La transcendance du monde, le sens de l'évolution et la liberté
Evolution et liberté, Hans Jonas, Rivages
On peut voir dans la tentative de cosmogonie d'Hans Jonas
les errements de la pure spéculation et la misère de la métaphysique.
L'histoire de la physique est remplie de hautes spéculations et de
résolutions théoriques absolument convaincantes... mais qui
se sont pourtant révélées fausses dès qu'on a
voulu les tester. On a bien raison de se méfier des prétentions
de totalisation de l'histoire de l'être et de réduction de l'univers
à un point de vue unilatéral et simpliste. En cherchant des
fondements objectifs à l'Ethique, Jonas essaie de refonder la tradition
progressiste de l'évolutionarisme scientiste qui est un refoulement
de l'histoire humaine, du langage et de l'intersubjectivité constitutive.
C'est paradoxalement une façon de penser le temps qui l'annule ou
l'éternise, même s'il s'en défend, une façon de penser la subjectivité qui
l'élimine de son énoncé et prétend naïvement
à une métaphysique objective, éternelle et u-topique.
On ne s'étonnera pas que l'intervention d'un Dieu y soit nécessaire
car Hans Jonas se situe dans la tradition métaphysique appelée
onto-théologie par Heidegger, où la question de l'être
est résolue par l'hypothèse divine en l'absence de laquelle
l'être reste beaucoup plus problématique et subjectif. Malgré
les références scientifiques plus récentes, et les tentatives
d'en contourner les contradictions, c'est une pensée du XIXè
siècle, une théologie progressiste qui a pourtant fait l'objet
de toute une série de critiques et de déconstructions qui devraient
rendre impossible ces discours dépourvus de tout recul sur leurs conditions
d'énonciation ou leur contexte historique.
Il n'y aurait aucun intérêt à rester à ce niveau
de généralité dans la critique. Il n'est pas question
de défendre un quelconque relativisme ou scepticisme, ni de condamner
toute métaphysique mais de lui donner des limites et montrer qu'on
peut apporter d'autres réponses à partir d'une meilleure définition
du concept d'information ainsi que par l'intégration de l'ignorance subjective au coeur de
notre savoir (tout savoir est savoir d'un sujet dans son imperfection, c'est cela le savoir absolu).
S'il semble bien que la cosmogonie d'Hans Jonas commence par l'information,
c'est trompeur car sa tentative vise au contraire à réfuter
cette information préalable, et surtout sa conception de l'information
est complètement mécanique, se réduisant à la programmation et au déterminisme
pur. L'hypothèse qu'il veut réfuter, avec raison, c'est la
présence de toute l'information de l'univers dès son origine,
comme si la fin était entièrement donnée avec le début,
"le Big bang
aurait donc déjà contenu un logos cosmogonique... C'est uniquement
un tel usage du concept d'information et de logos que je voulais réfuter"
mais ce qu'il réfute ainsi c'est surtout un déterminisme
absolu qui ne laisserait aucune place à la subjectivité et
la liberté qui est forcément un "trou dans le déterminisme" 233. Il affirme certes que l'information étant toujours stockée
dans une organisation ne peut être présente au départ,
il faut du temps, mais l'essentiel de l'argumentation tourne autour des disputes
théologiques classiques pour savoir si tout le devenir du monde était
contenu dans sa création divine ou si une place était laissée
à la liberté et à la créativité temporelle
par un retrait du divin ou de la causalité mécanique (de la "programmation").
On ne peut que donner raison à cette réfutation du déterminisme
absolu qui annulerait le temps et l'évolution, comme Bergson l'avait
bien montré. On peut simplement lui reprocher de ne pas aller assez loin
en ce sens, jusqu'à devoir admettre que toute existence est exceptionnelle
au regard de l'universalité des lois physiques (voir mon texte "L'improbable miracle d'exister
"). Toute existence est une exception dans le néant de l'être,
la matière un résidu infinitésimal des interactions
énergétiques et des fluctuations quantiques, une impossible
brisure de symétrie, création de désordre et de singularités
par l'ordre immuable de lois universelles et création de formes durables
par la dissipation de l'énergie, d'une résistance locale à
l'entropie comme résultat de l'entropie elle-même (refroidissement,
cristallisation). La vie est aussi tellement unique et miraculeuse que toute
vie vient de la vie, héritant du même code génétique
mais avec, là encore, énormément de pertes. Toute vie
n'étant qu'un répit gagné sur la mort, un moment toujours
exceptionnel.
C'est à partir de cette longue accumulation de hasards qu'on peut comprendre la véritable
portée de l'information elle-même définie justement
par son improbabilité (Shannon). En effet, il n'y a d'information
que dans un monde incertain, soumis aux aléas, à l'imprévisibilité
du temps, aux phénomènes chaotiques (au commencement était
le Chaos et non l'ordre physique). L'information permet de stocker les régularités
de l'environnement et d'enregistrer ses changements pour s'y adapter, sa
fonction est cognitive. Ceci implique qu'il n'y a pas de savoir préalable,
immanent, mais une ignorance première du monde, un voile, une séparation
(léthé), une saisie indirecte, par l'intermédiaire
de l'information justement, d'un monde transcendant (au sens kantien). Le
monde de l'information est un monde plein de leurres, d'erreurs et de mirages
car c'est un monde connu par ouï-dire, indirectement, à travers
nos sens et laissé à notre représentation. Le monde
de l'information est celui de l'ignorance (l'ignorance n'a pas de sens en
dehors de l'information qu'elle appelle). Il n'y a pas d'accès à
l'être disait déjà Montaigne, pas de prise directe (mystique)
sur le réel, sauf à s'y cogner. Le monde de l'information
est le monde du dualisme entre émetteur et récepteur, entre
le signe et l'objet désigné, monde de la séparation
de l'intériorité et de l'extériorité, de l'organisme
et de l'environnement (l'adaptation n'est pas immédiate). La conscience
s'oppose à son objet (la conscience est toujours conscience de quelque
chose, la perception s'oublie derrière le perçu). Pour Laborit,
la conscience est d'abord manque d'information, éveil ou détresse,
inquiétude ou curiosité. Cela ne se réduit donc pas
à un support matériel, aux transformations induites par la
recherche et la réception de l'information, son intégration
dans l'organisation corporelle et ses représentations. L'important
c'est l'ouverture, la question, le souci, le problème à résoudre,
l'absence ressentie, l'irritation.
Certes, le dualisme de l'information ne peut être tenu jusqu'au
bout, dans la prédation par exemple la distinction du sujet et de
l'objet s'annule effectivement avec la dévoration. Le monde de l'action
n'est pas un rêve, c'est le même monde pour tous ceux qui ne
dorment pas, pour le prédateur comme pour la proie même si chacun
en a une perception propre. Il n'y a pas deux mondes mais plutôt deux
points de vue sur le monde. La réflexion aussi brouille les frontières
en récupèrant l'objectivité du sujet, mais sans annuler
la séparation, au contraire, puisqu'elle consiste à se distancier
de soi par sa propre observation (supposant la suspension de notre connaissance
de nous-mêmes). La séparation est mobile, le dualisme n'est pas
figé entre "substances" mais la coupure est bien réelle, fonctionnelle,
transcendance qui intervient dans le monde. On peut donc admettre l'expression
paradoxale de "transcendance immanente" au sens de l'objectivité
du sujet et du monde, de la matérialité de l'information (du
signifiant), mais le concept d'information dégonfle toutes les boursouflures
théologiques dont on entoure cette notion de transcendance, qui n'est
pas tant métaphysique que cognitive, exprimant la séparation
entre le savoir et l'être, la part de subjectivité et d'ignorance
inéliminable de nos représentations d'un réel incertain
qui reste toujours imprévisible.
Sans vouloir vraiment rendre compte de l'argumentation de Jonas en la critiquant
en détail (ce serait trop long et fastidieux), je voudrais donc simplement
montrer les réponses différentes qu'on peut y apporter, en partant souvent du même point de départ.
Après
la question du déterminisme, Jonas essaie
de penser le rapport entre extériorité et intériorité,
matière et conscience, objectivité et subjectivité.
Il cherche à fonder la pensée dans l'être tout en maintenant
leur séparation (proche en cela de Heidegger pour qui la vérité
dé-couverte est une éclaircie de l'Etre, objective plus que
subjective, où l'ignorance se dissipe en s'ouvrant à l'extériorité
de l'être-là). Il lui faut à la fois réfuter les
simples parallélismes entre "matière" et "esprit", tout en
fondant l'esprit sur la matière, moment de bifurcation dans l'évolution
de la matière qui est celui de l'apparition de la vie.
Commençons par là. Pour Jonas, il ne fait pas de doute que l'information
ne se confond pas avec la matière mais surgit avec la vie
et n'avait pas de sens avant. On ne peut que l'approuver. Ceci confirme bien
que l'information n'était pas donnée dès le Big bang
originaire : l'information est temporelle, elle se crée au cours du
temps mais il faut être plus précis. On peut résoudre la question
en faisant de la vie, et du monde de l'information, le résultat de
l'improbabilité de la forme (chaotique) qui les précède
et constitue bien une réalité matérielle. "La vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu
informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme" suggère Ernest Lawrence Rossi (dans Psychobiologie de la guérison). Cela va plus loin que les formules : "la matière est l'esprit qui dort" ou "la matière doit porter la possibilité de la subjectivité". Pas besoin de théologie pour unifier tout cela, "la métaphysique de la matière" c'est l'information et ce qu'on esquisse ici, c'est une métaphysique de l'information.
La relation entre l'information et la vie manifeste, au-delà de sa fonction cognitive, la fonction ontologique
de l'information et de l'apprentissage ou de l'adaptation, de persistance
dans l'être dans un monde chaotique, retour de la stabilité
dans l'instabilité, de l'ordre dans le désordre, résistance
à l'entropie nourrie par l'entropie elle-même (dépense
comme instrument d'accumulation, changement pour rester le même), structures
dynamiques dissipatives (temporelles). Dans le monde de la vie l'existence
dépend de la capacité de reproduction et d'adaptation, mode
d'existence bien différent de celui des forces physiques, des interactions
matérielles, des singularités physiques (brisures de symétrie)
ou des catastrophes. La vie vient en second car elle dépend de son
support matériel mais elle ne s'y réduit pas comme système informationnel. La vie comme
défi aux hasards matériels est déjà une réflexion
de l'évolution matérielle, apparition d'une intériorité, d'une mémoire cumulative,
de la subjectivité opposée à l'extériorité
objective, de la finalité active opposée à la causalité
passive. "La vie est fin en soi, c'est-à-dire une fin qui se veut et se vise activement". (Ce serait donc une erreur de penser au désir comme à une force
matérielle alors qu'il est orienté par une fin et, pour les
êtres parlants, désir de désir).
Que la vie introduise la finalité dans l'être avec l'information
et la rétroaction ne peut justifier pourtant de faire de la vie la
finalité de la matière alors que la finalité est plutôt une opposition
aux causes matérielles, une résistance à l'entropie,
une intériorité protégée des agressions extérieures,
une exception à la matière comme l'homme est une exception
à l'animalité qui le constitue pourtant. Vouloir faire de l'esprit le but suprême de l'univers serait
faire de l'évolution "une énorme dépense misérablement
gâchée" face à l'immensité spatio-temporale
nécessaire. Si la vie résulte
bien de l'improbabilité des formes, ses lois ne sont plus celles de
la matière dans leur universalité, mais de l'information et
de la régulation de milieux particuliers. Le caractère anti-entropique
de la finalité se manifeste par sa persistance dans un monde chaotique
et destructeur. On peut dire que "l'ordre réussit mieux que le désordre" mais ce n'est pas vraiment exact car le désordre résulte lui-même
de lois physiques implacables, d'un ordre sous-jacent. Par contre il est
vrai que dans le chaos permanent seul ce qui dure peut retenir notre attention.
Sous cette forme, c'est une tautologie : seul ce qui dure persiste dans l'être
! alors qu'il y a une dialectique entre ordre et désordre. La vie
serait au moins un ordre de niveau 3 émergeant d'un désordre
chaotique de niveau 2 produit par l'ordre immuable des lois physiques au
niveau 1.
Même si on trouve le passage du physique au biologique, de la
force physique à l'information, il n'en reste pas moins qu'il faut
reconnaître avec Jonas l'opposition, la dualité irréductible,
entre "étendue" et "conscience", extériorité et intériorité.
Il me semble qu'on doit l'interpréter comme l'opposition de l'émetteur
et du récepteur, de l'être et de sa représentation,
du signifiant et du signifié. L'extériorité est un
fait, l'intériorité un effet, une intégration de l'information
dans l'organisation. Jonas considère la subjectivité
ou l'intériorité comme non-indifférence. Bien qu'elle
soit insuffisante, on peut déjà déduire de cette définition
minimale une sensibilité aux différences, et donc un monde
d'événements, monde imprévisible, plein de hasards auxquels
il faut réagir. Monde d'événements improbables, c'est
bien le monde de l'information, de l'apprentissage, de l'adaptation et de
la liberté, pas seulement de la non-indifférence donc. La subjectivité
est la naissance au monde dans son actualité, son être-là
singulier, perception du temps qui passe et traitement de l'information reçue
(régularités ou singularités), interprétation
(reconnaissance, analogie) et réaction (répétition ou
rétroaction).
Jonas rejette le parallélisme psycho-physique de Spinoza où
l'absence de séparation entre Dieu et la nature, entre pensée
et matière, ne laisse aucune place à une liberté de
l'esprit, encore moins à une évolution spirituelle autonome. Cette réduction
de l'esprit à la matière est une négation du "caractère tardif et rare de l'esprit
". Dans une conception informationnelle, il n'y a absolument aucun parallélisme.
Le monde de l'information et de l'apprentissage est non-linéaire,
contrairement à la proportionalité des forces physiques. C'est
souvent du tout ou rien : ou on est vivant, ou on est mort. Il n'y a jamais
de véritable information en temps réel, il y a toujours retard
(cycle d'hystérésis), "différance", temps pour comprendre
et perte d'informations ainsi qu'une multiplicité des interprétations.
La matière n'est pas l'esprit qui la connaît. L'esprit n'est
pas plus la forme, les relations, l'organisation matérielle, c'est
un point de vue cognitif, un regard, un désir, une mémoire.
L'information se distingue de la matière comme la perception se distingue
du perçu, comme le signe renvoie à autre chose que lui-même.
S'il faut donc
bien séparer information et matière, signifiant et signifié,
la situation est plus ambigu en ce qui concerne les corps vivants. On peut
soutenir comme Rossi que "l'esprit et le corps représentent deux aspects d'un seul système d'information" car le corps vivant ne se réduit pas à la matière
mais constitue bien un système d'information reproductible et unifié (qui fait corps). Il serait
plus juste pourtant de maintenir une séparation entre les
différents systèmes (sanguin, immunitaire, hormonal, nerveux),
bien qu'ils soient articulés ordinairement, car leurs perturbations
montrent bien qu'il ne s'agit en aucun cas du "même" système
vu selon des points de vue différents mais bien de systèmes
différents ayant leurs lois propres, qui communiquent et interagissent mais dont les signaux peuvent être
déficients, de même que l'esprit peut comprendre mal les signaux
du corps. Jonas déplore que "le corps n'émerge lui-même que vécu, comme phénomène et non dans sa réalité
". Le corps intervient, en effet, comme organisme vivant mais aussi comme
image de soi. Appartenant au monde de l'information le corps vivant n'a qu'une
immanence toute relative. Il n'y a pas de voix du corps, ni de voie directe
du corps à l'esprit, il faut apprendre à se connaître
(il y a par contre une voie directe de l'esprit au corps, celle des neurotransmetteurs
qui se déversent dans le sang par l'hypothalamus). De toutes façons,
en passant à la parole le corps passe au signe, même à
vouloir en exprimer tout le ressenti, toute la subtilité chimique,
les fluctuations de la douleur et du plaisir.
Enfin, la dernière question abordée dans cette cosmogonie
est celle de l'évolution, de son rapport à notre liberté,
du rapport entre l'être et le devoir-être, fait et valeur, recherche de fondements objectifs de l'éthique.
Vouloir appuyer l'éthique sur des fondements objectifs (et
non sur les exigences de la parole et de la réciprocité) a
pour préalable de s'entendre sur cette évolution dont nous
sommes l'actualité mais qui se fait sans nous (c'est son objectivité
même). L'évolution serait donc un progrès qui va de
la matière à la subjectivité puis à l'esprit,
de l'extérieur vers l'intérieur, du désordre à
l'ordre. C'est bien sûr plus compliqué, plus dialectique entre
ordre et désordre, vie et mort. L'arbre de la vie est tortueux, ce
n'est pas une ligne droite. L'orientation anti-entropique est forcément
locale, relative et marginale. En dehors de ces fortes réserves, on
peut admettre le processus de complexification au cours du temps souligné
par Spencer déjà, car la complexité a besoin de temps
pour se construire, mais s'appuyer sur la continuité c'est aussi gommer
les ruptures, la nécessité de changer de direction et de résister
à une évolution qui se fait contre nous. On ne s'étonne
pas de voir resurgir Dieu pour tout unifier et valider une lecture si réductrice.
C'est le dispositif onto-théologique où Dieu garantit et fige
l'objectivité de l'être. Jonas sent bien le risque de tomber
dans l'idéologie comme justification de ce qui existe, voire dans
la simple tautologie où tout ce qui arrive devait arriver transformant
l'évolution en une "success stories incapable
de faire fausse route". Après Auschwitz, ce manque de remords
est inacceptable, la ruse de la raison est rejetée pour son immoralité
! Cette intervention de l'histoire contemporaine pour expliquer une évolution
cosmique, vient rappeler à quel point nos représentations sont
datées, à une échelle qui n'a rien à voir avec
les temps cosmiques (que dire, en effet, des grandes catastrophes cosmiques,
de la fin des dinosaures ?). Le progressisme béat n'est plus possible
après Auschwitz, pense-t-il avec quelques raisons, aussi semble-t-il
s'acharner contre lui, mais c'est pour en donner une version plus acceptable
identifiant l'éthique à une évolution objective.
La question posée par ce progressisme de l'évolution (dénoncé
par Christopher Lasch par exemple, dans "L'unique et seul paradis") est bien
pourtant qu'il ne peut y avoir aucun chemin de l'être au devoir, du
fait à la valeur, non pas comme le prétend Jonas que ce serait
interdire toute métaphysique (p252), mais interdire plutôt de fonder l'éthique
dans le physique. Kant a montré comme l'éthique doit
tout à l'universel et à la réciprocité, à la logique et au langage, à la vérité
et à la bonne foi, en dehors de toute matérialité ou
sentiment qualifié de "pathologique". Il faudrait ajouter qu'elle est inséparable
du désir de reconnaissance et de justice,
fondement de l'échange et du dialogue. L'éthique comme réflexion
sur ses propres fins ne peut se réduire à une réception
passive d'un processus objectif qui se fait sans nous, simple contemplation de l'Etre : "notre capacité de voir et d'entendre fait de nous les appelés
de sa volonté impérative de reconnaissance, et ainsi les sujets
d'un devoir vis-à-vis de lui". Ernst Bloch ne disait pas quelque
chose de très différent lorsqu'il prétendait que c'est
le bâton courbé qui "voulait être redressé". Je ne
crois pas pourtant que nous soyons responsables de l'univers, je ne crois
guère à ce "devoir cosmique" et il y a bien des évolutions
auxquelles il faut résister. Il serait absurde de souhaiter une nouvelle
extinction de masse sous prétexte que c'est favorable à l'évolution
(destructions créatives), comme l'extinction des dinosaures a permis
l'émergence des mammifères ! On peut penser qu'il y a plutôt
une responsabilité humaine, ou du vivant car sans vie il n'y a plus
d'information, et sans humanité il n'y a plus de sens. L'information
sert à réagir plus qu'à se soumettre passivement. Ce
n'est donc pas tant dans l'évolution cosmique que nous devons nous
situer, mais dans l'histoire humaine où nous avons une parole à
tenir. Pour donner sens à notre vie nous devons l'inscrire dans la
suite des générations et l'avenir de l'humanité. La
question n'est donc pas tant de continuer l'évolution que de transmettre
nos connaissances et nos valeurs. S'il y a une continuité c'est celle
du renouvellement des générations avec ses ruptures, ses conflits
de génération, ses inventions, continuité d'une tradition,
de l'accumulation des savoirs, transmission de notre désir d'humanité.
L'éthique a des fondements historiques et logiques et non biologiques
comme on le croit si souvent, encore moins physiques.
D'ailleurs, il faut souligner comme cet évolutionarisme est fort peu compatible avec la liberté
telle que la caractérise Jonas par l'indépendance des émotions
(refoulement des pulsions), la combinatoire (imagination) et la contradiction
(infini, langage, dialogue) qui semble bien déboucher sur une dialectique
historique faite de renversements, de ruptures, plutôt que sur une continuité
homogène. La liberté est ignorance, pari, question ou elle n'est
pas liberté mais seulement auto-détermination. Ce n'est pas la "voix de l'immanence" du corps ou de
l'intentionalité présente à elle-même mais "l'appel
d'un bien entrevu" qu'il faut atteindre, le sentiment de son absence ("D'abord se développa le désir qui fut le premier germe de la pensée", Rig Veda, X, 129
). On peut concilier la liberté et l'histoire dans l'action, c'est
plus difficile avec l'évolution que l'histoire contredit en substituant
le savoir aux mutations. La liberté consiste plutôt à
s'opposer aux évolutions qui se font sans nous et contre nous. Nous
pouvons assumer notre histoire humaine en condamnant notre inhumanité
et en voulant porter un peu plus haut notre désir d'humanité,
réaliser une humanité qui n'existe pas encore, construire un
stade cognitif supérieur. La vérité ne nous précède
pas et dépend de nous. Notre liberté a un sens, le sens que
nous lui donnons en tâtonnant et que nous léguons aux générations
à venir. Notre action n'a de sens qu'à changer le cours des
choses. Par contre la plupart des religions, tout comme le progressisme, nous
déchargent du poids de la cause et de l'angoissante incertitude métaphysique,
abandonnant notre jugement et notre liberté à ce que la tradition
nous a léguée, puisque religion vient de relegere et non pas
de religare, faisant référence non pas à ce qui nous
relie mais à un sens constitué qui nous dépasse et que
nous nous contentons de léguer en le laissant indemne, spectateur
passif. Il vaudrait mieux intégrer notre ignorance première,
péché originel du savoir et cultiver le doute, la critique,
la prudence.
L'histoire rapportée est poignante de cette déportée disant que "Nous devons aider Dieu", car ce n'est pas lui qui peut nous aider mais en aidant Dieu, nous nous
aidons nous-mêmes. A-t-on besoin du détour de Dieu pour nous
aider les uns les autres ? La métaphysique de l'être tombe toujours
dans la théologie. Bien que Jonas le regrette, il faudrait admettre
qu'on ne sort jamais d'une théorie de la connaissance, de la culture
et du langage (herméneutique), avant même d'avoir une vision
du monde. La question est d'abord cognitive. Il ne faut mettre aucun interdit
sur l'inévitable interrogation sur le tout. C'est ce qui nous fait toujours parler
comme si on était à la fin de l'histoire, de même que
le sens se constitue à la fin de chaque phrase bien qu'il soit toujours provisoire, relancé par la suivante.
La totalité du monde que nous pouvons penser n'est pas le monde lui-même.
La carte n'est pas le territoire. Nous ne savons pas rien, mais nous ne savons
pas tout. C'est une représentation incomplète, une totalité
ouverte, prise dans un processus d'apprentissage. Le monde de l'information pose des questions cognitives plus que métaphysiques.
Notre origine n'est pas l'origine du monde ou de la vie, mais d'où
l'on parle et pourquoi.
Au-delà des questions cognitives, dont elles procèdent, il
y a les questions existentielles, celle du savoir de la mort et du sens de
sa vie, essayer de savoir ce qu'il faut faire mais surtout ce désir
de reconnaissance qui est désir de désir, intersubjectivité
(savoir de savoir). Alors même qu'on s'imagine intégrer la
grande évolution cosmologique, c'est surtout notre amour-propre que
nous essayons d'exalter, la justification de notre existence auprès
de quelques uns, mise en ordre de notre vie. Il est difficile de trouver
la bonne mesure entre un manque d'idéal indigne et des emportements
narcissiques, ambitions hors d'atteinte et sans portée. Notre univers
qui est celui de la parole est d'abord l'univers des luttes politiques où
notre destin se joue, l'avenir du monde qui dépend de nous et sur
lequel nous avons notre mot à dire. C'est cela notre cosmogonie (notre
cosmopolitique), ce monde à construire, concrètement, dans
sa finitude et son actualité, temps présents que nous devons
prendre en charge collectivement pour préserver des temps futurs,
continuer tant qu'on est vivant notre résistance à l'entropie
même si c'est perdu d'avance puisque de toute façon, on sait
bien qu'il y a la mort au bout, ce qui ne fait qu'en décupler l'urgence
et rend si précieux le temps qu'il nous reste avant de passer le témoin,
soleil déchu dispersé en milliers d'étoiles à
venir...
Jean Zin 15/11/03
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