La convergence des luttes


- L'universalisation du particulier

Pour qu'il y ait convergence des luttes, il faut que les revendications s'universalisent, perdent leur spécificité catégorielle. Cela paraît bien improbable étant donné les résistances opposées par l'idéologie et les intérêts de chacun mais si rien ne se fait sans passion ni intéressement, le passage par la parole ne peut éviter l'universalisation des revendications particulières invoquant la justice. C'est ce que Hegel appelait "la ruse de la raison".

Les lois et les principes ne vivent pas et ne s'imposent pas immédiatement d'eux-mêmes. L'activité qui les rend opératoires et leur confère l'être, c'est le besoin de l'homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que j'y sois intéressé.
La raison dans l'histoire, 104.

Les acteurs ont pour leur activité des buts finis, des intérêts particuliers, mais ils savent et pensent. La matière de leurs buts montre les linéaments des déterminations générales, essentielles du droit, du bien, du devoir, etc.
Philosophie de l'histoire, 34

L’intérêt particulier de la passion est donc inséparable de la mise en action du général ; car le général résulte du particulier et du déterminé, et de la négation de celui-ci.
Philosophie de l'histoire, 37

En tant qu’il est activité, le penser est donc l’universel actif, l’universel qui se met-en-acte.
Encyc. 94

Ni l'universel ne vaut et n'est accompli sans l'intérêt particulier, la conscience et la volonté, ni les individus ne vivent comme des personnes privées, orientés uniquement vers leur intérêt sans vouloir l'universel.
Droit, 277

Dire que la simple formulation des revendications les universalise ne veut pas dire que cela se fasse tout seul, sans de fortes oppositions ni "le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif" Ph, I, 18. Il faut, en effet, sortir de soi, prendre du recul par rapport à sa propre situation, ne pas être trop sur son problème, s'élever au-dessus de ses intérêts particuliers, ce qui veut dire prendre conscience du point de vue à partir duquel nous parlons (d'où tu parles?), de notre part d'ignorance première, ce à quoi s'oppose notre "amour-propre" autant que l'évidence immédiate de nos représentations ou de nos habitudes de pensée.

Il n'est jamais facile de renoncer à ses privilèges, au sentiment de supériorité d'une classe ou d'une fonction, d'une catégorie professionnelle. Il n'est jamais facile d'admettre qu'on n'est pas le centre du monde et qu'il y a beaucoup de choses qu'on ne connaît pas. Naturellement, on ne pense qu'à soi, à ce qu'on est en train de faire, aux contradictions qu'on éprouve, à notre position sociale déterminant une bonne part de nos pratiques et donc de nos représentations et préjugés. La situation est caricaturale dans les guerres (entre Israël et les palestiniens par exemple) où l'ennemi est diabolisé et nos troupes parées de toutes les vertus, mais c'est la même chose dans le rejet des nouveaux immigrés par les plus anciens (voir Elias, "Logiques de l'exclusion"). Pour sortir de cette propagande primaire, il faut d'abord en reconnaître le mécanisme, ne pas s'imaginer qu'on exprime la vérité nue, dans sa transparence supposée sous prétexte que nous avons tous une égale dignité de parole. L'auto-critique est un préalable, mesurer notre part de bêtise, tout ce qu'on ignore du monde et qui ne fait que s'accroître à mesure que nos connaissances progressent, admettre enfin le caractère imparfait de l'information et la division des connaissances qui fait toute la nécessité de consulter les autres et donne un caractère irremplaçable à leur témoignage. C'est le plus difficile à avaler et risque même de briser le mouvement en perdant les solidarités d'intérêt si on ne se persuade pas qu'on peut gagner beaucoup plus à joindre nos forces plutôt que d'espérer s'en tirer dans son coin. "La réflexion est tout d’abord l’acte par lequel on dépasse la déterminité isolée et par lequel on la met en relation" (Encyc. 140).

- L'actualité des luttes

Dans la situation actuelle on peut voir trois axes d'universalisation. L'égalité des droits, à partir de la revendication d'égalité du temps de cotisation des retraites entre public et privé, la garanti du revenu où convergent retraites, intermittents du spectacle, agriculteurs, chômeurs et précaires (c'est-à-dire une part de plus en plus importante de salariés), jeunes étudiants ou travailleurs flexibles, jusqu'aux contractuels, CES ou emplois-jeunes dans la fonction publique. On n'avait jamais vu une telle coalition objective des intérêts pour lutter contre l'insécurité sociale et l'agression généralisée de nos protections sociales. La formation, la recherche et la culture semblent un peu décalés par rapport à la question du revenu mais représentent pourtant le contenu des transformations du travail induites par la révolution informationnelle, le caractère global, culturel, civilisationnel des bouleversements en cours. Leur contribution est essentielle.

Avec ces trois dimensions toutes les conditions sont réunies pour un soulèvement général nécessaire à une révolution de nos institutions et la conquête de nouvelles protections sociales. Contrairement à des hauts-fonctionnaires pleins de bonnes volontés comme Rocard ou Kouchner, je suis persuadé que le pouvoir est largement impuissant, les résistances sociales et les contraintes formelles sont trop fortes. Comme le disait Henri Laborit, "il ne faut pas croire que les dominants possèdent un réel pouvoir politique en dehors de celui exigé pour le maintien de leur dominance"183. Mais l'histoire est une aventure que nous découvrons pas à pas, à laquelle nous participons activement et dont nous ne connaissons pas l'issue, ce n'est pas un temps immobile où il ne se passe rien mais le lieu de prises de conscience brutales devant les conséquences désastreuses des politiques menées et les préjugés qu'elles véhiculaient. Pour cela, il ne suffit pas de grands hommes, il faut des manifestations de masse qui expriment la revendication d'une mobilisation générale de toutes nos ressources pour une réorganisation de la société et de l'économie, la réorientation de la politique sur de nouvelles priorités, un changement de cap. Pas moyen de se passer de cette politisation collective où chacun doit montrer de quel côté il se range.

C'est le temps du bilan des politiques néolibérales dont toutes les conséquences se font sentir sur nos conditions de vie désormais jusqu'au dérèglement du climat et ses premiers morts qui nous choquent déjà. Il faut encore que toutes ces potentialités révolutionnaires provoquent une véritable résistance populaire, trouvent un débouché politique et arrivent à unifier leurs luttes en dépassant leurs particularités. Tout cela n'a rien d'évident et reste à ce jour bien improbable sans une catastrophe (ou un cycle répression/protestation) qui en cristallise l'urgence pour tous. Il ne s'agit pas tant de suivre les mouvements sociaux que d'y participer et de travailler à l'adhésion de la population à un changement radical. Cela paraît prématuré, il manque encore cruellement un projet commun mais il faudra bien que cela explose d'une façon ou d'une autre et que nous obtenions finalement une nouvelle sécurité sociale, en premier lieu un revenu garanti décent pour tous même si cela ne suffit pas. Il ne faudra pas trop se formaliser des premières défaites car "celui qui n’a pas clairement conscience de ses objectifs ne sait pas riposter à l’ennemi" (Sun Tzu). On ne peut se fier à la seule spontanéité des masses, il faut débattre des objectifs.

La campagne de communication pour imposer la réforme des retraites publiques a voulu imposer le thème de l'égalité de traitement entre le public et le privé. La durée de cotisation représentait tout à coup la seule égalité qui vaille. Cela veut dire que l'important n'est pas le travail qu'on fait ou ce qu'on gagne mais le temps de vie consacré à cette corvée sociale ! C'est assez contradictoire avec l'idée rabâchée que "le travail rend libre" et protège de l'exclusion sociale mais il est de toutes façons intenable de maintenir l'exigence d'égalité au niveau du nombre d'annuités de cotisation car on sait très bien que la situation du chômage et de la précarité exclue du système une part grandissante de la population. A partir de là on voit des mouvements parallèle d'universalisation : par la réduction de toutes les inégalités (entre entreprises, salariés, hommes et femmes) qui n'ont fait que se creuser depuis plus de vingt ans, par un revenu garanti universel égalitaire, mais on devrait assister aussi, sans doute, à la réduction de la retraite complète aux véritables invalides, favorisant au contraire l'intégration des plus de 55 ans dans des emplois allégés, tout en continuant à bénéficier d'une garantie du revenu (qui devra être étendue sur toute la vie). C'est une transformation radicale du rapport au travail qui se heurte à l'idéologie encore dominante d'un travail contraint et rédempteur qui torture les corps alors qu'il devient de plus en plus une activité valorisante et une production immatérielle. On ne peut déterminer jusqu'où le mouvement pourra aller mais du moins la direction semble assez claire sur le long terme.

La revendication d'une garantie du revenu est renforcée par le mouvement des intermittents du spectacle qui en donnent un modèle concret, à condition qu'ils ne s'enferment pas dans l'exception culturelle mais prennent conscience que l'insupportable précarité des plus pauvres ne se limite pas aux artistes. Les artistes ne peuvent se réduire à être les porte-paroles de leur profession alors qu'ils doivent être l'expression de l'universel dans leur singularité même. Leur créativité rejoint celle des chercheurs mais aussi d'emplois de plus en plus nombreux qui vont de l'informatique aux activités relationnelles. L'agriculture est aussi précieuse que la culture. La multiplication des situations de précarité impose l'universalisation de la garantie du revenu plutôt que de multiplier les situations d'exclusion à coup de radiations et de restrictions comme le RMA alors que le niveau du RMI est déjà honteusement insuffisant. Le statut de l'intermittent ou la garantie du revenu agricole devront s'étendre à toute la population. Aucune raison rationnelle ne peut justifier de restreindre aux artistes une autonomie financière qui est indispensable à l'autonomie du citoyen, à sa sécurité sociale comme à la sécurité publique. Pourra-t-on le financer ? Pas sans un puissant soulèvement social mais on ne l'évitera pas car la rentabilité à long terme promet d'être décisive à l'avenir, même si l'investissement initial peut effrayer les financiers.

L'école semble un enjeu décalé par rapport au revenu mais elle représente au contraire le noeud de la question avec la promotion de la formation et de la culture comme véritables richesses de notre monde. Etudiants, chercheurs, professeurs et intermittents du spectacle forment (avec les informaticiens et les services d'aide à la personne) l'avant-garde des travailleurs du savoir et de l'immatériel, des manipulateurs de symboles qui sont au centre de la société de l'information et de la communication. Le piège serait de se refermer sur leurs spécificités et leurs privilèges alors que par définition ce sont des professions de l'universel, confrontées aux contradictions d'une demande de construction de sens et de solidarités sociales dans une société de marché où les inégalités se creusent, où le savoir et la vertu sont complètement dévalués et chacun abandonné à son sort. L'opposition à la décentralisation pourrait paraître archaïque mais elle est au contraire essentielle. En effet, pour qu'il y ait diversification, autonomie, il faut qu'il y ait aussi solidarité et communication, tout organisme a besoin de réseaux de communication permettant la coordination de tous les acteurs en les mettant en relation. Autant les réseaux téléphoniques ou d'électricité doivent s'unifier, s'interconnecter (c'est tout l'intérêt d'Internet), autant l'école doit apporter un langage commun avec lequel on puisse se comprendre, une culture commune, des valeurs partagées par rapport auxquelles nous pouvons nous positionner, nous singulariser. Ce n'est pas par hasard que cette défense de l'universel permet aussi de retrouver une centralisation des luttes et donc leur politisation, arrêtant la tendance à la dispersion et l'éclatement des conflits sociaux. Au fond, la lutte contre la marchandisation pose à l'école et aux créateurs culturels la question de valeurs communes à opposer aux valeurs marchandes, avec d'autant plus d'acuité que le marché du travail est de plus en plus individualisé, marché de plus en plus obscène de la personne, de sa créativité, de sa formation, de la production de soi enfin. Cette lutte est une lutte pour la vérité de l'homme, pas moins, pour sauver ce qui nous reste d'humanité. Ce n'est pas une lutte contre un parti ou un autre mais plutôt un mouvement collectif où tente de se construire de nouvelles solidarités, un monde commun qui n'est pas donné à l'avance, pour personne.

- La révolution à venir

Les temps changent. Le temps de l'irresponsabilité et du chacun pour soi est terminé, du moins ils ne seront plus si triomphants. Dès qu'on commence à ouvrir les yeux, à voir que ce sont les plus faibles qui seront privés de toute indemnité, de dérives en dérives pour sauver le système (!), dès qu'on réalise à quel point c'est inacceptable on prend la mesure du nombre de pauvres qu'on a laissés sans ressources, les précipitant dans la misère sans qu'on s'en soucie, chacun s'agrippant à ses avantages acquis alors que chacun est menacé maintenant de la déchéance sociale avec la disparition des derniers filets de protection. Personne n'a bronché quand les syndicats ont exclu brutalement les plus précaires de l'assurance chômage en décembre 2002, appliqué dès janvier 2003 sans préavis ni discussion. Pas de pitié pour les gueux. Il y a de moins en moins de salariés protégés et de chômeurs indemnisés. Au nom de quoi peut-on laisser ces gens sans droits ? On sait bien que le niveau du chômage dépend de la situation économique globale mais on prétend encore que s'il n'y a pas de travail, il faut en trouver quand même ! Comment avons-nous pu abandonner les pauvres, les chômeurs, les jeunes, les vieux, comment avons-nous pu vivre comme nous l'avons fait ? Il faut véritablement "rendre la honte plus honteuse encore". Cela nous paraîtra bientôt si étonnant et méprisable cette inhumanité ! La période passée a plus d'un caractère commun avec celle de Louis XV qui a précédé la Révolution en refusant de penser au lendemain. "Après-nous le déluge" disait-on, on ne croyait pas si bien dire même si la canicule précède aujourd'hui de nouvelles tempêtes !

Ce ne sont pas les raisons de la colère qui manquent mais le principal obstacle ce n'est pas un obscur ennemi, c'est nous-mêmes, nos divisions, incapables de savoir quoi faire, quelle alternative proposer. L'urgence c'est de rendre crédible une alternative au capitalisme salarial qui réponde aux défis écologiques de notre siècle dont nous éprouvons déjà cruellement ce qui ne sont pourtant que de simples prémices. La température monte, l'urgence se fait pressante, les cassandres d'hier ne sont plus considérés comme de gentils farfelus voulant absolument nous gâcher le plaisir. La réalité des menaces intègre progressivement dans les esprits, chacun sait maintenant qu'on va dans le mur et que notre mode de développement n'est pas durable. On finira par tout changer, le tout est de trouver la manière. La tentation est forte, après s'être éloigné des traditions puis avoir renoncé à la tyrannie des plaisirs égoïstes, de se lancer dans des utopies sociales purement imaginaires, si irréalisables qu'on ne peut que tomber ensuite dans un délire de persécution aboutissant au terrorisme qui donne corps à la négation de ce monde sans rien y changer, décidément hors de notre portée. Pourtant ce n'est la faute de personne en particulier, mais dont personne ne peut s'exclure, car ce qui manque c'est tout simplement une solution concrète crédible. Le repli sur la morale ne peut être suffisant, on ne peut se reposer sur des bonnes intentions alors que nous avons une obligation de résultat, des vies à préserver. Il nous faut pour cela changer de méthode, mais pour y arriver, il faudrait d'abord savoir quoi faire et nous mettre d'accord au moins sur les grandes lignes. C'est notre tâche historique où chacun a son rôle à jouer et peut faire basculer le monde. Il ne s'agit pas de montrer sa révolte mais de changer concrètement de production et de rapports sociaux. Il faut pour cela des propositions précises et réalistes, le contraire de l'utopie.

Jean Zin 26/08/03

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