5. La véritable scission dans la Psychanalyse
 "L’on a plus de peine, dans les partis, à vivre avec ceux qui en sont qu’à agir contre ceux qu’y sont opposés."
Cardinal de Retz, Mémoires.
"Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu’il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre par là qu’il possède en lui-même le principe qu’il combattait auparavant et a supprimé l’unilatéralité avec laquelle il entrait d’abord en scène. L’intérêt qui se morcelait en premier lieu entre lui et l’autre s’adresse maintenant entièrement à lui, et oublie l’autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul l’opposition qui l’absorbait. Cependant en même temps l’opposition a été élevée dans l’élément supérieur victorieux et s’y présente sous une forme clarifiée. De cette façon, le schisme naissant dans un parti, qui semble une infortune, manifeste plutôt sa fortune. "
Hegel, Phénoménologie de L’Esprit.
"Celui qui n’a pas clairement conscience de ses objectifs ne sait pas riposter à l’ennemi."
      Sun Tzu, L’art de la guerre
       
  1. La temporalité de l'inconscient. La découverte de l’inconscient, loin d’être un acquis scientifique, n’a fait que renforcer les résistances qu’elle avait cru vaincre et très vite la naïveté des premières expériences a dû céder la place à une défense avertie, après-coup, intégrant d’avance le soupçon analytique. Non seulement les psychanalyses s’allongent, mais la théorie aussi s’étire vainement en répétitions savantes et futiles, dépourvue de tout effet de vérité, dans une nuit pleine d’ennui et de douleurs silencieuses. Lacan s’est réclamé du droit de réveiller ce que cette vérité avait d’insoutenable plutôt que d’en subir un désaveu trop réel. Il est intervenu dans le contexte de l’après-Freud pour réfuter le dogme biologisant et les pratiques identificatoires. Et, pour de très bonnes raisons, il savait bien que l’acte serait à refaire, qu’il faudrait trancher même dans son discours trop longtemps répété dont le sens se perd, dont l’ennemi s’empare et se protège, dans l’oubli du dire qui l’énonce et de son urgence fragile, la décision qu’il opère. L’insistance de Lacan sur les conditions polémiques de ses interventions n’est pas la coquetterie d’un auteur qui s’excuse d’un inachèvement mais bien au contraire l’insistance sur le fait qu’il ne s’agit certes pas de dire une vérité éternelle mais de répondre à un inacceptable situé, le sujet s’affirmant de ce dire que non (penser contre un signifiant). Quand le couvercle, un instant entrouvert, retombe bruyamment, ce n’est pas seulement un retour en arrière mais souvent un progrès dans le pire. Vient un temps où il faut de nouveau se séparer nettement, marquer les différences, pour sauver la vérité du désir d’un savoir poussiéreux, reconnaître simplement à la vérité ses droits, la parole singulière qui témoigne de l’universel contre la totalisation des discours constitués et qui ne peuvent qu’oublier la liberté de l’acte concret de leur écriture dont ils tirent toute leur consistance, dans la présence massive qu’ils opposent à la singularité du sujet. Sans doute les psychanalystes se divisent sans cesse, se regroupent, s'affrontent mais ce ne sont là que rivalités sans conséquences ni enjeu, symptôme tout au plus d’une désorientation. Plus sérieusement, une véritable scission doit s'opérer pour rétablir la psychanalyse dans sa fonction de dévoilement social, prendre position politique à l’intérieur de l’analyse, au nom de l’éthique analytique, pour représenter le sujet de la science, sa liberté réelle, incarnée, partie prenante (pas de métalangage), contre l’objectivation scientifique et la normalisation sociale ségrégationniste. La psychanalyse résulte de l’appel du symptôme, d’un qui souffre dans son corps ou dans sa pensée, mais elle résulte surtout de l’appel d’une réponse particulière qui soit en vérité et non d’une illusion qui se voudrait apaisante (même si l’analysant y épuise toutes ses séductions). La psychanalyse, et ses exigences singulières, résulte de l’efficacité de la vérité, de ses surprises.

  2.  
  3. Le triomphe de la psychanalyse. L’époque en crise est propice à cette pratique de masse. La psychanalyse est partout, omniprésente, le territoire quadrillé (jusqu’à la police). Le discours scientifique, plus aisément neuro-biologiste, ne peut se passer de son témoignage, même à titre provisoire. Elle constitue un nouveau langage, une nouvelle fondation pour penser l'universalité des faits psychiques. Le biologisme scientifique est une tentative délirante d'objectiver le sujet, le réduire à une causalité biochimique (que dément déjà la perception, sans parler du langage) dans la dénégation de son énonciation ce qui implique une soumission totale à l'ordre existant (ainsi les scientifiques peuvent calculer la fin du monde, non plus comme fin de l'univers physique mais comme destruction de l'humanité ramenée à une probabilité contraignante et sans recours). Malgré ses funestes ravages, le biologisme considère d’autant moins la psychanalyse comme redoutable que la plupart des psychanalystes se réclament de l’instinct sexuel et sont donc tout à fait prêts à s’effacer derrière une éprouvette, au mépris d’une causalité bien évidemment symbolique, discours de dément. L’hygiénisme d’état se répand jusque chez ceux qui doivent en traiter les ratés. L’abondance de Psys venus à la psychanalyse a fini par refouler son incompatibilité avec la psychothérapie, la psychanalyse venant rejoindre les fantasmes de l’analysant comme voie d’accès à la jouissance commune. Le discours politique, normalisateur qui doit faire face aux déviances des cités modernes convoque la psychanalyse pour prescrire les remèdes individuels d'une déstructuration de la société. Avatar moderne de l’état patriarcal, le mythe d'Oedipe devient fondateur de la famille, de toute autorité et de l’ordre des choses, toute histoire se réduisant à la répétition du meurtre du père et une prétendue causalité du passé qui n’est, en fait, que reconstruction. Les Psys se multiplient pour encadrer les exclus, dévoués à leur tâche, sûrs de l'utilité de leur action qui allège une souffrance ou favorise ouvertement une adaptation identificatoire. Les intérêts professionnels se combinent avec les liens transférentiels pour maintenir sous leur dénégation une servitude ordinaire au nom d’une prétentieuse liberté d’un discours qui voudrait échapper à la Loi (Le Stalinisme a démontré qu’aucun discours ne pouvait se protéger contre sa déviation à des fins opposées, la bonne foi n’y faisant rien : Staline est resté marxiste et il a gouverné par un extrémisme communiste). Le triomphe de la psychanalyse se prouve comme sa perte.

  4.  
  5. Le symptôme social. La psychanalyse s'est constituée en dépassant cette visée thérapeutique immédiate, refusant de prendre pour argent comptant la souffrance du sujet, refusant de la valoriser, de la valider comme légitime pour en analyser la structure de fiction alors que compassion tout autant que protestation ne font qu’en renforcer la certitude opaque. C'est bien le discours acquis, le langage, la culture dominante, les relations sociales réelles qui expriment leurs contradictions dans le symptôme (même réduit à l’écriture de la différence, marquer le coup) qui est toujours pour-un-autre, ce n'est pas une structure idéale (oedipienne, génitale) qui est père-vertie par accident individuel comme peut le rêver l’analysant dans son roman familial, ce n’est même pas le poids du passé mais une adresse actuelle qui donne corps au symptôme, une réponse concrète à une contradiction concrète, l’identification d’un sujet. Le sommet du comique est de voir expliquer les grands événements historiques par des historioles familiales (jusqu'au monothéisme d'Akhenaton qu'on réduit à son enfance supposée malheureuse!?) alors que les familles réelles ne font que mettre à l'épreuve le langage reçu (qui nous précède, se présente comme commun et dans lequel nous devons nous représenter), les rites transmis, la religion dominante. Ne pas tenir le discours courant, celui de la suggestion, de l’injonction ou de la participation vise à détacher le sujet de son discours pour qu’il puisse en apercevoir la structure qui lui en revient d’un ailleurs. A le prendre au mot, c’est sa responsabilité, son acte qui est affirmé. Ce n’est pas pour délivrer du mal, de l’imaginaire ou que sais-je, de la pensée même, mais bien pour assumer son acte (là où c’était), se construire son image, en répondre, prendre position réfléchie sur le discours commun de l’idéologie. Ne pas favoriser le conformisme, la suggestion des discours est suffisant pour ouvrir au sujet le champ des possibles, lui donner accès à un discours révolutionnaire, à l’intervention d’une parole singulière. La nouvelle menace des fascismes rend un peu plus urgent d’introduire une frontière nette entre les tenants de l’ordre et ceux de la liberté, il y a bien scission politique qui se reflète dans la théorie. Une technique de libération qui rend au sujet toute sa responsabilité n’est pas compatible avec une technique d’adaptation qui vise à son bien-être.

  6.  
  7. La troisième voie. Il faut une scission claire et totale entre les tenants des extrêmes ( une conception idéaliste, religion de l’Oedipe ou répétition du meurtre du père, et un matérialisme biologique qui n'en est qu'une version particulièrement inconséquente) avec la troisième voie qui consiste à partir des conditions réelles, c’est donc une conception révolutionnaire : la psychanalyse pour qui tout symptôme est une parole à entendre contre celle pour qui toute parole est réduite au sexe ou au dogme. Si le corps n'est que l'habillage de l'idéal et du signifiant, il en est pourtant le lieu et le signifiant n'est pas plus une traduction du désordre des instincts, le corps y intervient par son image (premier pas de Freud dans la reconnaissance du symptôme hystérique qui n’a rien à voir avec l’anatomie), support du sens, de la négativité du Je, sa liberté d’énonciation. Pour les deux extrêmes idéalisés il ne s’agit que du bien ou de l'épanouissement de l'individu, son adaptabilité, son intégration, son équilibre. La visée devrait être au contraire de lire les ruptures, les dysfonctionnements des discours et dans cette négativité donner corps à une présence réelle, inaliénable, comme vérité de la demande. Loin de vouloir s’unifier dans un au-delà de la Loi, délivré du désir et de la castration originelle, il nous faut reconstruire le sens sans cesse, sujet à ses surprises, sans reculer à en répondre encore et pourtant dépourvu de tout, liberté trop réelle dont il n’est pas si facile de répondre (ce n’est pas un cadeau). Lacan a construit le réel pour réfuter l’Oedipe, en donner la structure (la signification du Phallus) contre le recours au récit mythique d’un événement fondateur, fût-il de la petite enfance! Le mythe n’est qu’une mise en scène de la structure. Ce que cela veut dire ne peut pas être vraiment appréhendé sans une connaissance minimale de l’histoire des religions que tout le monde ignore, surtout les psychologues qui ont pris l’habitude de considérer toute production de l’esprit comme réductible aux déterminations bien connues de l’histoire privée et d’une typologie de caractère. Lacan a bien insisté sur la nécessité d’une formation incluant l’histoire des religions et la philosophie. Il est remarquable qu’il a toujours considéré indispensable la fonction de formateur qu’avait eue pour lui Hegel bien qu’il ne soit pas hégélien. En effet, l’étude des figures de la conscience exposée dans la Phénoménologie est une leçon indispensable de lucidité et de logique dans les luttes politiques entre liberté et universalité. Les psychanalystes qui prétendent suivre Lacan, ne devraient pas se priver de suivre son exemple, ils auraient peut-être une chance d’apercevoir les trahisons dont ils restent innocents. A s’imaginer faire table rase du passé, renaître à un nouveau discours sans précédent, on se condamne seulement à payer son ignorance d’une ridicule reproduction du passé dans ce qu’il a de pire. La psychanalyse ne se conçoit qu’insérée dans son histoire, la civilisation capitaliste/scientifique où elle a pris naissance. Elle ne se conçoit qu’ouverte sur le réel multiforme et non repliée sur la contemplation de son excellence et de sa pureté introuvable.

  8.  
  9. Stratégie du Mouvement. Si le mouvement est l’unité qui regroupe les critiques de l’ordre existant, il peut paraître naturel d’admettre aveuglément quiconque lorsqu’on se réclame de l’universelle singularité. Ce premier moment ne suffit pas cependant car il faut aussi que ceux qui se réclament de cette cause ne la démentent ni la desservent. Une victoire ne serait rien si elle n’était la victoire de tous, il ne faut pas favoriser naïvement l’installation du pire. La lutte extérieure doit se mener aussi à l’intérieur pour combattre sans cesse l’idéalisation servile. Cette stratégie de la rupture est nécessaire pour éviter les compromissions auxquelles entraîne tout effet de groupe et le détournement du projet initial. Le plus important est de maintenir le cap, la fermeté sur les options fondamentales, ne pas brader l’intérêt de tous à l’avantage d’un clan. C’est le contraire de l’élitisme et l’on ne saurait mieux l’illustrer que par La véritable scission dans l’internationale situationniste où Debord prouve la nécessité d’une dissolution pour combattre l’image de la réussite situationniste, la servitude des pro-situs spectateurs soumis, et empêcher enfin que l’I.S. fonctionne à rebours de ce pour quoi elle avait été créée (la dissolution ne prend sens d’acte révolutionnaire qu’à réfuter une réussite apparente). Que la vérité soit toujours rebelle à son institutionnalisation ne nous empêche pas d’en user pour critiquer le dogme du jour et les ravages de la demande sociale. Car ce que nous défendons, c’est notre dignité et notre liberté dans celles des autres.


 
Précédent (La signifiance du sexe)

[Lacan]
[Psychanalyse]
[Sommaire]