[L’homme est Conscience de soi. Il est conscient
de soi, conscient de sa réalité et de sa dignité
humaines, et c’est en ceci qu’il diffère essentiellement de
l’animal, qui ne dépasse pas le niveau du simple Sentiment de
soi. L’homme prend conscience de soi au moment où — pour la
« première » fois — il dit: « Moi ».
Comprendre l’homme par la compréhension de son « origine
», c’est donc comprendre l’origine du Moi
révélé par la parole.
Or, l’analyse de la « pensée », de la « raison
», de l’ « entendement », etc. — d’une manière
générale : du comportement cognitif, contemplatif, passif
d’un être ou d’un « sujet connaissant », ne
découvre jamais le pourquoi ou le comment de la naissance du mot
« Moi », et — par suite — de la conscience de soi,
c’est-à-dire de la réalité humaine. L’homme qui
contemple est « absorbé » par ce qu’il contemple; le
« sujet connaissant » se « perd » dans l’objet
connu. La contemplation révèle l’objet, et non le sujet.
C’est l’objet, et non le sujet qui se montre à lui-même
dans et par — ou, mieux encore, en tant que — acte de connaître.
L’homme « absorbé » par l’objet qu’il contemple ne
peut être « rappelé à lui » que par un
Désir: par le désir de manger, par exemple. C’est le
Désir (conscient) d’un être qui constitue cet être
en tant que Moi et le révèle en tant que tel en le
poussant à dire .· « Je... ». C’est le
Désir qui transforme l’Ètre révélé
à lui-même par lui—même dans la connaissance
(vraie), en un « objet » révélé
à un « sujet » par un sujet différent de
l’objet et « opposé » à lui. C’est dans et
par, ou mieux encore, en tant que « son » Désir que
l’homme se constitue et se révèle — à
soi-même et aux autres — comme un Moi, comme le Moi
essentiellement différent du, et radicalement opposé au,
non-Moi. Le Moi (humain) est le Moi d’un — ou du — Désir.
L’être même de l’homme, l’être conscient de soi,
implique donc et présuppose le Désir. Par
conséquent, la réalité humaine ne peut se
constituer et se maintenir qu’à l’intérieur d’une
réalité biologique, d’une vie animale. Mais si le
Désir animal est la condition nécessaire de la Conscience
de soi, il n’en est pas la condition suffisante. A lui seul, ce
Désir ne constitue que le Sentiment de soi.
A l’encontre de la connaissance qui maintient l’homme dans une
quiétude passive, le Désir le rend in-quiet et le pousse
à l’action. Etant née du Désir, l’action tend
à le satisfaire, et elle ne peut le faire que par la «
négation », la destruction ou tout au moins la
transformation de l’objet désiré : pour satisfaire la
faim, par exemple, il faut détruire ou, en tout cas, transformer
la nourriture. Ainsi, toute action est « négatrice
». Loin de laisser le donné tel qu’il est, l’action le
détruit; sinon dans son être, du moins dans sa forme
donnée. Et toute «
négativité-négatrice » par rapport au
donné est nécessairement active. Mais l’action
négatrice n’est pas purement destructive. Car si l’action qui
naît du Désir détruit, pour le satisfaire, une
réalité objective, elle crée à sa place,
dans et par cette destruction même, une réalité
subjective. L’être qui mange, par exemple, crée et
maintient sa propre réalité par la suppression de la
réalité autre que la sienne, par la transformation d’une
réalité autre en réalité sienne, par l’
« assimilation », l’ « intériorisation »
d’une réalité « étrangère »,
« extérieure ». D’une manière
générale, le Moi du Désir est un vide qui ne
reçoit un contenu positif réel que par l’action
négatrice qui satisfait le Désir en détruisant,
transformant et « assimilant » le non-Moi
désiré. Et le contenu positif du Moi, constitué
par la négation, est une fonction du contenu positif du non-Moi
nié. Si donc le Désir porte sur un non-Moi «
naturel », le Moi sera « naturel » lui aussi. Le Moi
créé par la satisfaction active d’un tel Désir
aura la même nature que les choses sur lesquelles porte ce
Désir: ce sera un Moi « chosiste », un Moi seulement
vivant, un Moi animal. Et ce Moi naturel, fonction de l’objet naturel,
ne pourra se révéler à lui-même et aux
autres qu’en tant que Sentiment de soi. Il ne parviendra jamais
à la Conscience de soi.
Pour qu’il y ait Conscience de soi, il faut donc que le Désir
porte sur un objet non-naturel, sur quelque chose qui dépasse la
réalité donnée. Or la seule chose qui
dépasse ce réel donné est le Désir
lui-même. Car le Désir pris en tant que Désir,
c’est-a-dire avant sa satisfaction, n’est en effet qu’un néant
révélé, qu’un vide irréel. Le Désir
étant la révélation d’un vide, étant la
présence de l’absence d’une réalité, est
essentiellement autre chose que la chose désirée, autre
chose qu’une chose, qu’un être réel statique et
donné, se maintenant éternellement dans l’identité
avec soi-même. Le Désir qui porte sur un autre
Désir, pris en tant que Désir, créera donc par
l’action négatrice et assimilatrice qui le satisfait, un Moi
essentiellement autre que le « Moi » animal. Ce Moi, qui se
« nourrit » de Désirs, sera lui-même
Désir dans son être même, créé dans et
par la satisfaction de son Désir. Et puisque le Désir se
réalise en tant qu’action négatrice du donné,
l’être même de ce Moi sera action. Ce Moi sera non pas,
comme le « Moi » animal, « identité » ou
égalité avec soi-même, mais «
négativité-négatrice ». Autrement dit,
l’être même de ce Moi sera devenir, et la forme universelle
de cet être sera non pas espace, mais temps. Son maintien dans
l’existence signifiera donc pour ce Moi .· « ne pas
être ce qu’il est (en tant qu’être statique et
donné, en tant qu’être naturel, en tant que «
caractère inné ») et être (c’est-a-dire
devenir) ce qu’il n’est pas ». Ce Moi sera ainsi son propre œuvre
: il sera (dans l’avenir) ce qu’il est devenu par la négation
(dans le présent) de ce qu’il a été (dans le
passé), cette négation étant effectuée en
vue de ce qu’il deviendra. Dans son être même, ce Moi est
devenir intentionnel, évolution voulue, progrès conscient
et volontaire. Il est l’acte de transcender le donné qui lui est
donné et qu’il est lui-même. Ce Moi est un individu
(humain), libre (vis-à-vis du réel donné) et
historique (par rapport à soi-même). Et c’est ce Moi, et
ce Moi seulement, qui se révèle à lui-même
et aux autres en tant que Conscience de soi.
Le Désir humain doit porter sur un autre Désir. Pour
qu’il y ait Désir humain, il faut donc qu’il y ait tout d’abord
une pluralité de Désirs (animaux). Autrement dit, pour
que la Conscience de soi puisse naître du Sentiment de soi, pour
que la réalité humaine puisse se constituer à
l’intérieur de la réalité animale, il faut que
cette réalité soit essentiellement multiple. L’homme ne
peut donc apparaître sur terre qu’à l’intérieur
d’un troupeau. C’est pourquoi la réalité humaine ne peut
être que sociale. Mais pour que le troupeau devienne une
société, la seule multiplicité des Désirs
ne suffit pas; il faut encore que les Désirs de chacun des
membres du troupeau portent — ou puissent porter — sur les
Désirs des autres membres. Si la réalité humaine
est une réalité sociale, la société n’est
humaine qu’en tant qu’ensemble de Désirs se désirant
mutuellement en tant que Désirs. Le Désir humain, ou
mieux encore: anthropogène, constituant un individu libre et
historique conscient de son individualité, de sa liberté,
de son histoire, et, finalement, de son historicité — le
Désir anthropogène diffère donc du Désir
animal (constituant un être naturel, seulement vivant et n’ayant
qu’un sentiment de sa vie) par le fait qu’il porte non pas sur un objet
réel, « positif », donné, mais sur un autre
Désir. Ainsi, dans le rapport entre l’homme et la femme, par
exemple, le Désir n’est humain que si l’un désire non pas
le corps, mais le Désir de l’autre, s’il veut «
posséder » ou « assimiler » le Désir
pris en tant que Désir, c’est-à-dire s’il veut être
« désiré » ou « aimé » ou
bien encore: « reconnu » dans sa valeur humaine, dans sa
réalité d’individu humain. De même, le Désir
qui porte sur un objet naturel n’est humain que dans la mesure
où il est « médiatisé » par le
Désir d’un autre portant sur le même objet : il est humain
de désirer ce que désirent les autres, parce qu’ils le
désirent. Ainsi, un objet parfaitement inutile au point de vue
biologique (tel qu’une décoration, ou le drapeau de l’ennemi)
peut être désiré parce qu’il fait l’objet d’autres
désirs. Un tel Désir ne peut être qu’un
Désir humain, et la réalité humaine en tant que
différente de la réalité animale ne se crée
que par l’action qui satisfait de tels Désirs: l’histoire
humaine est l’histoire des Désirs désirés.
Mais cette différence — essentielle — mise à part, le
Désir humain est analogue au Désir animal. Le
Désir humain tend, lui aussi, à se satisfaire par une
action négatrice, voire transformatrice et assimilatrice.
L’homme se « nourrit » de Désirs comme l’animal se
nourrit de choses réelles. Et le Moi humain,
réalisé par la satisfaction active de ses Désirs
humains, est tout autant fonction de sa « nourriture » que
le corps de l’animal l’est de la sienne.
Pour que l’homme soit vraiment humain, pour qu’il diffère
essentiellement et réellement de l’animal, il faut que son
Désir humain l’emporte effectivement en lui sur son Désir
animal. Or, tout Désir est désir d’une valeur. La valeur
suprême pour l’animal est sa vie animale. Tous les Désirs
de l’animal sont en dernière analyse une fonction du
désir qu’il a de conserver sa vie. Le Désir humain doit
donc l’emporter sur ce désir de conservation. Autrement dit,
l’homme ne « s’avère » humain que s’il risque sa vie
(animale) en fonction de son Désir humain. C’est dans et par ce
risque que la réalité humaine se crée et se
révèle en tant que réalité; c’est dans et
par ce risque qu’elle « s’avère »,
c’est-à-dire se montre, se démontre, se vérifie et
fait ses preuves en tant qu’essentiellement différente de la
réalité animale, naturelle. Et c’est pourquoi parler de
l’ « origine » de la Conscience de soi, c’est
nécessairement parler du risque de la vie (en vue d’un but
essentiellement non-vital).
L’homme « s’avêre » humain en risquant sa vie pour
satisfaire son Désir humain, c’est-à-dire son
Désir qui porte sur un autre Désir. Or, désirer un
Désir c’est vouloir se substituer soi-même à la
valeur désirée par ce Désir. Car sans cette
substitution on désirerait la valeur, l’objet
désiré, et non le Désir lui-même.
Désirer le Désir d’un autre, c’est donc en
dernière analyse désirer que la valeur que je suis ou que
je « représente » soit la valeur
désirée par cet autre : je veux qu’il « reconnaisse
» ma valeur comme sa valeur, je veux qu’il me « reconnaisse
» comme une valeur autonome. Autrement dit, tout Désir
humain, anthropogène, générateur de la Conscience
de soi, dela réalité humaine, est, en fin de compte,
fonction du désir de la « reconnaissance ». Et le
risque de la vie par lequel « s’avère » la
réalité humaine est un risque en fonction d’un tel
Désir. Parler de l’ « origine » de la Conscience de
soi, c’est donc nécessairement parler d’une lutte à mort
en vue de la « reconnaissance ».
Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu
d’êtres humains sur terre. En effet, l’être humain ne se
constitue qu’en fonction d’un Désir portant sur un autre
Désir, c’est-à-dire — en fin de compte — d’un
désir de reconnaissance. L’être humain ne peut donc se
constituer que si deux au moins de ces Désirs s’affrontent. Et
puisque chacun des deux êtres doués d’un tel Désir
est prêt à aller jusqu’au bout dans la poursuite de sa
satisfaction, c’est-à-dire est prêt à risquer sa
vie — et mettre, par conséquent, en péril celle de
l’autre — afin de se faire « reconnaître » par
l’autre, de s’imposer à l’autre en tant que valeur
suprême, — leur rencontre ne peut être qu’une lutte
à mort. Et c’est seulement dans et par une telle lutte que la
réalité humaine s’engendre, se constitue, se
réalise et se révèle à elle-même et
aux autres. Elle ne se réalise donc et ne se
révèle qu’en tant que réalité «
reconnue ».
Cependant, si tous les hommes — ou, plus exactement, tous les
êtres en voie de devenir des êtres humains — se
comportaient de la même manière, la lutte devrait
nécessairement aboutir à la mort de l’un des adversaires,
ou des deux à la fois. Il ne serait pas possible que l’un
cède à l’autre, qu’il abandonne la lutte avant la mort de
l’autre, qu’il « reconnaisse » l’autre au lieu de se faire
« reconnaître » par lui. Mais s’il en était
ainsi, la réalisation et la révélation de
l’être humain seraient impossibles. Ceci est évident pour
le cas de la mort des deux adversaires, puisque la
réalité humaine — étant essentiellement
Désir et action en fonction du Désir — ne peut
naître et se maintenir qu’à l’intérieur d’une vie
animale. Mais l’impossibilité reste la même dans le cas
où l’un seulement des adversaires est tué. Car avec lui
disparaît cet autre Désir sur lequel doit porter le
Désir, afin d’être un Désir humain. Le survivant,
ne pouvant pas être « reconnu » par le mort, ne peut
pas se réaliser et se révéler dans son
humanité. Pour que l’être humain puisse se réaliser
et se révéler en tant que Conscience de soi, il ne suffit
donc pas que la réalité humaine naissante soit multiple.
Il faut encore que cette multiplicité, cette «
société », implique deux comportements humains ou
anthropogènes essentiellement différents.
Pour que la réalité humaine puisse se constituer en tant
que réalité « reconnue », il faut que les
deux adversaires restent en vie après la lutte. Or ceci n’est
possible qu’à condition qu’ils se comportent différemment
dans cette lutte. Par des actes de liberté irréductibles,
voire imprévisibles ou « indéductibles », ils
doivent se constituer en tant qu’inégaux dans et par cette lutte
même. L’un, sans y être aucunement «
prédestiné », doit avoir peur de l’autre, doit
céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue
de la satisfaction de son désir de « reconnaissance
». Il doit abandonner son désir et satisfaire le
désir de l’autre: il doit le « reconnaître »
sans être « reconnu » par lui. Or, le «
reconnaître » ainsi, c’est le « reconnaître
» comme son Maître et se reconnaître et se faire
reconnaître comme Esclave du Maître.
Autrement dit, a son état naissant, l’homme n’est jamais homme
tout court. Il est toujours, nécessairement et essentiellement,
soit Maître, soit Esclave. Si la réalité humaine ne
peut s’engendrer qu’en tant que sociale, la société n’est
humaine — du moins à son origine — qu’à condition
d’impliquer un élément de Maîtrise et un
élément de Servitude, des existences « autonomes
» et des existences « dépendantes ». Et c’est
pourquoi parler de l’origine de la Conscience de soi, c’est
nécessairement parler « de l’autonomie et de la
dépendance de la Conscience de soi, de la Maîtrise et de
la Servitude ».
Si l'être humain ne s’engendre que dans et par la lutte qui
aboutit à la relation entre Maître et Esclave, la
réalisation et la révélation progressives de cet
être ne peuvent, elles aussi, s’effectuer qu’en fonction de cette
relation sociale fondamentale. Si l’homme n’est pas autre chose que son
devenir, si son être humain dans l’espace est son être dans
le temps ou en tant que temps, si la réalité humaine
révélée n’est rien d’autre que l’histoire
universelle, cette histoire doit être l’histoire de l’interaction
entre Maîtrise et Servitude : la « dialectique »
historique est la « dialectique » du Maître et de
l’Esclave. Mais si l’opposition de la « thèse » et
de l’ « antithèse » n’a un sens qu’à
l’intérieur de la conciliation par la « synthèse
», si l’histoire au sens fort du mot a nécessairement un
terme final, si l’homme qui devient doit culminer en l’homme devenu, si
le Désir doit aboutir à la satisfaction, si la science de
l’homme doit avoir la valeur d’une vérité
définitivement et universellement valable, — l’interaction du
Maître et de l’Esclave doit finalement aboutir à leur
« suppression dialectique ». —
Quoi qu’il en soit, la réalité humaine ne peut
s’engendrer et se maintenir dans l’existence qu’en tant que
réalité « reconnue ». Ce n’est qu’en
étant « reconnu » par un autre, par les autres, et —
à la limite — par tous les autres, qu’un être humain est
réellement humain : tant pour lui-même que pour les
autres. Et ce n’est qu’en parlant d’une réalité humaine
« reconnue » qu’on peut, en l’appelant humaine,
énoncer une vérité au sens propre et fort du
terme. Car c’est seulement dans ce cas qu’on peut révéler
par son discours une réalité. C’est pourquoi, en parlant
de la Conscience de soi, de l’homme conscient de lui—même, il
faut dire :]
La Conscience-de-soi existe en et pour soi dans la
mesure et par le fait qu’elle existe (en et pour soi) pour une autre
Conscience-de-soi; c’est-à-dire qu’elle n’existe qu’en tant
qu’entité-reconnue.
...........................................................................................................................
Ce concept pur de la reconnaissance, c’est-à·dire du
redoublement de la Conscience-de-soi à l’intérieur de son
unité, doit être considéré maintenant dans
l’aspect sous lequel son évolution apparaît à la
Conscience-de-soi. [C’est-à-dire non pas au philosophe qui
en parle, mais à l’homme conscient de soi qui reconnaît un
autre homme ou se fait reconnaître par lui.]
Cette évolution rendra d’abord manifeste l’aspect de l’inégalité des deux Consciences-de-soi [c’est-à-dire des deux hommes qui s’affrontent en vue de la reconnaissance]. Ou, en d’autres termes, elle rendra manifeste l’expansion du moyen-terme [qui est la reconnaissance mutuelle et réciproque] dans les deux points-extrêmes [qui sont les deux qui s’affrontent];
ceux-ci, pris en tant que points-extrêmes, sont opposés
l’un à l’autre et, par conséquent, tels que l'un est
uniquement entité-reconnue, et l’autre — uniquement entité-reconnaissante.
[Au prime abord, l’homme qui veut se faire reconnaître par un
autre ne veut nullement le reconnaître à son tour. S’il
réussit, la reconnaissance ne sera donc pas mutuelle et
réciproque : il sera reconnu mais ne reconnaîtra pas celui
qui le reconnaît.]
Au prime abord, la Conscience-de-soi est Étre-pour-soi
simple-ou-indivis; elle est identique-à-elle-même par
l’acte-d’exclure d’elIe tout ce qui est autre [qu’elle]. Sa réalité-essentielle et son objet-chosiste absolu sont pour elle : Moi [Moi isolé de tout et opposé à tout ce qui n’est pas Moi]. Et, dans cette immédiateté, c’est-à-dire dans cet être-donné [c’est-à-dire non produit par un processus actif créateur] de son Etre-pour-soi, la Conscience-de-soi est une entité-particulière-et-isolée.
Ce qui, pour elle, est autre qu’elle, existe pour elle comme un
objet-chosiste privé-de-realité-essentielle, marque du
caractère de l’entité-négative.
Mais [dans le cas que nous étudions] l’entité-autre
est, elle aussi, une Conscience-de-soi : un individu-humain se
présente à un individu-humain. Se présentant ainsi
d’une—manière-immédiate, ces individus existent
l’un pour l’autre dans le mode-d’être des objets-chosistes
vulgaires. Ils sont des formes-concrètes autonomes, des Consciences plongées dans l’être-donné de la vie-animale.
Car c’est en tant que vie-animale que s’est déterminé ici
l’objet-chosiste existant-comme-un-être-donné. Ils sont
des Consciences qui n’ont pas encore accompli, l’une pour l’autre, le mouvement [dialectique] de
l'abstraction absolue, qui consiste dans l’acte-d’extirper tout
être-donné immédiat, et dans le fait de
n’être rien d’autre que l’être-donné purement
négatif-ou-négateur de la conscience
identique-à-elle-même.
Ou, en d’autres termes, ce sont des entités qui ne se sont
pas encore manitestées l’une à l’autre en tant qu’Étre-pour-soi pur, c'est-à-dire en tant que Conscience-de-soi.
[Lorsque deux « premiers » hommes s’affrontent pour la
première fois, l’une ne voit dans l'autre qu’un animal,
d’ailleurs dangereux et hostile, qu’il s’agit de détruire, et
non pas un être conscient de soi représentant une valeur
autonome.] Chacun de ces deux individus-humains est, certes,
subjectivement-certain de soi-même; mais il ne l’est pas de
l'autre. Et c’est pourquoi sa propre certitude-subjective de soi n'a
pas encore de vérité [c’est-à-dire qu’elle ne révèle pas encore une réalité;
ou en d’autres termes, — une entité objectivement,
inter-subjectivement, voire universellement reconnue, donc existante et
valable]. Car la vérité de sa certitude-subjective [de l’idée qu’il se fait de lui-méme, de la valeur qu’il s’attribue] n’aurait
pu être rien d‘autre que le fait que son propre Etre-pour-soi se
soit manifesté à lui en tant qu’objet-chosiste autonome ;
ou bien, ce qui est la même chose : — que l’objet-chosiste se
soit manifesté à lui en tant que cette
certitude-subjective pure de soi-même: [il faut donc qu’il
retrouve dans la réalité extérieure, objective,
l’idée intime qu’il se fait de lui-même.] Mais
d’après le concept de la reconnaissance, ceci n’est possible que
s’il accomplit pour l’autre (tout comme l’autre l’accomplit pour lui)
l'abstraction pure en question de l’Étre-pour-soi : chacun
l’accomplissant en soi-même d’une part par sa propre
activité, et d’autre part par l’activité de l’autre.
[Le « premier » homme qui rencontre pour la première
fois un autre homme s’attribue déjà une
réalité et une valeur autonomes, absolues : on peut dire
qu’il se croit être homme, qu’il a la « certitude
subjective » de l’être. Mais sa certitude n’est pas encore
un savoir. La valeur qu’il s’attribue peut être illusoire;
l’idée qu’il se fait de lui-même peut être fausse ou
folle. Pour que cette idée soit une vérité il faut
qu’elle révèle une réalité objective,
c’est-à-dire une entité qui vaut et existe non pas
seulement pour elle-même, mais encore pour des
réalités autres qu’eIle. Dans le cas en question,
l’homme, pour être vraiment, véritablement « homme
», et se savoir tel, doit donc imposer l’idée qu’il se
fait de lui-même à d’autres que lui : il doit se faire
reconnaître par les autres (dans le cas limite idéal : par
tous les autres). Ou bien encore : il doit transformer le monde
(naturel et humain) où il n’est pas reconnu, en un monde
où cette reconnaissance s’opère. Cette transformation du
monde hostile à un projet humain en un monde qui est en accord
avec ce projet, s’appelle « action », «
activité ». Cette action — essentiellement humaine puisque
humanisatrice, anthropogène — commencera par l’acte de s’imposer
au « premier » autre qu’on rencontrera. Et puisque cet
autre, s’il est (ou plus exactement s’il veut être, et se croit)
un être humain, doit en faire autant, la « première
» action anthropogène prend nécessairement la forme
d’une lutte : d’une lutte à mort entre deux êtres se
prétendant des hommes ; d’une lutte de pur prestige menée
en vue de la « reconnaissance » par l’adversaire. En effet
:]
La manifestation de l’individu-humain pris en tant
qu’abstraction pure de l’Étre-pour-soi consiste dans le fait de
se montrer comme étant la négation pure de son
mode-d’être objectif-ou-chosiste ; ou en d’autres termes de
montrer qu’être pour soi, ou être homme, c’est n’être
lié à aucune existence déterminée,
c’est ne pas être lié à la
particularité-isolée universelle de l’existence
en-tant-que-telle, c’est ne pas être lié à la vie.
Cette manifestation est une activité doublée :
activité de l’autre et activité par soi-même. Dans
la mesure oû cette activité est activité de l’autre,
chacun des deux hommes poursuit la mort de l’autre. Mais dans cette
activité de l’autre se trouve aussi le deuxième aspect,
à savoir l’activité par soi-même : car
l’activité en question implique en elle le risque de la vie
propre de celui qui agit. La relation des deux Consciences-de-soi est
donc déterminée de telle sorte que celles-ci s’avèrent — chacune pour soi et l’une pour l’autre — par la lutte pour la vie et la mort.
[« S’avèrent », c’est-à-dire font leurs
preuves, c’est-à-dire transforment en vérité
objective, ou universellement valable et reconnue, la certitude
purement subjective que chacune a de sa propre valeur. La
vérité est la révélation d’une
réalité. Or, la réalité humaine ne se
crée, ne se constitue que dans la lutte en vue de la
reconnaissance et par le risque de la vie qu’elle implique. La
vérité de l’homme, ou la révélation de sa
réalité, présuppose donc la lutte à mort.
Et c’est pourquoi] les individus-humains sont obligés
d’engager cette lutte. Car ils doivent élever au rang de
vérité la certitude-subjective qu’ils ont
d’eux-mêmes d’exister pour soi, chacun devant le faire en
l’autre et en lui-même. Et c’est uniquement par le risque de la
vie que s’avère la liberté, que s’avère le fait
que ce n’est pas l’être-donné [non créé par l’action consciente et volontaire], que ce n’est pas le mode-d’être immédiat [naturel, non médiatisé par l’action (négatrice du donné)] dans lequel la Conscience-de-soi se présente [dans le monde donné],
que ce n’est pas le fait d’être submergé dans l’extension
de la vie-animale qui sont — pour elle — la
réalité-essentielle, mais qu’il n’y a au contraire rien
en elle qui ne soit pas, pour elle, un
élément-constitutif évanouissant. Autrement dit,
c’est seulement par le risque de la vie que s’avère le fait que
la Conscience-de-soi n’est rien d’autre que pur Etre·pour-soi. L'individu-humain qui n’a pas osé-risquer sa vie peut, certes, être reconnu en tant qu’une personne-humaine.
Mais il n’a pas atteint la vérité de ce fait
d’être-reconnu en tant qu’une Conscience-de-soi autonome. Chacun
donc des deux individus-humains doit avoir pour but la mort de l’autre,
tout comme il risque sa propre vie. Car l’entité-autre ne vaut
pas plus pour lui que lui-même. Sa
réalité-essentielle [qui est sa réalité et sa dignité humaines reconnues] se manifeste à lui comme une entité-autre [comme un autre homme, qui ne le reconnaît pas, et qui est donc indépendant de lui]. Il est en dehors de soi [tant que l'autre ne l’a pas « rendu » à lui-même, en le
reconnaissant, en lui révélant qu’il l’a reconnu, et en
lui montant ainsi qu’il dépend de lui, qu’il n’est pas
absolument autre que lui]. Il doit supprimer son être-en-dehors-de-soi. L’entité-autre [que lui] est ici une Conscience existant-comme-un-être-donné et empêtré [dans le monde naturel]
d’une manière-multiple-et-variée. Or, il doit contempler
son être-autre comme Être-pour-soi pur, c’est-à-dire
commenégativité-négatrice absolue. [C’est
dire que l’homme n’est humain que dans la mesure où il veut
s’imposer à un autre homme, se faire reconnaître par lui.
Au premier abord, tant qu’il n’est pas encore effectivement reconnu par
l’autre, c’est cet autre qui est le but de son action, c’est de cet
autre, c’est de la reconnaissance par cet autre que dépendent sa
valeur et sa réalité humaines, c’est dans cet autre que
se condense le sens de sa vie. Il est donc « en dehors de soi
». Mais ce sont sa propre valeur et sa propre
réalité qui lui importent, et il veut les avoir en
lui-même. Il doit donc supprimer son « être-autre
». C'est-à-dire qu’il doit se faire reconnaître par
l’autre, avoir en lui-même la certitude d’être reconnu par
un autre. Mais pour que cette reconnaissance puisse le satisfaire, il
faut qu’il sache que l’autre est un être humain. Or, au prime
abord, il ne voit en lui que l’aspect d’un animal. Pour savoir que cet
aspect révèle une réalité humaine, il doit
voir que l’autre aussi veut se faire reconnaître, et qu’il est
prêt lui ausi à risquer, à « nier » sa
vie animale dans une lutte pour la reconnaissance de son
être-pour-soi humain. Il doit donc « provoquer »
l’autre, le forcer à engager une lutte à mort de pur
prestige. Et l’ayant fait, pour ne pas être tué
lui-même, il est obligé de tuer l’autre. Dans ces
conditions, la lutte pour la reconnaissance ne peut donc se terminer
que par la mort de l’un des adversaires, — ou les deux à la
fois.] Mais cet acte-de-s’avérer par la mort supprime la vérité [ou réalité objective révélée] qui
était censée en ressortir ; et, par cela même, il
supprime aussi la certitude-subjective de moi-même
en-tant-que-telle. Car, de même que la vie-animale est la
position naturelle de la Conscience, c’est-à-dire
l’autonomie privée de la
négativité-négatrice absolue, la mort est la
négation naturelle de la Conscience, c’est-à-dire
la négation privée de l’autonomie ; la négation
donc, qui continue à être privée de la
signification exigée de la reconnaissance.
[C’est-à-dire: si les deux adversaires périssent dans la
lutte, la « conscience » est supprimée
complètement ; car l’homme n’est plus qu’un corps inanimé
après sa mort. Et si l’un des adversaires reste en vie mais tue
l’autre, il ne peut plus être reconnu par lui; le vaincu mort ne
reconnaît pas la victoire du vainqueur. La certitude que le
vainqueur a de son être et de sa valeur reste donc purement
subjective et n’a pas ainsi de « vérité ».]
Par la mort s’est constituée, il est vrai, la
certitude-subjective du fait que les deux ont risqué leurs vies
et que chacun l’a méprisée en lui-même et en
l’autre. Mais cette certitude ne s’est pas constituée pour ceux
qui ont soutenu cette lutte. Par la mort, ils suppriment leur
conscience posée dans cette entité
étrangère qu’est l'existence naturelle.
C’est-à-dire ils se suppriment eux-mêmes. [Car
l’homme n’est réel que dans la mesure où il vit dans un
monde naturel. Ce monde lui est, certes, « étranger
» ; il doit le « nier », le transformer, le combattre
pour s’y réaliser. Mais sans ce monde, en dehors de ce monde,
l’homme n’est rien.] Et ils sont supprimés en tant que points-extrêmes voulant exister pour soi ; [c’est-à-dire: consciemment, et indépendamment du reste de l’univers.] Mais
par cela même disparaît du jeu des variations
l’élément-constitutif essentiel, à savoir l’acte
de se décomposer en points-extrêmes de
déterminations opposées. Et le moyen-terme s’affaisse en
une unité morte, qui est décomposée en
points-extrêmes morts, seulement
existant-comme-des-êtres-donnés, et non opposés
[l’un à l’autre dans, par et pour une action au cours de
laquelle l’un essaie de « supprimer » l’autre en se «
posant » soi-même, et de se poser en supprimant l’autre.] Et
les deux ne se donnent pas réciproquement l’un à l’autre
et ne se reçoivent pas en retour l’un de l’autre par la
conscience. Au contraire, ils ne font que se libérer
mutuellement d’une-manière-indifférente, comme des choses.
[Car le mort n’est plus qu’une chose inconsciente, dont le vivant se
détourne avec indifférence, puisqu’il ne peut plus rien
en attendre pour soi.] Leur action meurtrière est la négation abstraite. Ce n’est pas la négation [effectuée]
par la conscience, qui supprime de telle façon qu’elle garde et
conserve l’entité-supprimée et par cela même survit
au fait-d’être-supprimée. [Cette « suppression
» est « dialectique ». « Supprimer
dialectiquement » veut dire : supprimer en conservant le
supprimé, qui est sublimé dans et par cette suppression
conservante ou cette conservation supprimante. L’entité
supprimée dialectiquement est annulée dans son aspect
contingent (et dénué de sens, « insensé
») d’entité naturelle donnée («
immédiate ») : mais elle est conservée dans ce
qu’elle a d’essentiel (et de signifiant, de significatif) ;
étant ainsi médiatisée par la négation.
elle est sublimée ou élevée à un mode
d’être plus « compréhensif » et
compréhensible que celui de sa réalité
immédiate de pure et simple donnée positive et statique,
qui n’est pas le résultat d’une action créatrice,
c’est-à-dire négatrice du donné. Il ne sert donc à rien à l’homme de la Lutte de tuer son
adversaire. Il doit le supprimer « dialectiquement ».
C’est-à-dire qu’il doit lui laisser la vie et la conscience et
ne détruire que son autonomie. Il ne doit le supprimer qu’en
tant qu’opposé à lui et agissant contre lui. Autrement
dit, il doit l’asservir.]
Ce qui se constitue pour la Conscience-de-soi dans cette expérience [de la lutte meurtrière],
c’est le fait que la vie-animale lui est tout aussi essentielle que la
pure conscience-de-soi. Dans la Conscience-de-soi immédiate,
[c’est-à-dire dans le « premier » homme qui n’est
pas encore « médiatisé » par ce contact avec
l’autre que crée la lutte,] le Moi simple-ou-indivis [de l’homme isolé] est l’objet-chosiste absolu. Mais pour nous ou en soi
[c’est-à-dire pour l’auteur et le lecteur de ces lignes, qui
voient l’homme tel qu’il s'est constitué définitivement
à la fin de l’histoire par l’inter-action sociale accomplie,] cet
objet-chosiste, c’est-à—dire le Moi, est la médiation
absolue, et il a pour élément-constitutif essentiel
l’autonomie qui se maintient. [C’est-à-dire : l’homme
réel et véritable est le résultat de son
inter-action avec les autres ; son Moi et l‘idée qu’il se fait
de lui-même sont « médiatisés » par la
reconnaissance obtenue en fonction de son action. Et sa
véritable autonomie est celle qu’il maintient dans la
réalité sociale par l’effort de cette action.] La dissolution de cette unité simple-ou-indivise [qu’est le Moi isolé] est le résultat de la première expérience [que l’homme fait lors de sa « première » lutte, encore meurtrière]. Par cette expérience sont posées : une Conscience-de-soi pure
[ou « abstraite », ayant fait « abstraction »
de sa vie animale par le risque de la lutte: — le vainqueur], et une Conscience qui [étant en fait un cadavre vivant: — le vaincu épargné] existe non pas purement pour soi, mais encore pour une autre Conscience [à savoir pour celle du vainqueur] ; c’est-à-dire : qui existe en tant que Conscience existant-comme-un-être-donné, ou en d’autres termes, en tant que Conscience qui existe dans la forme-concrète de la chosité.
Les deux éléments-constitutifs sont essentiels : —
étant donné qu’au prime abord ils sont inégaux et
opposés l’un à l’autre et que leur réflexion dans
l’unité n’a pas encore résulté [de leur action],
ils existent comme deux formes-concrètes opposées de la
Conscience. L’une est la Conscience autonome, pour laquelle c’est
l’Étre-pour-soi qui est la réalité-essentielle.
L’autre est la Conscience dépendante, pour laquelle la
réalité-essentielle est la vie-animale,
c’est-à-dire l’être-donné pour une
entité-autre. Celle-là est le Maître, celle-ci — l’Esclave.
[Cet Esclave est l’adversaire vaincu, qui n’est pas allé
jusqu’au bout dans le risque de la vie, qui n’a pas adopté le
principe des Maîtres : vaincre ou mourir. Il a accepté la
vie accordée par un autre. Il dépend donc de cet autre.
Il a préféré l’esclavage à la mort, et
c’est pourquoi, en restant en vie, il vit en Esclave.]
Le Maître est la Conscience existant pour soi. Et il est non plus seulement le concept [abstrait] de la Conscience, mais une Conscience [réelle] existant
pour soi, qui est médiatisée avec elle-même par une
autre Conscience. A savoir, par une Conscience telle qu’il appartient
à sa réalité-essentielle d’être
synthétisée avec l’être-donné, c’est—à-dire avec la chosité en-tant-que-telle.
[Cette « Conscience » est l’Esclave qui, en se solidarisant
avec sa vie animale, ne fait qu’un avec le monde naturel des choses. En
refusant de risquer sa vie dans une lutte de pur prestige, il ne
s’élève pas au-dessus de l’animal. Il se considère
donc lui-même comme tel, et c’est comme tel qu’il est
considéré par le Maître. Mais l’Esclave, de son
côté, reconnaît le Maître dans sa
dignité et sa réalité humaines, et il se comporte
en conséquence. La « certitude » du Maître est
donc non pas purement subjective et « immédiate »,
mais objectivée et « médiatisée » par
la reconnaissance d’un autre, de l’Esclave. Tandis que l’Esclave reste
encore un être « immédiat », naturel, «
bestial », le Maître — par sa lutte — est
déjà humain, « médiatisé ». Et
son comportement est par suite également «
médiatisé » ou humain, tant vis-à-vis des
choses que des autres hommes; ces autres n’étant d’ailleurs pour
lui que des Esclaves.] Le Maître se rapporte aux deux éléments-constitutifs suivants : d’une part à une chose
prise en tant que telle, c’est-à-dire à l’objet-chosiste
du Désir, et — d’autre part — à la Conscience pour
laquelle la chosité est l’entité-essentielle
[c’est-à-dire à l’Esclave, qui par le refus du risque, se
solidarise avec les choses dont il dépend. Le Maître, par
contre, ne voit dans ces choses qu’un simple moyen de satisfaire son
désir. Et il les détruit en le satisfaisant]. Etant
donné 1° que le Maître, pris en tant que concept de la
conscience-de-soi, est le rapport immédiat de l’Étre-pour-soi et 2° qu’il existe maintenant [c’est-à-dire après la victoire remportée sur l’Esclave] en
même temps en tant que médiation, c’est-à-dire en
tant qu’un Être-pour-soi qui n’existe pour soi que par une
entité·autre, [puisque le Maître n’est Maître que par le fait d’avoir un Esclave qui le reconnaît comme Maître], le Maître se rapporte 1° d’une-manière-immédiate aux deux [c’est-à-dire à la chose et à l’Esclave], et 2° d’une-manière-médiatisée à chacun des deux par l’autre. Le Maître se rapporte d’une manière-médiatisée à l’Esclave, à savoir par l’être-donné autonome.
Car c’est précisément à cet
être-donné que l’Esclave est rattaché. Cet
être-donné est sa chaîne, dont il n’a pas pu faire
abstraction dans la lutte, où il se révéla —
à cause de cela — comme dépendant, comme ayant son
autonomie dans la chosité. Le Maître est par contre la
puissance qui règne sur cet être-donné. Car il a
révélé dans la lutte que cet
être-donné ne vaut pour lui que comme une
entité-négative. Étant donné que le
Maître est la puissance qui règne sur cet
être—donné, et que cet être-donné est la
puissance qui règne sur l’Autre, [c’est-à-dire sur l’Esclave,] le Maître a — dans ce syllogisme [réel ou actif] — cet Autre sous sa domination. De-même, le Maître se rapporte d’une manière-médiatisée à la chose, à savoir par l’Esclave.
Pris comme Conscience-de-soi, en-tant-que-telle, l’Esclave se rapporte
lui-aussi à la chose d’une
manière-négative-ou-négatrice, et il la supprime [dialectiquement]. Mais
— pour lui — la chose est en même temps autonome. A cause de
cela, il ne peut pas, par son acte-de-nier, venir à bout de la
chose jusqu’à l'anéantissement [complet de la chose, comme le fait le Maître qui la « consomme »]. C’est-à-dire, il ne fait que la transformer-par-le-travail [: il la prépare pour la consommation, mais il ne la consomme pas lui-même]. Pour le Maître par contre, le rapport immédiat [à la chose] se constitue, par cette médiation
[, c’est-à-dire par le travail de l’Esclave qui transforme la
chose naturelle, la « matière première », en
vue de sa consommation (par le Maître)], en tant que négation pure de l’objet-chosiste, c’est-à-dire en tant que Jouissance. [Tout
l’effort étant fait par l’Esclave, le Maître n’a plus
qu’à jouir de la chose que l’Esclave a préparée
pour lui, et de la « nier », de la détruire, en la
« consommant ». (Par exemple : il mange un mets tout
préparé)]. Ce qui ne réussissait pas au Désir
[,c’est-à-dire à l’homme isolé d’ « avant
» la Lutte, qui se trouvait seul à seul avec la Nature et
dont les désirs portaient directement sur cette Nature], réussit au Maître [, dont les désirs portent sur les choses transformées par l’Esclave]. Le Maître réussit à venir à bout de la chose et à se satisfaire dans la Jouissance. [C’est
donc uniquement grâce au travail d’un autre (de son Esclave) que
le Maître est libre vis-à-vis de la Nature et, par
conséquent, satisfait de lui-même. Mais il n’est
Maître de l’Esclave que parce qu’il s’est au préalable
libéré de la (et de sa) nature en risquant sa vie dans
une lutte de pur prestige, qui — en tant que telle — n’a rien de
« naturel »]. Le Désir n’y réussit pas
à cause de l'autonomie de la chose. Le Maître par contre,
qui a introduit l’Esclave entre la chose et soi·même, ne
s’unit par suite qu’à l’aspect de la dépendance de la
chose, et il en jouit donc d’une-manière-pure. Quant à
l’aspect de l’auto-nomie de la chose, il le laisse à l’Esclave,
qui transforme-la-chose-par-le-travail.
C’est dans ces deux éléments·constitutifs que
se constitue pour le Maître le fait-d’être-reconnu par une
autre Conscience. Car cette dernière se pose en ces deux
éléments constitutifs comme une entité
non-essentielle : elle est non-essentielle d’une part dans
l’acte-de-travailler la chose, et d’autre part dans la
dépendance où elle se trouve vis-à-vis d’une
existence déterminée. Dans les deux cas cette Conscience [servile] ne
peut pas devenir maître de l’être-donné et parvenir
à la négation absolue. En ceci est donc donné cet
élément-constitutif de l’acte-de-reconnaître qui
consiste dans le fait que l’autre Conscience se supprime
elle-même en tant qu’Étre-pour-soi et fait ainsi
elle-même ce que l’autre Conscience fait envers elle.
[C’est-à-dire : ce n’est pas seulement le Maître qui voit
en l’Autre son Esclave; cet Autre se considère soi-même
comme tel.] L’autre élément-constitutif de
l’acte-de-reconnaître est également impliqué dans
le rapport considéré; cet autre élément est
le fait que cette activité de la deuxième Conscience [c’est-à-dire de la Conscience servile] est l’activité propre de la première Conscience [c’est-à-dire de celle du Maître]. Car tout ce que fait l’Esclave est, à proprement parler, une activité du Maître. [Puisque
l’Esclave ne travaille que pour le Maître, que pour satisfaire
les désirs du Maître et non pas les siens propres, c’est
le désir du Maître qui agit dans et par l’Esclave.] Pour
le Maître, l’Étre-pour-soi est seul à être la
réalité-essentielle. Il est la puissance
négative-ou-négatrice pure, pour laquelle la chose n’est
rien; et il est par conséquent, dans ce rapport de Maître
et Esclave, l’activité essentielle pure. L’Esclave, par contre,
est non pas activité pure, mais activité non-essentielle.
Or, pour qu’il y ait une reconnaissance authentique, il aurait dû
y avoir encore le troisième élément-constitutif,
qui consiste en ceci que le Maître fasse aussi envers
soi-même ce qu’il fait envers l’autre et que l’Esclave fasse
aussi envers l’Autre ce qu’il fait envers soi-même. C’est donc
une reconnaissance inégale et unilatérale qui a pris
naissance par ce rapport de Maître et Esclave. [Car si le
Maître traite l’Autre en Esclave, il ne se comporte pas
lui-même en Esclave; et si l’Esclave traite l’Autre en
Maître, il ne se comporte pas lui-même en Maître.
L’Esclave ne risque pas sa vie, et le Maître est oisif.
Le rapport entre Maître et Esclave n’est donc pas une
reconnaissance proprement dite. Pour le voir, analysons le rapport du
point de vue du Maître. Le Maître n’est pas seul a se
considérer comme Maître. L’Esclave le considère
aussi comme tel. Il est donc reconnu dans sa réalité et
sa dignité humaines. Mais cette reconnaissance est
unilatérale, car il ne reconnaît pas à son tour la
réalité et la dignité humaines de l’Esclave. Il
est donc reconnu par quelqu’un qu’il ne reconnaît pas. Et c’est
là l’insuffiisance — et le tragique — de sa situation. Le
Maître a lutté et risqué sa vie pour la
reconnaissance, mais il n’a obtenu qu’une reconnaissance sans valeur
pour lui. Car il ne peut être satisfait que par la reconnaissance
de la part de celui qu’il reconnaît être digne de le
reconnaître. L’attitude de Maître est donc une impasse
existentielle. D’une part, le Maître n’est Maître que parce
que son Désir a porté non pas sur une chose, mais sur un
autre désir, ayant ainsi été un désir de
reconnaissance. D’autre part, étant par suite devenu
Maître, c’est en tant que Maître qu’il doit désirer
être reconnu; et il ne peut être reconnu comme tel qu’en
faisant de l’Autre son Esclave. Mais l’Esclave est pour lui un animal
ou une chose. Il est donc « reconnu » par une chose. Ainsi,
son Désir porte en fin de compte sur une chose, et non — comme
il semblait au début — sur un Désir (humain). Le
Maître a donc fait fausse route. Après la lutte qui a fait
de lui un Maître, il n’est pas ce qu’il a voulu être en
engageant cette lutte: un homme reconnu par un autre homme. Donc : si
l’homme ne peut être satisfait que par la reconnaissance, l’homme
qui se comporte en Maître ne le sera jamais. Et puisque — au
début — l’homme est soit Maître, soit Esclave, l’homme
satisfait sera nécessairement Esclave; ou plus exacternent,
celui qui a été Esclave, qui a passé par
l’Esclavage, qui a « supprimé dialectiquement » sa
servitude. — En effet:]
Ainsi, la Conscience non-essentielle [ou servile] est — pour le Maître — l’objet-chosiste qui constitue la vérité [ou réalité révélée] de la certitude-subjective qu’il a de soi-même,
[puisqu’il ne peut se « savoir » être Maître
qu’en se faisant reconnaître comme tel par l’Esclave]. Mais
il est évident que cet objet-chosiste ne correspond pas à
son concept. Car là où le Maître s’est accompli, il
s’est constitué pour lui tout autre chose qu’une Conscience
autonome, [puisqu’il est en présence d’un Esclave]; Ce
n’est pas une telle Conscience autonome, mais bien au contraire une
Conscience dépendante, qui existe pour lui. Il n’est donc pas
subjectivement certain de l’Ètre-pour-soi comme d’une
vérité [ou d’une réalité objective
révélée]. Sa vérité est bien au
contraire la Conscience non-essentielle; et l’activité
non-essentielle de cette dernière. [C’est-à-dire : la
« vérité » du Maître est l’Esclave ; et
son Travail. En effet, les autres ne reconnaissent le Maître en
tant que Maître que parce qu’il a un·Esclave; et la vie de
Maître consiste dans le fait de consommer les produits du Travail
servile, de vivre de et par ce Travail.]
Par suite, la vérité de la Conscience autonome est la Conscience servile. Cette dernière apparaît, il est vrai, d’abord comme existant en dehors de soi et non pas comme étant la vérité de la Conscience-de-soi,
[puisque l’Esclave reconnaît la dignité humaine non pas en
soi, mais dans le Maître, dont il dépend dans son
existence même]. Mais de même que la Maîtrise a
montré que sa réalité-essentielle est
l’image-renversée-et-faussée de ce qu’elle veut
être, la Servitude elle aussi — on peut le supposer — deviendra,
dans son accomplissement, le contraire de ce qu’elle est
d’une-manière-immédiate. En tant que Conscience refoulée
en elle-même, la Servitude va pénétrer à
l’intérieur d’elle-même et se renverser-et-se-fausser de
façon à devenir autonomie véritable.
[L’homme intégral, absolument libre, définitivement et
complètement satisfait par ce qu’il est, l’homme qui se parfait
et s’achève dans et par cette satisfaction, sera l’Esclave qui a
« supprimé » sa servitude. Si la Maîtrise
oisive est une impasse, la Servitude laborieuse est au contraire la
source de tout progrès humain, social, historique. L’Histoire
est l’histoire de l’Esclave travailleur. Et pour le voir, il suffit de
considérer le rapport entre Maître et Esclave
(c’est-à-dire le premier résultat du « premier
» contact humain, social, historique) non plus du point de vue du
Maître, mais de celui de l’Esclave.]
Nous avons vu seulement ce que la Servitude est dans la relation
de la Maîtrise. Mais la Servitude est, elle aussi,
Conscience-de-soi. ll faut donc considérer maintenant ce qu’elle
est, étant ceci en et pour elle-même. Au prime abord,
c’est le Maître qui est, pour la Servitude, la
réalité-essentielle. La Conscience autonome existant pour soi est donc, pour elle, la vérité [ou une réalité révélée], qui cependant, pour elle, n’existe pas encore en elle.
[L’Esclave se subordonne au Maître. Il estime, il reconnaît
donc la valeur et la réalité de l’ « autonomie
», de la liberté humaine. Seulement, il ne la trouve pas
réalisée en lui-même. Il ne la trouve que dans
l’Autre. Et c’est là son avantage. Le Maître ne pouvant
pas reconnaitre l’Autre qui le reconnaît, se trouve dans une
impasse. L’Esclave par contre reconnaît dès le
début l’Autre (le Maitre). Il lui suffira donc de s’imposer
à lui, de se faire reconnaître par lui, pour que
s’établisse la reconnaissance mutuelle et réciproque, qui
seule peut réaliser et satisfaire l’homme pleinement et
définitivement. Certes, pour qu’il en soit ainsi l’Esclave doit
cesser d’être Esclave : il doit se transcender, se «
supprimer » en tant qu’Esclave. Mais si le Maître n’a aucun
désir — et donc aucune possibilité — de se «
supprimer » en tant que Maître (puisque ceci signifierait
pour lui devenir Esclave), l’Esclave a tout intérêt de
cesser d’être Esclave. D’aiIleurs, l’expérience de cette
même lutte qui a fait de lui un Esclave le prédispose
à cet acte d’auto-suppression, de négation de soi, de son
Moi donné qui est un Moi servile. Certes, au prime abord,
l’Esclave qui se solidarise avec son Moi donné (servile) n’a pas
en soi cette « négativité ». Il ne la voit
que dans le Maître, qui a réalisé la «
négativité-négatrice » pure en risquant sa
vie dans la lutte pour la reconnaissance.] Cependant, en fait, c’est en elle-même que la Servitude a cette vérité [ou réalité révélée] de la négativité-négatrice pure et de l’Étre-pour-soi. Car elle a fait en elle-même l’expérience
de cette réalité-essentielle. A savoir, cette Conscience
servile a eu peur non pas pour ceci ou cela, non pas pendant tel ou tel
autre moment, mais pour sa [propre]
réalité-essentielle tout entière. Car elle a
éprouvé l’angoisse de la mort, du Maître absolu.
Dans cette angoisse, la Conscience servile a été
intérieurement dissoute; elle a entièrement frémi
en elle-même, et tout ce-qui-est-fixe-et-stable a tremblé
en elle. Or, cemouvement [dialectique] universel pur, cette
liquéfaction absolue de tout maintien-stable, est la
réalité-essentielle simple-ou-indivise de la
Conscience-de-soi, la négativité-négatrice
absolue, l’Ètre-pour-soi pur. Cet Etre-pour-soi existe ainsi en cette Conscience servile.
[Le Maître est figé dans sa Maîtrise. Il ne peut pas
se dépasser, changer, progresser. Il doit vaincre — et devenir
Maître ou se maintenir en tant que tel — ou mourir. On peut le
tuer; on ne peut pas le trans-former, l’éduquer. Il a
risqué sa vie pour être Maître. La Maîtrise
est donc pour lui la valeur donnée suprême qu’il ne peut
pas dépasser. L’Esclave par contre n’a pas voulu être
Esclave. Il l’est devenu parce qu’il n’a pas voulu risquer sa vie pour
être Maître. Dans l’angoisse mortelle, il a compris (sans
s’en rendre compte) qu’une condition donnée, fixe et stable,
serait-ce celle du Maître, ne peut pas épuiser l’existence
humaine. Il a « compris » la « vanité »
des conditions données de l’existence. Il n’a pas voulu se
solidariser avec la condition de Maître, et il ne se solidarise
pas non plus avec sa condition d’Esclave. Il n’y a rien de fixe en lui.
Il est prêt au changement; dans son être même il est
changement, transcendance, trans-formation, « éducation
»; il est devenir historique dès son origine, dans son
essence, dans son existence même. D’une part, il ne se solidarise
pas avec ce qu’il est; il veut se transcender par négation de
son état donné. D’autre part, il a un idéal
positif à atteindre: l’idéal de l’autonomie, de
l’Etre-pour-soi, qu’il trouve, à l’origine même de sa
servitude, incarné dans le Maître.] Cet élément-constitutif de l’Étre-pour-soi existe aussi pour la Conscience servile. Car dans le Maître, l’Étre-pour-soi est, pour elle, son objet-chosiste. [Un objet qu’elle sait être extérieur, opposé à elle,
et qu’elle tend à s’approprier. L’Esclave sait ce que, c’est
d’être libre. Il sait aussi qu’il ne l’est pas, et qu’il veut le
devenir. Et si l'expérience de la Lutte et de son
résultat prédispose l’Esclave à la transcendance,
au progrès, à l’Histoire, sa vie d’Esclave travaillant au
service du Maître réalise cette prédisposition.] De plus, la Conscience servile n’est pas seulement cette dissolution universelle [de tout ce qui est fixe, stable et donné], prise en-tant-que-telle : dans le service du Maître, elle accomplit cette dissolution d’une-manière-objectivement-réelle, [c’est-à-dire concrète]. Dans le service, [dans le travail forcé exécuté au service d’un autre (du Maître)] la Conscience servile supprime [dialectiquement] son attachement à l’existence naturelle dans tous les éléments-constitutifs particuliers-et-isolés; et elle élimine-par-le-travail cette existence.
[Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en
travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est
devenu l’Esclave du Maître que parce que — au prime abord — il
était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en
se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de
conservation. En devenant par le travail maître de la Nature,
l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre
instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui
l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature,
le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature
d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel,
donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le
monde technique, transformé par son travail, il règne —
ou, du moins, régnera un jour — en Maître absolu. Et cette
Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde
donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre
chose que la Maîtrise « immédiate » du
Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au
Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec
soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en
transformant le Monde donné par son travail, transcende le
donné et ce qui est déterminé en lui-même
par ce donné; il se dépasse donc, en dépassant
aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse —
ne travaillant pas — intact. Si l’angoisse de la mort incarnée
pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la
condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait.]
Cependant, le sentiment de la puissance absolue que l’Esclave a
éprouvé en-tant-que-tel dans la lutte et qu’il
éprouve aussi dans les particularités du service [du Maître qu’il craint], n’est encore que la dissolution effectuée en soi. [Sans ce sentiment de la
puissance, c’est-à-dire sans l’angoisse, sans la terreur
inspirée par le Maître, l’homme ne serait jamais Esclave
et ne pourrait, par conséquent, jamais atteindre la perfection
finale. Mais cette condition « en soi »,
c’est-à-dire objectivement réelle et nécessaire,
ne suffit pas. La perfection (qui est toujours consciente
d'elle-même) ne peut être atteinte que dans et par le
travail. Car ce n’est que dans et par le travail que l’homme finit par
prendre conscience de la signification, de la valeur et de la
nécessité de l’expérience qu’il fait en craignant
le pouvoir absolu, incarné pour lui dans le Maître. Ce
n’est qu’après avoir travaillé pour le Maître qu’il
comprend la nécessité de la lutte entre Maître et
Esclave et la valeur du risque et de l’angoisse qu’elle implique.] Ainsi,
quoique l'angoisse inspirée par le Maître soit le
début de la sagesse, on peut dire seulement que dans cette
angoisse la Conscience existe pour elle-même; mais elle n’y est
pas encore l’Ètre-pour-soi. [Dans l’angoisse mortelle,
l’homme prend conscience de sa réalité, de la valeur qu’a
pour lui le simple fait de vivre; et c’est seulement ainsi qu’il se
rend compte du « sérieux » de l'existence. Mais il
n’y prend pas encore conscience de son autonomie, de la valeur et du
« sérieux » de sa liberté, de sa
dignité humaine.] Mais par le travail la Conscience vient
à elle-même. Il semblait, il est vrai, que c’est l’aspect
du rapport non-essentiel à la chose qui échouait à
la Conscience servante [dans le travail, c’est-à-dire] dans
l’élément-constitutif qui, en elle, correspond au
Désir dans la conscience du Maître; cela semblait parce
que, dans cet élément, la chose conserve son
indépendance. [Il semblait que, dans et par le travail,
l’Esclave est asservi à la Nature, à la chose, à
la « matière première », tandis que le
Maître, qui se contente de consommer la chose
préparée par l’Esclave et d’en jouir, est parfaitement
libre vis-à-vis d’elle. Mais en fait il n’en est rien. Certes,] le Désir [du Maître] s’est réservé le pur acte-de-nier l’objet [en le consommant],
et il s’est réservé — par cela même — le
sentiment-de-soi-et-de-sa-dignité non-mélangé [éprouvé dans la jouissance]. Mais
pour la même raison cette satisfaction n’est elle-même
qu’un évanouissement; car il lui manque l’aspect
objectif-ou-chosiste, c’est-à-dire le maintien-stable. [Le
Maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors
de soi. Il détruit seulement les produits du travail de
l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement
subjectives : elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc
être reconnues que par lui; elles n’ont pas de «
vérité », de réalité objective
révélée à tous. Aussi, cette «
consommation », cette jouissance oisive de Maître, qui
résulte de la satisfaction « immédiate » du
désir, peut tout au plus procurer quelque plaisir à
l’homme; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète
et définitive.] Le travail est par contre un Désir
refoulé, un évanouissement arrêté; ou en
d’autres termes, il forme-et-éduque. [Le travail trans-forme
le Monde et civilise, éduque l’Homme. L’homme qui veut — ou doit
— travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à «
consommer » « immédiatement » l’objet «
brut ». Et l’Esclave ne peut travailler pour le Maître,
c’est-à-dire pour un autre que lui, qu’en refoulant ses propres
désirs. Il se transcende donc en travaillant; ou si l’on
préfère, il s’éduque, il « cultive »,
il « sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre
part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est
donnée. Il diffère la destruction de la chose en la
trans-formant d’abord par le travail; il la prépare pour la
consommation; c’est-à-dire — il la « forme ». Dans
le travail, il trans-forme les choses et se transforme en même
temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se
transformant, en s’éduquant soi-même; et il
s’éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde.
Ainsi,] le rapport négatif-ou-négateur avec
l’objet-chosiste se constitue en une forme de cet objet et en une
entité-permanente, précisément parce que, pour le
travailleur, l’objet-chosiste a une autonomie. En même temps, ce
moyen-terme négatif-ou-négateur, c’est-à-dire
l’activité formatrice [du travail], est la
particularité-isolée ou l’Étre-pour-soi pur de la
Conscience. Et cet Étre-pour-soi pénètre
maintenant, par le travail, dans ce qui est en dehors de la Conscience,
dans l’élément de la permanence. La Conscience
travaillante parvient donc par là à une telle
contemplation de l’être-donné autonome, qu’elle s’y
contemple elle-même. [Le produit du travail est l’œuvre du
travailleur. C’est la réalisation de son projet, de son
idée : c’est donc lui qui s’est réalisé dans et
par ce produit, et il se contemple par conséquent soi-même
en le contemplant. Or, ce produit artificiel est en même temps
tout aussi « autonome », tout aussi objectif, tout aussi
indépendant de l’homme que la chose naturelle. C’est donc par le
travail, et par le travail seulement, que l’homme se réalise
objectivement en tant qu’homme. Ce n’est qu’après avoir produit
un objet artificiel que l’homme est lui-même réellement et
objectivement plus et autre chose qu’un être naturel; et c’est
seulement dans ce produit réel et objectif qu’il prend vraiment
conscience de sa réalité humaine subjective. C’est donc
par le travail que l’homme est un être sur-naturel réel et
conscient de sa réalité; en travaillant, il est Esprit
« incarné », il est « Monde »
historique, il est Histoire « objectivée ».
C’est donc le travail qui « forme-ou-éduque »
l’homme à partir de l’animal. L’homme «
formé-ou-éduqué », l’homme achevé et
satisfait par son achèvement, est donc nécessairement non
pas Maître, mais Esclave; ou du moins, celui qui a passé
par la Servitude. Or il n’y a pas d’Esclave sans Maître. Le
Maître est donc le catalyseur du processus historique,
anthropogène. Lui-même ne participe pas activement
à ce processus; mais sans lui, sans sa présence, ce
processus ne serait pas possible. Car si l’histoire de l’homme est
l’histoire de son travail et ce travail n’est historique, social,
humain qu’à condition de s’effectuer contre l’instinct ou l’
« intérêt immédiat » du travailleur, le
travail doit s’effectuer au service d’un autre, et il doit être
un travail forcé, stimulé par l’angoisse de la mort.
C’est ce travail, et ce travail seulement, qui libère,
c’est-à-dire humanise, l’homme (l’Esclave). D'une part, ce
travail crée un Monde reel objectif, qui est un Monde
non-naturel, un Monde culturel, historique, humain. Et c’est dans ce
Monde seulement que l’homme vie une vie essentiellement
différente de celle que vit l’animal (et l’homme «
primitif ») au sein de la Nature. D’autre part, ce travail
affranchit l’Esclave de l’angoisse qui le liait à la Nature
donnée et à sa propre nature innée d’animal. C’est
par le travail effectué dans l’angoisse au service du
Maître que l’Esclave se libère de l’angoisse qui
l'asservissait au Maître.]
Or, l’acte-de-former [la chose par le travail] n’a pas
seulement cette signification positive qui consiste dans le fait que la
Conscience servante, prise en tant que pur Ètre-pour-soi, s’y
constitue pour elle-même en une entité-existant-comme-un-être-donné,
[c’est-à dire le travail est autre chose encore que l’action par
laquelle l’homme crée un Monde technique essentiellement humain,
qui est tout aussi réel que le Monde naturel où vit
l’animal]. L’acte-de-former [la chose par le travail] a
encore une signification négative-ou-négatrice
dirigée contre le premier élément-constitutif de
la Conscience servante, à savoir contre l’angoisse. Car dans la
formation de la chose, la négativité-négatrice
propre de la Conscience, c’est-à-dire son Être-pour-soi,
ne se constitue pour elle en objet-chosiste [ou en Monde] que par le fait qu’elle supprime [dialectiquement] la forme opposée existant-comme-un-être-donné [naturel].
Or, cette entité-négative objective-ou-chosiste est
précisément la réalité-essentielle
étrangère devant laquelle la Conscience servante a
tremblé. Maintenant, par contre, [dans et par le travail]
cette Conscience détruit cette entité-négative
étrangère. Elle se pose elle-même en tant qu’une
telle entité-négative dans l’élément du
maintien-stable ; et elle se constitue par là pour
elle-même, elle devient une entité-existant-pour-soi. Dans
le Maître, l’Ètre-pour-soi est, pour la Conscience
servile, un autre Étre-pour-soi; ou bien encore,
l’Étre-pour-soi y existe uniquement pour elle. Dans l'angoisse,
l’Étre-pour-soi existe [déjà] en elle-même. Mais dans la formation [par le travail] l’Étre-pour-soi
se constitue pour elle en tant que sien propre, et elle parvient
à la conscience du fait qu’elle existe elle-même en et
pour soi. La forme [l’idée-projet conçu par la Conscience], par le fait d’être posée-en-dehors [de la Conscience, d'être insérée — par le travail — dans la réalité objective du Monde], ne devient pas, pour la Conscience [travaillante], une
entité-autre qu’elle. Car c’est précisément cette
forme qui est son Étre-pour-soi pur; et, dans cette forme, cet
Ètre-pour-soi se constitue pour elle en vérité
[ou en réalité objective révélée,
consciente. L’homme qui travaille reconnaît dans le Monde
effectivement transformé par son travail sa propre œuvre: il s’y
reconnaît soi-même; il y voit sa propre
réalité humaine; il y découvre et il
révèle aux autres la réalité objective de
son humanité, de l’idée d’abord abstraite et purement
subjective qu’il se fait de lui-même.] Par cet acte-de-se-retrouver soi-même par soi-même, la Conscience [travaillante] devient donc sens-ou-volonté propre; et elle le
devient précisément dans le travail, où elle ne
semblait être que sens-ou-volonté étranger. —
[L’homme n’atteint son autonomie véritable, sa liberté
authentique, qu’après avoir passé par la Servitude,
qu’après avoir surmonté l’angoisse de la mort par le
travail effectué au service d’un autre (qui, pour lui, incarne
cette angoisse). Le travail libérateur est donc
nécessairement, au prime abord, le travail forcé d’un
Esclave qui sert un Maître tout-puissant, détenteur de
tout pouvoir réel.]
Pour cette réflexion [de la Conscience en elle-même] sont également nécessaires les deux éléments-constitutifs [suivants : premièrement celui] de l'angoisse, et [deuxièmement celui] du service en-tant-que-tel, ainsi que de la formation-éducatrice [par le travail]. Et, en même temps, les deux sont nécessaires d’une manière universelle. [D’une part,] sans
la discipline du service et de l'obéissance, l'angoisse
s’arrête dans le domaine-du-formel et ne se propage pas dans la
réalité-objective consciente de l’existence. [Il ne
suffit pas d’avoir eu peur, même d’avoir eu peur en se rendant
compte du fait qu’on a eu peur de la mort. Il faut vivre en fonction de
l’angoisse. Or, vivre ainsi, c’est servir quelqu’un qu’on craint,
quelqu’un qui inspire ou incarne l’angoisse; c’est servir un
Maître (réel, c’est-à-dire humain, ou le
Maître « sublimé », — Dieu). Et servir un
Maître, — c’est obéir à ses lois. Sans ce service,
l’angoisse ne pourra pas transformer l'existence; et l’existence ne
pourra donc jamais dépasser son état initial
angoissé. C’est en servant un autre, c’est en
s’extériorisant, c’est en se solidarisant avec les autres qu’on
s’affranchit de la terreur asservissante qu’inspire l’idée de la
mort. D’autre part,] sans la formation-éducatrice [par le travail], l'angoisse reste interne-ou-intime et muette, et la Conscience ne se constitue pas pour elle-même.
[Sans le travail qui transforme le Monde objectif réel, l’homme
ne peut pas se trans-former réellement soi-même. S’il
change, son changement reste « intime », purement
subjectif, révélé à lui seul, « muet
», ne se communiquant pas aux autres. Et ce changement «
interne » le met en désaccord avec le Monde qui n’a pas
changé, et avec les autres, qui se solidarisent avec ce Monde
non changé. Ce changement trans-forme donc l’homme en fou ou en
criminel, qui sont tôt ou tard anéantis par la
réalité objective naturelle et sociale. Seul le travail,
en mettant finalement le Monde objectif en accord avec l’idée
subjective qui le dépasse au prime abord, annule
l’étément de folie et de crime qui affecte l’attitude de
tout homme qui — poussé par l’angoisse — essaie de
dépasser le Monde donné dont il a peur, où il se
sent angoissé et où, par conséquent, il ne saurait
être satisfait.]
Mais si la Conscience forme [la chose par le travail] sans
avoir éprouvé l’angoisse primordiale absolue, elle n’est
que sens-ou-volonté propres vains-ou-vaniteux. Car la forme ou
la négativité-négatrice de cette Conscience n’est
pas la négativité-négaLrice en soi. Et par
conséquent, son acte-de·former ne peut pas lui donner la
conscience de soi comme de ce qui est la
réalité-essentielle. Si la Conscience a enduré non
pas l’angoisse absolue, mais seulement quelque peur, la
réalité-essentielle négative-ou-négatrice
est restée pour elle une entité-extérieure, et sa [propre] substance
n’est pas contaminée dans toute son étendue par cette
réalité-essentielle. Tous les
remplissements-ou-accomplissements de la conscience naturelle de cette
Conscience n’étant pas devenus vacillants, cette Conscience
appartient encore — en soi — à l’être-donné
déterminé. Le sens-ou-volonté propre [der eigene Sinn] est alors caprice-opiniâtre [Eigensinn] : une liberté qui séjourne encore à l’intérieur de la Servitude. La forme purecette
Conscience, en réalité-essentielle. De même,
considérée en tant qu’étendue sur les
entités-particulières-et-isolées, cette forme
n’est pas [imposée au donné par ce travail] ne peut pas se constituer, pour [une] formation-éducatrice
universelle ; elle n’est pas Concept absolu. Cette forme est au
contraire une habileté qui ne domine que certaines-choses, et
non pas la puissance universelle et l’ensemble de la
réalité-essentielle objective-ou-chosiste.
[L’homme qui n’a pas éprouvé l’angoisse de la mort ne
sait pas que le Monde naturel donné lui est hostile, qu’il tend
à le tuer, à l’anéantir, qu’il est essentiellement
inapte à le satisfaire réellement. Cet homme reste donc
au fond solidaire avec le Monde donné. Il voudra tout au plus le
« réformer », c’est-à-dire en changer les
détails, faire des transformations particulières sans
modifier ses caractères essentiels. Cet homme agira en
réformiste « habile », voire en conformiste, mais
jamais en révolutionnaire véritable. Or, le Monde
donné où il vit appartient au Maître (humain ou
divin), et dans ce Monde il est nécessairement Esclave. Ce n’est
donc pas la réforme, mais la suppression « dialectique
», voire révolutionnaire du Monde qui peut le
libérer, et — par suite — le satisfaire. Or, cette
trans-formation révolutionnaire du Monde présuppose la
« négation », la non-acceptation du Monde
donné dans son ensemble. Et l’origine de cette négation
absolue ne peut être que la terreur absolue inspirée par
le Monde donné, ou plus exactement par ce — ou celui — qui
domine ce Monde, par le Maître de ce Monde. Or, le Maître
qui engendre (involontairement) le désir de la négation
révolutionnaire, est le Maître de l’Esclave. L’homme ne
peut donc se libérer du Monde donné qui ne le satisfait
pas que si ce Monde, dans sa totalité, appartient en propre
à un Maître (réel ou « sublimé
»). Or, tant que le Maître vit, il est lui-même
toujours asservi au Monde dont il est le Maître. Puisque le
Maître ne transcende le Monde donné que dans et par le
risque de sa vie, c’est uniquement sa mort qui « réalise
» sa liberté. Tant qu’il vit, il n’atteint donc jamais la
liberté qui l’élèverait au-dessus du Monde
donné. Le Maître ne peut jamais se détacher du
Monde où il vit, et si ce Monde périt, il périt
avec lui. Seul l’Esclave peut transcender le Monde donné
(asservi au Maître) et ne pas périr. Seul l’Esclave peut
transformer le Monde qui le forme et le fixe dans la servitude, et
créer un Monde formé par lui où il sera libre. Et
l’Esclave n’y parvient que par le travail forcé et
angoissé effectué au service du Maître. Certes, ce
travail à lui seul ne le libère pas. Mais en transformant
le Monde par ce travail, l’Esclave se transforme lui-même et
crée ainsi les conditions objectives nouvelles, qui lui
permettent de reprendre la Lutte libératrice pour la
reconnaissance qu’il a au prime abord refusée par crainte de la
mort. Et c’est ainsi qu’en fin de compte tout travail servile
réalise non pas la volonté du Maître, mais celle —
inconsciente d’abord — de l’Esclave, qui — finalement — réussit
là, où le Maître — nécessairement —
échoue. C’est donc bien la Conscience d’abord dépendante,
servante et servile qui réalise et révèle en fin
de compte l’idéal de la Conscience-de-soi autonome, et qui est
ainsi sa « vérité ».]