La transcendance du monde, le sens de l'évolution et la liberté

Evolution et liberté, Hans Jonas, Rivages
On peut voir dans la tentative de cosmogonie d'Hans Jonas les errements de la pure spéculation et la misère de la métaphysique. L'histoire de la physique est remplie de hautes spéculations et de résolutions théoriques absolument convaincantes... mais qui se sont pourtant révélées fausses dès qu'on a voulu les tester. On a bien raison de se méfier des prétentions de totalisation de l'histoire de l'être et de réduction de l'univers à un point de vue unilatéral et simpliste. En cherchant des fondements objectifs à l'Ethique, Jonas essaie de refonder la tradition progressiste de l'évolutionarisme scientiste qui est un refoulement de l'histoire humaine, du langage et de l'intersubjectivité constitutive. C'est paradoxalement une façon de penser le temps qui l'annule ou l'éternise, même s'il s'en défend, une façon de penser la subjectivité qui l'élimine de son énoncé et prétend naïvement à une métaphysique objective, éternelle et u-topique. On ne s'étonnera pas que l'intervention d'un Dieu y soit nécessaire car Hans Jonas se situe dans la tradition métaphysique appelée onto-théologie par Heidegger, où la question de l'être est résolue par l'hypothèse divine en l'absence de laquelle l'être reste beaucoup plus problématique et subjectif. Malgré les références scientifiques plus récentes, et les tentatives d'en contourner les contradictions, c'est une pensée du XIXè siècle, une théologie progressiste qui a pourtant fait l'objet de toute une série de critiques et de déconstructions qui devraient rendre impossible ces discours dépourvus de tout recul sur leurs conditions d'énonciation ou leur contexte historique.

Il n'y aurait aucun intérêt à rester à ce niveau de généralité dans la critique. Il n'est pas question de défendre un quelconque relativisme ou scepticisme, ni de condamner toute métaphysique mais de lui donner des limites et montrer qu'on peut apporter d'autres réponses à partir d'une meilleure définition du concept d'information ainsi que par l'intégration de l'ignorance subjective au coeur de notre savoir (tout savoir est savoir d'un sujet dans son imperfection, c'est cela le savoir absolu).

S'il semble bien que la cosmogonie d'Hans Jonas commence par l'information, c'est trompeur car sa tentative vise au contraire à réfuter cette information préalable, et surtout sa conception de l'information est complètement mécanique, se réduisant à la programmation et au déterminisme pur. L'hypothèse qu'il veut réfuter, avec raison, c'est la présence de toute l'information de l'univers dès son origine, comme si la fin était entièrement donnée avec le début, "le Big bang aurait donc déjà contenu un logos cosmogonique... C'est uniquement un tel usage du concept d'information et de logos que je voulais réfuter" mais ce qu'il réfute ainsi c'est surtout un déterminisme absolu qui ne laisserait aucune place à la subjectivité et la liberté qui est forcément un "trou dans le déterminisme" 233. Il affirme certes que l'information étant toujours stockée dans une organisation ne peut être présente au départ, il faut du temps, mais l'essentiel de l'argumentation tourne autour des disputes théologiques classiques pour savoir si tout le devenir du monde était contenu dans sa création divine ou si une place était laissée à la liberté et à la créativité temporelle par un retrait du divin ou de la causalité mécanique (de la "programmation"). On ne peut que donner raison à cette réfutation du déterminisme absolu qui annulerait le temps et l'évolution, comme Bergson l'avait bien montré. On peut simplement lui reprocher de ne pas aller assez loin en ce sens, jusqu'à devoir admettre que toute existence est exceptionnelle au regard de l'universalité des lois physiques (voir mon texte "L'improbable miracle d'exister "). Toute existence est une exception dans le néant de l'être, la matière un résidu infinitésimal des interactions énergétiques et des fluctuations quantiques, une impossible brisure de symétrie, création de désordre et de singularités par l'ordre immuable de lois universelles et création de formes durables par la dissipation de l'énergie, d'une résistance locale à l'entropie comme résultat de l'entropie elle-même (refroidissement, cristallisation). La vie est aussi tellement unique et miraculeuse que toute vie vient de la vie, héritant du même code génétique mais avec, là encore, énormément de pertes. Toute vie n'étant qu'un répit gagné sur la mort, un moment toujours exceptionnel.

C'est à partir de cette longue accumulation de hasards qu'on peut comprendre la véritable portée de l'information elle-même définie justement par son improbabilité (Shannon). En effet, il n'y a d'information que dans un monde incertain, soumis aux aléas, à l'imprévisibilité du temps, aux phénomènes chaotiques (au commencement était le Chaos et non l'ordre physique). L'information permet de stocker les régularités de l'environnement et d'enregistrer ses changements pour s'y adapter, sa fonction est cognitive. Ceci implique qu'il n'y a pas de savoir préalable, immanent, mais une ignorance première du monde, un voile, une séparation (léthé), une saisie indirecte, par l'intermédiaire de l'information justement, d'un monde transcendant (au sens kantien). Le monde de l'information est un monde plein de leurres, d'erreurs et de mirages car c'est un monde connu par ouï-dire, indirectement, à travers nos sens et laissé à notre représentation. Le monde de l'information est celui de l'ignorance (l'ignorance n'a pas de sens en dehors de l'information qu'elle appelle). Il n'y a pas d'accès à l'être disait déjà Montaigne, pas de prise directe (mystique) sur le réel, sauf à s'y cogner. Le monde de l'information est le monde du dualisme entre émetteur et récepteur, entre le signe et l'objet désigné, monde de la séparation de l'intériorité et de l'extériorité, de l'organisme et de l'environnement (l'adaptation n'est pas immédiate). La conscience s'oppose à son objet (la conscience est toujours conscience de quelque chose, la perception s'oublie derrière le perçu). Pour Laborit, la conscience est d'abord manque d'information, éveil ou détresse, inquiétude ou curiosité. Cela ne se réduit donc pas à un support matériel, aux transformations induites par la recherche et la réception de l'information, son intégration dans l'organisation corporelle et ses représentations. L'important c'est l'ouverture, la question, le souci, le problème à résoudre, l'absence ressentie, l'irritation.

Certes, le dualisme de l'information ne peut être tenu jusqu'au bout, dans la prédation par exemple la distinction du sujet et de l'objet s'annule effectivement avec la dévoration. Le monde de l'action n'est pas un rêve, c'est le même monde pour tous ceux qui ne dorment pas, pour le prédateur comme pour la proie même si chacun en a une perception propre. Il n'y a pas deux mondes mais plutôt deux points de vue sur le monde. La réflexion aussi brouille les frontières en récupèrant l'objectivité du sujet, mais sans annuler la séparation, au contraire, puisqu'elle consiste à se distancier de soi par sa propre observation (supposant la suspension de notre connaissance de nous-mêmes). La séparation est mobile, le dualisme n'est pas figé entre "substances" mais la coupure est bien réelle, fonctionnelle, transcendance qui intervient dans le monde. On peut donc admettre l'expression paradoxale de "transcendance immanente" au sens de l'objectivité du sujet et du monde, de la matérialité de l'information (du signifiant), mais le concept d'information dégonfle toutes les boursouflures théologiques dont on entoure cette notion de transcendance, qui n'est pas tant métaphysique que cognitive, exprimant la séparation entre le savoir et l'être, la part de subjectivité et d'ignorance inéliminable de nos représentations d'un réel incertain qui reste toujours imprévisible.

Sans vouloir vraiment rendre compte de l'argumentation de Jonas en la critiquant en détail (ce serait trop long et fastidieux), je voudrais donc simplement montrer les réponses différentes qu'on peut y apporter, en partant souvent du même point de départ.

Après la question du déterminisme, Jonas essaie de penser le rapport entre extériorité et intériorité, matière et conscience, objectivité et subjectivité. Il cherche à fonder la pensée dans l'être tout en maintenant leur séparation (proche en cela de Heidegger pour qui la vérité dé-couverte est une éclaircie de l'Etre, objective plus que subjective, où l'ignorance se dissipe en s'ouvrant à l'extériorité de l'être-là). Il lui faut à la fois réfuter les simples parallélismes entre "matière" et "esprit", tout en fondant l'esprit sur la matière, moment de bifurcation dans l'évolution de la matière qui est celui de l'apparition de la vie.

Commençons par là. Pour Jonas, il ne fait pas de doute que l'information ne se confond pas avec la matière mais surgit avec la vie et n'avait pas de sens avant. On ne peut que l'approuver. Ceci confirme bien que l'information n'était pas donnée dès le Big bang originaire : l'information est temporelle, elle se crée au cours du temps mais il faut être plus précis. On peut résoudre la question en faisant de la vie, et du monde de l'information, le résultat de l'improbabilité de la forme (chaotique) qui les précède et constitue bien une réalité matérielle. "La vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme" suggère Ernest Lawrence Rossi (dans Psychobiologie de la guérison). Cela va plus loin que les formules : "la matière est l'esprit qui dort" ou "la matière doit porter la possibilité de la subjectivité". Pas besoin de théologie pour unifier tout cela, "la métaphysique de la matière" c'est l'information et ce qu'on esquisse ici, c'est une métaphysique de l'information.

La relation entre l'information et la vie manifeste, au-delà de sa fonction cognitive, la fonction ontologique de l'information et de l'apprentissage ou de l'adaptation, de persistance dans l'être dans un monde chaotique, retour de la stabilité dans l'instabilité, de l'ordre dans le désordre, résistance à l'entropie nourrie par l'entropie elle-même (dépense comme instrument d'accumulation, changement pour rester le même), structures dynamiques dissipatives (temporelles). Dans le monde de la vie l'existence dépend de la capacité de reproduction et d'adaptation, mode d'existence bien différent de celui des forces physiques, des interactions matérielles, des singularités physiques (brisures de symétrie) ou des catastrophes. La vie vient en second car elle dépend de son support matériel mais elle ne s'y réduit pas comme système informationnel. La vie comme défi aux hasards matériels est déjà une réflexion de l'évolution matérielle, apparition d'une intériorité, d'une mémoire cumulative, de la subjectivité opposée à l'extériorité objective, de la finalité active opposée à la causalité passive. "La vie est fin en soi, c'est-à-dire une fin qui se veut et se vise activement". (Ce serait donc une erreur de penser au désir comme à une force matérielle alors qu'il est orienté par une fin et, pour les êtres parlants, désir de désir).

Que la vie introduise la finalité dans l'être avec l'information et la rétroaction ne peut justifier pourtant de faire de la vie la finalité de la matière alors que la finalité est plutôt une opposition aux causes matérielles, une résistance à l'entropie, une intériorité protégée des agressions extérieures, une exception à la matière comme l'homme est une exception à l'animalité qui le constitue pourtant. Vouloir faire de l'esprit le but suprême de l'univers serait faire de l'évolution "une énorme dépense misérablement gâchée" face à l'immensité spatio-temporale nécessaire. Si la vie résulte bien de l'improbabilité des formes, ses lois ne sont plus celles de la matière dans leur universalité, mais de l'information et de la régulation de milieux particuliers. Le caractère anti-entropique de la finalité se manifeste par sa persistance dans un monde chaotique et destructeur. On peut dire que "l'ordre réussit mieux que le désordre" mais ce n'est pas vraiment exact car le désordre résulte lui-même de lois physiques implacables, d'un ordre sous-jacent. Par contre il est vrai que dans le chaos permanent seul ce qui dure peut retenir notre attention. Sous cette forme, c'est une tautologie : seul ce qui dure persiste dans l'être ! alors qu'il y a une dialectique entre ordre et désordre. La vie serait au moins un ordre de niveau 3 émergeant d'un désordre chaotique de niveau 2 produit par l'ordre immuable des lois physiques au niveau 1.

Même si on trouve le passage du physique au biologique, de la force physique à l'information, il n'en reste pas moins qu'il faut reconnaître avec Jonas l'opposition, la dualité irréductible, entre "étendue" et "conscience", extériorité et intériorité. Il me semble qu'on doit l'interpréter comme l'opposition de l'émetteur et du récepteur, de l'être et de sa représentation, du signifiant et du signifié. L'extériorité est un fait, l'intériorité un effet, une intégration de l'information dans l'organisation. Jonas considère la subjectivité ou l'intériorité comme non-indifférence. Bien qu'elle soit insuffisante, on peut déjà déduire de cette définition minimale une sensibilité aux différences, et donc un monde d'événements, monde imprévisible, plein de hasards auxquels il faut réagir. Monde d'événements improbables, c'est bien le monde de l'information, de l'apprentissage, de l'adaptation et de la liberté, pas seulement de la non-indifférence donc. La subjectivité est la naissance au monde dans son actualité, son être-là singulier, perception du temps qui passe et traitement de l'information reçue (régularités ou singularités), interprétation (reconnaissance, analogie) et réaction (répétition ou rétroaction).

Jonas rejette le parallélisme psycho-physique de Spinoza où l'absence de séparation entre Dieu et la nature, entre pensée et matière, ne laisse aucune place à une liberté de l'esprit, encore moins à une évolution spirituelle autonome. Cette réduction de l'esprit à la matière est une négation du "caractère tardif et rare de l'esprit ". Dans une conception informationnelle, il n'y a absolument aucun parallélisme. Le monde de l'information et de l'apprentissage est non-linéaire, contrairement à la proportionalité des forces physiques. C'est souvent du tout ou rien : ou on est vivant, ou on est mort. Il n'y a jamais de véritable information en temps réel, il y a toujours retard (cycle d'hystérésis), "différance", temps pour comprendre et perte d'informations ainsi qu'une multiplicité des interprétations. La matière n'est pas l'esprit qui la connaît. L'esprit n'est pas plus la forme, les relations, l'organisation matérielle, c'est un point de vue cognitif, un regard, un désir, une mémoire. L'information se distingue de la matière comme la perception se distingue du perçu, comme le signe renvoie à autre chose que lui-même.

S'il faut donc bien séparer information et matière, signifiant et signifié, la situation est plus ambigu en ce qui concerne les corps vivants. On peut soutenir comme Rossi que "l'esprit et le corps représentent deux aspects d'un seul système d'information" car le corps vivant ne se réduit pas à la matière mais constitue bien un système d'information reproductible et unifié (qui fait corps). Il serait plus juste pourtant de maintenir une séparation entre les différents systèmes (sanguin, immunitaire, hormonal, nerveux), bien qu'ils soient articulés ordinairement, car leurs perturbations montrent bien qu'il ne s'agit en aucun cas du "même" système vu selon des points de vue différents mais bien de systèmes différents ayant leurs lois propres, qui communiquent et interagissent mais dont les signaux peuvent être déficients, de même que l'esprit peut comprendre mal les signaux du corps. Jonas déplore que "le corps n'émerge lui-même que vécu, comme phénomène et non dans sa réalité ". Le corps intervient, en effet, comme organisme vivant mais aussi comme image de soi. Appartenant au monde de l'information le corps vivant n'a qu'une immanence toute relative. Il n'y a pas de voix du corps, ni de voie directe du corps à l'esprit, il faut apprendre à se connaître (il y a par contre une voie directe de l'esprit au corps, celle des neurotransmetteurs qui se déversent dans le sang par l'hypothalamus). De toutes façons, en passant à la parole le corps passe au signe, même à vouloir en exprimer tout le ressenti, toute la subtilité chimique, les fluctuations de la douleur et du plaisir.

Enfin, la dernière question abordée dans cette cosmogonie est celle de l'évolution, de son rapport à notre liberté, du rapport entre l'être et le devoir-être, fait et valeur, recherche de fondements objectifs de l'éthique.

Vouloir appuyer l'éthique sur des fondements objectifs (et non sur les exigences de la parole et de la réciprocité) a pour préalable de s'entendre sur cette évolution dont nous sommes l'actualité mais qui se fait sans nous (c'est son objectivité même). L'évolution serait donc un progrès qui va de la matière à la subjectivité puis à l'esprit, de l'extérieur vers l'intérieur, du désordre à l'ordre. C'est bien sûr plus compliqué, plus dialectique entre ordre et désordre, vie et mort. L'arbre de la vie est tortueux, ce n'est pas une ligne droite. L'orientation anti-entropique est forcément locale, relative et marginale. En dehors de ces fortes réserves, on peut admettre le processus de complexification au cours du temps souligné par Spencer déjà, car la complexité a besoin de temps pour se construire, mais s'appuyer sur la continuité c'est aussi gommer les ruptures, la nécessité de changer de direction et de résister à une évolution qui se fait contre nous. On ne s'étonne pas de voir resurgir Dieu pour tout unifier et valider une lecture si réductrice. C'est le dispositif onto-théologique où Dieu garantit et fige l'objectivité de l'être. Jonas sent bien le risque de tomber dans l'idéologie comme justification de ce qui existe, voire dans la simple tautologie où tout ce qui arrive devait arriver transformant l'évolution en une "success stories incapable de faire fausse route". Après Auschwitz, ce manque de remords est inacceptable, la ruse de la raison est rejetée pour son immoralité ! Cette intervention de l'histoire contemporaine pour expliquer une évolution cosmique, vient rappeler à quel point nos représentations sont datées, à une échelle qui n'a rien à voir avec les temps cosmiques (que dire, en effet, des grandes catastrophes cosmiques, de la fin des dinosaures ?). Le progressisme béat n'est plus possible après Auschwitz, pense-t-il avec quelques raisons, aussi semble-t-il s'acharner contre lui, mais c'est pour en donner une version plus acceptable identifiant l'éthique à une évolution objective.

La question posée par ce progressisme de l'évolution (dénoncé par Christopher Lasch par exemple, dans "L'unique et seul paradis") est bien pourtant qu'il ne peut y avoir aucun chemin de l'être au devoir, du fait à la valeur, non pas comme le prétend Jonas que ce serait interdire toute métaphysique (p252), mais interdire plutôt de fonder l'éthique dans le physique. Kant a montré comme l'éthique doit tout à l'universel et à la réciprocité, à la logique et au langage, à la vérité et à la bonne foi, en dehors de toute matérialité ou sentiment qualifié de "pathologique". Il faudrait ajouter qu'elle est inséparable du désir de reconnaissance et de justice, fondement de l'échange et du dialogue. L'éthique comme réflexion sur ses propres fins ne peut se réduire à une réception passive d'un processus objectif qui se fait sans nous, simple contemplation de l'Etre : "notre capacité de voir et d'entendre fait de nous les appelés de sa volonté impérative de reconnaissance, et ainsi les sujets d'un devoir vis-à-vis de lui". Ernst Bloch ne disait pas quelque chose de très différent lorsqu'il prétendait que c'est le bâton courbé qui "voulait être redressé". Je ne crois pas pourtant que nous soyons responsables de l'univers, je ne crois guère à ce "devoir cosmique" et il y a bien des évolutions auxquelles il faut résister. Il serait absurde de souhaiter une nouvelle extinction de masse sous prétexte que c'est favorable à l'évolution (destructions créatives), comme l'extinction des dinosaures a permis l'émergence des mammifères ! On peut penser qu'il y a plutôt une responsabilité humaine, ou du vivant car sans vie il n'y a plus d'information, et sans humanité il n'y a plus de sens. L'information sert à réagir plus qu'à se soumettre passivement. Ce n'est donc pas tant dans l'évolution cosmique que nous devons nous situer, mais dans l'histoire humaine où nous avons une parole à tenir. Pour donner sens à notre vie nous devons l'inscrire dans la suite des générations et l'avenir de l'humanité. La question n'est donc pas tant de continuer l'évolution que de transmettre nos connaissances et nos valeurs. S'il y a une continuité c'est celle du renouvellement des générations avec ses ruptures, ses conflits de génération, ses inventions, continuité d'une tradition, de l'accumulation des savoirs, transmission de notre désir d'humanité. L'éthique a des fondements historiques et logiques et non biologiques comme on le croit si souvent, encore moins physiques.

D'ailleurs, il faut souligner comme cet évolutionarisme est fort peu compatible avec la liberté telle que la caractérise Jonas par l'indépendance des émotions (refoulement des pulsions), la combinatoire (imagination) et la contradiction (infini, langage, dialogue) qui semble bien déboucher sur une dialectique historique faite de renversements, de ruptures, plutôt que sur une continuité homogène. La liberté est ignorance, pari, question ou elle n'est pas liberté mais seulement auto-détermination. Ce n'est pas la "voix de l'immanence" du corps ou de l'intentionalité présente à elle-même mais "l'appel d'un bien entrevu" qu'il faut atteindre, le sentiment de son absence ("D'abord se développa le désir qui fut le premier germe de la pensée", Rig Veda, X, 129 ). On peut concilier la liberté et l'histoire dans l'action, c'est plus difficile avec l'évolution que l'histoire contredit en substituant le savoir aux mutations. La liberté consiste plutôt à s'opposer aux évolutions qui se font sans nous et contre nous. Nous pouvons assumer notre histoire humaine en condamnant notre inhumanité et en voulant porter un peu plus haut notre désir d'humanité, réaliser une humanité qui n'existe pas encore, construire un stade cognitif supérieur. La vérité ne nous précède pas et dépend de nous. Notre liberté a un sens, le sens que nous lui donnons en tâtonnant et que nous léguons aux générations à venir. Notre action n'a de sens qu'à changer le cours des choses. Par contre la plupart des religions, tout comme le progressisme, nous déchargent du poids de la cause et de l'angoissante incertitude métaphysique, abandonnant notre jugement et notre liberté à ce que la tradition nous a léguée, puisque religion vient de relegere et non pas de religare, faisant référence non pas à ce qui nous relie mais à un sens constitué qui nous dépasse et que nous nous contentons de léguer en le laissant indemne, spectateur passif. Il vaudrait mieux intégrer notre ignorance première, péché originel du savoir et cultiver le doute, la critique, la prudence.

L'histoire rapportée est poignante de cette déportée disant que "Nous devons aider Dieu", car ce n'est pas lui qui peut nous aider mais en aidant Dieu, nous nous aidons nous-mêmes. A-t-on besoin du détour de Dieu pour nous aider les uns les autres ? La métaphysique de l'être tombe toujours dans la théologie. Bien que Jonas le regrette, il faudrait admettre qu'on ne sort jamais d'une théorie de la connaissance, de la culture et du langage (herméneutique), avant même d'avoir une vision du monde. La question est d'abord cognitive. Il ne faut mettre aucun interdit sur l'inévitable interrogation sur le tout. C'est ce qui nous fait toujours parler comme si on était à la fin de l'histoire, de même que le sens se constitue à la fin de chaque phrase bien qu'il soit toujours provisoire, relancé par la suivante. La totalité du monde que nous pouvons penser n'est pas le monde lui-même. La carte n'est pas le territoire. Nous ne savons pas rien, mais nous ne savons pas tout. C'est une représentation incomplète, une totalité ouverte, prise dans un processus d'apprentissage. Le monde de l'information pose des questions cognitives plus que métaphysiques. Notre origine n'est pas l'origine du monde ou de la vie, mais d'où l'on parle et pourquoi.

Au-delà des questions cognitives, dont elles procèdent, il y a les questions existentielles, celle du savoir de la mort et du sens de sa vie, essayer de savoir ce qu'il faut faire mais surtout ce désir de reconnaissance qui est désir de désir, intersubjectivité (savoir de savoir). Alors même qu'on s'imagine intégrer la grande évolution cosmologique, c'est surtout notre amour-propre que nous essayons d'exalter, la justification de notre existence auprès de quelques uns, mise en ordre de notre vie. Il est difficile de trouver la bonne mesure entre un manque d'idéal indigne et des emportements narcissiques, ambitions hors d'atteinte et sans portée. Notre univers qui est celui de la parole est d'abord l'univers des luttes politiques où notre destin se joue, l'avenir du monde qui dépend de nous et sur lequel nous avons notre mot à dire. C'est cela notre cosmogonie (notre cosmopolitique), ce monde à construire, concrètement, dans sa finitude et son actualité, temps présents que nous devons prendre en charge collectivement pour préserver des temps futurs, continuer tant qu'on est vivant notre résistance à l'entropie même si c'est perdu d'avance puisque de toute façon, on sait bien qu'il y a la mort au bout, ce qui ne fait qu'en décupler l'urgence et rend si précieux le temps qu'il nous reste avant de passer le témoin, soleil déchu dispersé en milliers d'étoiles à venir...

Jean Zin 15/11/03

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