu sans violence dans la réunification allemande et plus on est puissant, plus on devrait pouvoir éviter d'utiliser sa force. Si on est malgré tout contraint d'utiliser la violence, échec déjà, ce doit être une violence mesurée afin de rester une violence juste, destinée à rétablir le droit. Cette contre-violence peut se vouloir punition d'un peuple ou bien au contraire protection et destinée à l'arrêt de la violence. Même si le caractère de cette contre-violence était assuré, on pourrait encore la juger démesurée, inadaptée (voire détournée), et, enfin inefficace même s'il est exclut que l'OTAN perde (mais à quel prix!).

5. L'Europe fédérale : On nous dit que cette guerre doit affirmer les valeurs européennes et défendre notre civilisation des droits de l'homme. Je serais bien d'accord si cette civilisation n'était pas réservée à une élite supportant trop bien la misère et le chômage. Mais je suis absolument européen. Pour l'écologie, les Verts français ça n'existe pas. L'écologie est fédéraliste et planétaire (contre le mondialisme capitaliste). L'opposition à la guerre n'est pas un repli nationaliste mais la position des écologistes européens, au nom de l'écologie. Nous avons le droit de nous réclamer de la position fédérale contre la position nationale. Ce n'est pas une raison pour appeler à ne pas voter pour une liste où un certain nombre désapprouvent la guerre (d'Hélène Flautre à René Dumont).

22/05/1999