Transversales no 002

Les incertitudes du savoir



- Sciences humaines no 127, Mai 2002

Relevons dans ce numéro une petite synthèse sur les thérapies systémiques inspirées par Grégory Bateson, D. Jackson et P. Watzlawick (Palo Alto). Cette approche systémique considère les maladies comme maladies de la communication (maladit) et principalement comme "double contrainte" impossible à satisfaire qui serait la source de la schizophrénie. Loin d'être seulement un raté, un erreur de transmission, les pathologies de la communication ont une fonction systémique, entretenue par le système et nécessaire à son équilibre.

Ces théories ont surtout débouché sur les thérapies familiales essayant de reconfigurer "l'homéostasie familiale" c'est-à-dire les rôles respectifs, en changeant par exemple la place du "vilain petit canard". "La principale originalité de cette école n'est pas de chercher à trouver l'origine du problème, mais à comprendre comment il se maintient et persiste".

La théorie et la pratique systémique sont souvent naïves et simplistes, transformant la famille en une sorte de mécano dont le thérapeute changerait le scénario à sa guise, normalisant jusqu'aux disputes (à heure fixe!). L'opposition à la psychanalyse témoigne d'une incompréhension, largement partagée, puisque contrairement à la "micro-analyse", le but de la psychanalyse n'est plus depuis "L'homme aux loups" de reconstituer la scène originaire, l'origine du fantasme, mais d'analyser le fantasme des origines et le transfert, c'est-à-dire effectivement ce qui permet au symptôme de se maintenir. La faiblesse de la psychanalyse est sans doute d'en rester au niveau individuel, n'intervenant pas en tiers dans les reconfigurations nécessaires, mais cela vaut sans doute mieux.

- Sciences humaines no 128, Juin 2002

On trouvera dans ce numéro, un compte-rendu du dernier livre d'Henri Atlan ("La science est-elle inhumaine?") ainsi que de la critique du vote dans les Actes de la recherche en sciences sociales, mais surtout plusieurs articles sur la formation de nos représentations mentales et leurs limites qui sont des thèmes très actuels qu'on retrouve dans "La Recherche". L'essentiel était acquis avec les théories de l'apprentissage de Piaget mais les progrès de l'imagerie cérébrale et des neurosciences rendent plus tangibles une certaine bêtise de la connaissance.

Ainsi, un article s'intitule : La loi du moindre effort mental, non pour s'en offusquer et condamner notre paresse mais pour constater au contraire l'efficacité et la nécessité d'automatismes mentaux à mobiliser dans l'urgence. pour réagir à une situation, on se réfère à un modèle, une analogie, une expérience passée (répétition), une probabilité. C'est la voie de l'opinion et d'une connaissance tacite, qui n'est pas consciente. On ne sait pas ce qu'on sait mais la paresse d'esprit est le plus souvent récompensée, la réflexion étant réservée aux questions nouvelles qui peuvent prendre du temps, elle est donc rare par rapport aux automatismes inconscients. On peut faire une échelle de l'inconscience à la conscience, de l'opinion au savoir, qui va du stéréotype à l'idée générale puis l'hypothèse avant d'aboutir à la véritable réflexion.

L'opinion ne vient pas seulement de la répétition de nos expériences mais résulte en grande partie de notre milieu social, son "imprint culturel" (Morin) : imitation, conformité, consensus ou simple habitude. "Les vrais innovateurs sont rares" tant il est vrai que l'apprentissage pousse à la répétition. Serge Moscovici a montré que les opinions sociales sont organisés en "noyaux de sens" (ce que S. Dawkins appelle les "mêmes") et pôles de références (médias), servant de guide pour l'action et de signe identitaire (hostilité aux autres idées), intégrés en institutions souvent. La contagion des idées (Dan Sperber) ne peut donc être qu'une réponse sociale, il me semble.

Les représentations mentales ne sont pas le reflet de la réalité mais sont organisées, schématiques (prototypes), stables, souvent automatiques, ce qui ne veut pas dire qu'elle ne sont pas utiles et vivantes. Comme Husserl l'avait montré bien avant les sciences cognitives, notre intentionalité fait donc subir un formatage aux données perceptives, elle constitue l'objet par l'objectif (qui est lui-même répétition d'une satisfaction). Il n'y a pas lieu de distinguer mentalités et représentations. L'histoire des mentalités ne se distingue pas de l'histoire des représentations.

La synthèse sur les contes de fées prolonge ce sentiment d'étrangeté de l'esprit en constatant que "les mêmes thèmes se retrouvent d'un bout à l'autre de la planète", ce qui frappe tous les lecteurs de conte. Les contes sont une dégradation et une simplification des mythes dont Vladimir Propp a pu montrer les régularités dans "La morphologie du conte" (1928) préludant à l'analyse structurale des mythes par Lévi-Strauss.

Propp distingue 7 personnages types : l'agresseur, le donateur, l'auxiliaire, la princesse, le mandateur, le héros et le faux héros. Comme un morceau de musique, le conte débute par l'exposition d'une situation initiale puis l'intervention d'un élément perturbateur qui engage l'action elle-même (le conflit) aboutissant à sa résolution avant de se terminer sur l'équilibre rétabli. Comme toute oeuvre d'art, le plaisir du conte est dans la résolution fictive tout autant que dans la cohérence du monde de la fiction (Le seigneur des anneaux) qui s'oppose aux incertitudes du réel. Non seulement l'esprit simplifie mais il aime la simplicité et se nourrit d'illusions.

Le conte s'adresse aux enfants du fait que "c'est le plus jeune, ou le simplet, qui réussit là où les autres ont échoué". C'est aussi comme roman familial, roman des origines, récit d'initiation. "Au moment où l'enfant découvre que ses parents sont des gens ordinaires, il se console en se persuadant qu'il a été enlevé à ses vrais parents". (cf. Marthe Robert).

- La recherche, no 353, Mai 2002

Le thème de l'analogie abordé ici, semble enfoncer le clou puisqu'il s'agit de reconnaître dans l'analogie le fondement de nos apprentissages tout autant que la cause de la plupart de nos erreurs qui ne sont pas des incohérences. L'analogie est à la fois la source de découvertes scientifiques et de préjugés sans autre fondement, mécanisme cognitif de base constituant un filtre déformant bien que souvent vérifié. L'axiome de base de l'apprentissage serait que "les ressemblances ne sont pas trompeuses : ce qui partage l'apparence partage aussi l'essence" (la Théorie des catastrophe dit la même chose). C'est bien sûr une règle qui justifie les exceptions, mais le savoir lui-même nous aveugle en ce qu'il nous économise un nouvel examen.

"Science et conscience" d'Axel Cleeremans fait le point sur l'utilisation de l'imagerie du cerveau pour repérer les opérations inconscientes par perceptions trop faibles ou évidence trop forte, apprentissages inconscients qu'il faut distinguer des connaissances explicites. La conscience est considérée ici comme une fonction émergente sans unité ni localisation, mais on en sait bien peu là-dessus pour l'instant.

A part ça Boris Cyrulnik veut nous persuader que la violence à la télévision agirait comme un empreinte nous poussant à l'imitation, "contamination mentale qui s'inscrit biologiquement". Je ne suis pas sûr que ce soit si simple, les contes n'ont-ils pas toujours été violents ? La représentation peut aussi exorciser le passage à l'acte.

Enfin, il faut insister sur deux nouvelles, même si elles ne font pas les grands titres :

- La couche d'ozone continue de s'amincir malgré l'arrêt des cfc, peut-être à cause du protoxyde d'azote (gaz hilarant!). L'amincissement est maximal à la fin de l'été, début de l'automne où il ne faut pas trop s'exposer au soleil.

- Contrairement à tout ce qu'on croyait jusqu'à maintenant "c'est un fait avéré chez les oiseaux, les souris et les primates : de nouveaux neurones naissent dans l'hippocampe, région du cerveau cruciale pour l'apprentissage et la mémoire". "En quatre mois, ils deviennent fonctionnels et intègrent le circuit neuronal de l'hippocampe", participant à la production de dopamine. Au fond, au moment où l'on s'apprêtait à greffer des neurones dans l'hypothalamus à partir des cellules souches tout juste découvertes, on s'aperçoit qu'il y a déjà un mécanisme de régénérescence qu'il suffirait peut-être de réactiver. C'est un espoir pour les maladies dégénératives (Parkinson) mais cela remet en cause le fait qu'un neurone ne puisse se diviser. C'est vrai sans doute pour les circuits de la mémoire et des associations car la division désorganiserait les réseaux, mais ce n'est pas vrai semble-t-il lorsque des neurones en faisceaux ont une fonction de production d'hormones (dopamine, sérotonine). Dans ce cas, leur division ne serait pas bloquée, du moins pas toujours.


- On trouve dans Vacarme no 19, un très stimulant interview d'Isabelle Stengers ("Une politique de l'hérésie") : "J'essaie de faire bafouiller le rapport un peu trop direct que les Français entretiennent avec l'universel". Après avoir participé à l'élaboration du programme des Verts belges (VEGA) vers 1990, elle participe à des palabres : "Il n'y a palabre que parce qu'aucun des savoirs présents ne suffit à fabriquer le sens de la situation. C'est alors que peuvent se produire des convergences. On n'appelle pas à l'accord entre participants, puisque chacun est intéressant en tant que divergeant. Mais peu à peu, des mots qui n'appartiennent plus à personne en particulier se mettent à caractériser la situation de manière pertinente et active." "La question de savoir comment vivre ensemble - ce que Bruno Latour appelle "composer un monde commun" - est une question qui implique les choses et pas seulement les humains... Adviendrait-il une révolution demain, on aurait toujours sur les bras des inégalités gigantesques entre les différentes régions du monde, la pollution, la désertification, etc. Et il ne suffira pas de bonne volonté". "Désolée pour les victimes, mais ce n'est pas parce qu'elles sont victimes que la vérité est en elles. La vérité est dans le processus par lequel elles deviennent quelque chose d'autre que des victimes". "Les sciences théorico-expérimentales ont ainsi créé une figure originale : un accord qui ne provient d'aucune soumission". "L'idée de faire de la politique autrement sera en panne tant que l'on ne produira pas des groupes aussi inventifs dans leur mode de fonctionnement que le type de société auquel ils en appellent". "Le temps de l'expérimentation des savoirs vise à peupler le terrain de gens qui savent qu'ils ont le droit de poser des problèmes sans se voir imposer des solutions bonnes pour eux et venues d'ailleurs". "Techniquement, pour penser, il faut être optimiste. Il faut penser du point de vue du possible".

A signaler aussi le compte-rendu par Mathieu Potte-Bonneville d'une critique d'Albert O. Hirschmann de la rhétorique réactionnaire : Les thèses de la perversité (conséquences contraire à ce qu'on veut), de la futilité (impossible d'aller contre les lois de la nature), jusqu'à la remise en cause des progrès sociaux acquis ! "ça va nous revenir dans la poire ; et d'ailleurs, ça ne changera rien ; et d'ailleurs vous bradez ce que nous avons si chèrement arraché jusque là". Il y a un côté "progressiste" des mêmes arguments stéréotypés : "renoncer à l'action envisagée aura des conséquences désastreuses ; la nouvelle réforme et l'ancienne se renforceront l'une l'autre ; l'action envisagée s'appuie sur de puissantes forces historiques qui sont déjà à l'oeuvre ; il serait donc totalement vain de s'y opposer". Critiquer cette rhétorique mécanique, c'est plaider pour une attitude plus ouverte et constructive,  plus "democracy friendly".

- Le numéro 4 de Contre-temps (revue de la LCR mais surtout de Corcuff-Bensaïd) est intéressant dans sa tentative de définir un écosocialisme. La question écologique serait la "deuxième contradiction" (au moins historiquement) du capitalisme. Le premier article de Michaël Löwy est particulièrement intéressant, mais si la nécessité d'une rupture révolutionnaire avec le capitalisme est bien réaffirmée, l'alternative n'est pas bien claire. Il ne peut suffire de s'organiser autour de l'énergie solaire comme on nous le suggère, c'est la production qu'il faut changer et donc sortir du salariat pour des activités autonomes grâce au revenu garanti et au développement humain.

- C'est bien de là que part le numéro 8 de la revue Multitudes titré "Garantir le revenu". Maurizio Lazzarato inscrit clairement cette revendication dans une sortie du salariat et constate que la majorité des entreprises n'ont pas de salariés, constituant des auto-emplois indépendants, alors que Bernard Guibert fait du revenu d'existence une démocratisation de la rente et une politisation de l'économie, Yann Moulier-Boutang y voit la contrepartie de la globalisation économique, du capitalisme cognitif et de la fuite de l'énergie créative vers un travail autonome. "Le revenu universel ne libère pas du capitalisme, ni du salariat et du travail dépendant [...] il rendra le travail moins infernal". Le dossier sur la culture hacker, le logiciel libre et l'éthique du développement de soi constitue l'autre face de la question.

Maurizio Lazzarato qui vient de sortir un livre sur Gabriel Tarde (Puissances de l'invention) et qui avait écrit, dans la foulée du mouvement des chômeurs, un très bon article sur le caractère "minoritaire" du revenu garanti (http://jeanzin.fr/ecorevo/politic/revenus/minorite.htm ), termine son article par cette citation :

"On peut se demander, en effet, si la similitude universelle, sous toutes ces formes actuelles, relativement au costume, à l'alphabet, à la langue peut-être, aux connaissances de droit, etc. est le fruit dernier de la civilisation, ou si elle n'a pas plutôt pour unique raison d'être et pour conséquence l'éclosion de divergences individuelles plus vraies, plus intimes, plus radicales et plus délicates à la fois que les dissemblances détruites".

- Enfin, Partage est comme d'habitude un bon instrument. Le numéro 158 du mois de Mai est particulièrement d'actualité qu'on en juge par les titres d'articles ou d'extraits : Gouverner sans le peuple, l'élitisme républicain et le monopole social du pouvoir par Pierre Héritier ; Le gouvernement invisible , la dissolution du peuple et la trahison des énarques de Laurent Joffrin ; De la lutte des classes à la lutte des places par Vincent Gaulejac ; sans compter tout le reste (Patrick Viveret pour un Etat écologiquement et socialement responsable, les articles sur la précarisation, le chômage, les 35 heures, etc.)

02/06/02
Jean Zin - http://jeanzin.fr/ecorevo/grit/revues05.htm

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