La revue la plus passionnante ce mois-ci est sans
nul doute Science et vie. Ce n'est certes pas le dossier de couverture sur
l'explication scientifique (!) de la religion qui mérite le détour
alors qu'on nous annonce des banalités sur nos croyances, nos projections, notre anthropomorphisme
et qu'on prétend avec cela expliquer les religions et pourquoi on
croit en Dieu ! La réponse donnée est bien insuffisante, ni
étonnante, ni nouvelle. Pascal Boyer ne comprend ni le caractère
historique, ni le caractère social, ni le caractère cognitif
des religions. C'est beaucoup. On ne peut ramener les religions à
des systèmes de (fausses) croyances qui peuvent s'attraper comme une
épidémie selon de mystérieuses connivences avec notre
cerveau alors qu'il n'y a que très récemment que la religion
est devenue une affaire privée, un marché multiculturel dont
cette "fausse croyance scientifique" n'est que la traduction idéologique.
Il faut le répéter à chaque fois, le biologisme refoule
l'histoire, perdant sa dimension cognitive et cumulative, ramenée
à des structures organiques qui n'évoluent guère pourtant.
On ne peut identifier fausses croyances et religion qu'à s'imaginer
qu'il y a le vrai d'un côté et l'illusion de l'autre, alors
qu'il n'est pas si facile de partager vérités et croyances
comme le montraient les numéros du mois de Mai de Sciences Humaines et La Recherche, illustrant les incertitudes
d'un savoir
basé fondamentalement sur l'analogie. Il semble donc qu'on a affaire
ici à une résurgence du scientisme de la revue, à son
caractère tonitruant et grand public. Cependant, si cet aspect permet
sans doute d'avoir un lectorat très large, les articles qui suivent
corrigent largement ce simplisme apparent, en revenant sur les croyances primitives
et sur les thèses de Jacques Cauvin dans "Naissance des divinités,
naissance de l'agriculture", même s'il aurait été nécessaire,
à mon avis, de parler du "Désenchantement du monde
" de Marcel Gauchet pour en comprendre les enjeux.
Au commencement était l'information...
Le but de la physique n'est pas de découvrir ce qu'est la nature, mais ce qu'on peut dire sur elle.
Niels Bohr.
L'article le plus extraordinaire, et qui aurait mérité les gros titres des journaux, c'est celui intitulé "Il n'y a plus de paradoxes quantiques". L'événement
est de taille. D'abord d'une interprétation
qui semble enfin satisfaisante pour une théorie quantique qui dérange
nos conceptions physiques depuis 1920, ensuite d'en donner une explication
simple et compréhensible par tous alors que la complexité mise
en jeu était désespérante comme en témoigne le
livre de Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique (Flammarion), paru en 1996
et qui ouvrait pourtant déjà les voies de la solution trouvée.
Le plus remarquable enfin c'est que la solution tient dans le concept
d'information, permettant d'interpréter la physique quantique comme
"la formalisation des contraintes que l'information impose aux lois physiques". D'une certaine façon ce "formalisme prédictif contextuel" échappe à la physique
comme théorie de l'expérimentateur qu'on peut dire méta-physique et même méta-physique Kantique !
Cela fait longtemps que j'avais été frappé, comme Kojève, par l'identité de la critique par Kant
de nos représentations, préformées par nos catégories
et laissant la chose-en-soi hors d'atteinte (transcendante), avec la théorie
quantique introduisant aussi l'observateur dans son observation et, au moins
dans l'interprétation formaliste de la théorie (celle de Copenhague),
une limite à notre savoir, renonçant au réalisme de
son objet. "Nous n'avons en effet accès au monde que par les informations que nous lui soutirons". Que cette identité des théories kantiennes et quantiques soit reconnu est
un acquis important.
On peut dire que dès le début on en était très
proche dans les formulations de Bohr, et pourtant cela n'a pas empêché
de nombreux délires et logiques paradoxales de fleurir sur les ambiguïtés
d'une théorie qui rompait avec le réalisme physique,
ce que Einstein par exemple avait beaucoup de mal à admettre. Nous
faisons des modèles mais la carte n'est pas le territoire. "La
théorie ne décrit pas les caractéristiques d'objets
réels mais l'information dont on dispose à leur sujet". L'enjeu
est bien là, il s'agit de quitter la physique proprement dite pour
un formalisme probabiliste de la prédiction englobant les autres
sciences ("Je ne connais aucune généralisation de la mécanique
quantique qui fasse sens. C'est-à-dire que je ne connais aucune théorie
plus vaste et logiquement consistante dont la mécanique quantique
apparaisse comme un cas particulier", Weinberg, cité dans Bitbol p233).
La complexité grandissante de la théorie faisait déjà
dire à Koestler que la physique quantique est dans un état
aussi instable que l'était l'astronomie des épicycles avant
Kepler. On y est.
S'il n'y a plus de paradoxe quantique, c'est qu'une particule n'est pas à
deux endroits à la fois, c'est seulement sa probabilité qui
est égale. Selon Anton Zeilinger, "l'irréductible caractère
aléatoire lié aux mesures quantiques vient simplement du fait
qu'un système ne contient pas assez d'information pour donner une
réponse déterminée à toutes les questions que
l'on peut se poser expérimentalement". Il a fallut démontrer l'évidence "que la quantité totale d'informations disponibles sur un système
est toujours limitée et invariante en l'absence de nouvelles observations". "La question de savoir pourquoi la nature apparaît quantifiée est juste une conséquence
du fait que l'information elle-même est nécessairement quantifiée". Cette dernière assertion me semble fondamentale, réduisant
la quantification (comme disait Bitbol en 1996) à "l'opposition entre
le continu des distributions probabilistes et le discontinu du constat empirique
singulier ; entre l'instrument prédictif et le fait".
Il me semble qu'il y a aussi une propriété physique
des quantas, un effet de seuil entre champ d'énergie continu et particule
qui ne se confond pas avec les contraintes d'une information toujours discrète,
propriété du signifiant qui permet de réduire toute
information au système binaire de l'informatique. La valeur h de la constante de Planck reste une donnée physique. C'est sûrement une illusion de vouloir "dériver
les notions de matière, d'énergie, d'espace
et de temps à partir de la seule notion d'information". Il ne
faut pas réduire l'être à la pensée. La notion
d'information n'est d'ailleurs pas suffisante quand il s'agit en fait d'apprentissage,
de savoir, de système cognitif. De même il faudra sans doute revoir la théorie des
cordes et abandonner les rêves de téléportation ou d'ordinateur
quantique...
En effet, selon Jeffrey Bub, spécialiste de cryptologie quantique, "il y a trois contraintes fondamentales liées au transfert d'information
: l'impossibilité d'envoyer une information plus vite que la lumière,
l'impossibilité de cloner parfaitement une information contenue dans
un système physique dont l'état est inconnu, et l'impossibilité
de s'assurer de l'inviolabilité des clés de codage cryptographiques" ce qui permettrait "de déduire les trois principales caractéristiques de la théorie
quantique (micro-causalité, non-commutativité et corrélation)".
Si le livre de Michel Bitbol n'allait pas tout-à-fait aussi loin,
restant dans l'hypothétique et, pour cela entre autres, extrêmement
ardu comme on l'a déjà souligné, il en préparait
pourtant étonnamment les avancées actuelles en interprétant la
mécanique quantique comme "une théorie contextuelle
(décrivant des phénomènes définis, non par eux-mêmes
mais par rapport à tout un contexte expérimental)". En
montrant qu'on pouvait déduire les spécificités de la
théorie quantique à partir de son caractère de "formalisme prédictif contextuel", il engageait déjà la reconstruction de la théorie
mais le concept d'information lui donne toute sa portée en même
temps qu'il clarifie ses formulations trop abstraites.
"Si le rôle de la physique est bien de décrire la nature de ce monde, résume Jeffrey Bub,
le rôle de la mécanique quantique est, lui, d'étudier
comment les contraintes de l'information troublent cette description".
Elle ne décrit pas la structure de notre univers mais avant tout celui
de notre regard. La physique rejoint ainsi la méta-physique de la
connaissance (kantienne), la réflexion sur ses conditions de possibilité.
On pourrait croire que cet "idéalisme" ne concerne que les probabilités
quantiques. Il n'en est rien car arrivé à ce point, on se rend
compte que la relativité restreinte peut elle-même se réduire à une déduction logique du principe "qu'il existe des lois de la nature" comme l'a démontré
Jean-Marc Lévy-Leblond en 1976.
Jamais sans doute depuis Hegel on n'avait autant rapproché logique
et existence, l'a priori du concept et le concret de l'expérience
dans une pure logique du savoir au-delà des contraintes de l'information.
"Alors que la mécanique quantique décrit les conditions
d'accès au monde et les contraintes que la notion d'information impose
aux lois physiques, la théorie de la relativité restreinte,
elle, décrit les conditions d'intelligibilité de ce monde et
les contraintes spatio-temporelles induites par ses lois. Toutes deux sont
des théories préalables à toute autre".