L'organisation de l'intelligence collective
L'intelligence collective ne peut pas se
réduire aux mouvements
de foule ou de mode mais exige organisation et médiations face
à la complexité et compte tenu de notre
rationalité limitée. Il n'y aura pas de saut cognitif ni
d'alternatives aux marchés de masse sans une nouvelle
organisation collective permettant l'instauration d'une difficile
"démocratie cognitive" basée sur des minorités
actives.
- La question de l'intelligence collective n'est pas nouvelle puisque
c'est celle de la démocratie et de la science depuis Socrate, dans leur opposition à la démagogie et aux préjugés du sens commun.
- Il est d'autant plus étonnant que, sous l'influence du
néolibéralisme, du néodarwinisme, des "théories de
l'auto-organisation" et de l'idéologie des réseaux, on
prenne désormais pour modèle d'intelligence collective
les
sociétés de fourmis
alors que, ce qui constitue
incontestablement une intelligence collective pour des fourmis n'est
pour nous que la manifestation de la bêtise humaine (mouvements
de foule, modes, bulles spéculatives, rumeurs,
idéologies, etc.). L'intelligence collective humaine ne
résulte pas d'une auto-organisation ou d'effets de masse (d'une
"mémétique" folle), mais
bien de l'organisation et de régulations actives, d'une
optimisation du traitement de l'information par apprentissage
collectif, complexification et division du travail où la
sélection aveugle est remplacée par l'adaptation
informée. L'organisation est le passage de l'histoire subie
passivement à la construction active de notre avenir, la société par
projets (partis, associations ou entreprises). L'autogestion n'est
pas le laisser-faire et une société ne se réduit
pas à l'interaction de ses membres car il y a une
mémoire, une histoire, des institutions, des codes, des buts
communs mais aussi l'interaction avec d'autres sociétés
et d'autres finalités.
L'intelligence est dans les livres plus que dans les têtes, dans la méthode, la formation, la culture. L'intelligence
collective est plus dans les organisations, les sciences et les
techniques que dans les mouvements d'une opinion manipulée par
les médias. Non seulement l'intelligence collective ne se
réduit pas aux marchés de masse mais par rapport à
nos
capacités individuelles les mass-médias sont
inévitablement bêtifiants,
ce qui est l'obstacle auquel
s'affronte la démocratie depuis toujours, tombée aux
mains des sophistes, des communicateurs, des démagogues, des
idéologues les plus simplistes ou extrémistes, au point
qu'on peut légitimement désespérer de la
politique. Il ne faut voir là aucune marque de mépris
pour les autres alors que c'est tout simplement l'illustration que le
tout n'est pas seulement plus que la somme
de ses parties (propriétés émergentes), c'est
aussi moins que la somme
de ses potentialités individuelles. Les masses humaines ont
bien moins d'intelligence et de réflexion que la plupart des hommes qui les
constituent. C'est de faire groupe qui nous rend stupides.
- La théorie de l'information
implique qu'un message doit
être d'autant plus simple et redondant
(répété) qu'il s'adresse à
un plus grand nombre afin de surmonter le bruit ambiant, pour
être
tout simplement audible. Ainsi, dans la communication, les effets de
masse sont inévitablement des effets de
simplification, de raccourci, d'appauvrissement, de dogmatisation et de spectacle
enfin. C'est
le règne des petites phrases, des slogans, des outrances.
Il faut en prendre acte, s'y plier, lancer ses propres slogans car ce
sont les règles de la publicité, de la visibilité,
des nouvelles, c'est-à-dire les règles de l'information
tout simplement, mais c'est aussi l'exigence de l'action, de la
décision quand il
faut trancher par un oui ou un non (pour la guerre ou la paix). La
pensée pratique ne peut
avoir l'exactitude de la pensée théorique, pas plus que
le discours politique ne peut être compris s'il est trop complexe
et nuancé. A ce niveau on ne
peut que mimer tout au plus l'intelligence. On a vu ce qu'une
philosophie
libératrice aussi solide et subtile que celle de Marx a pu
donner au service de partis de masse. Les partis actuels ne valent
guère mieux condamnés à répéter ce
que leurs
électeurs attendent d'eux ou à des positions politiciennes et reprenant des mots d'ordre purement
idéologiques sans commune mesure avec les exigences de la
rupture historique que nous vivons. Contrairement aux fourmis, nos
capacités
collectives d'intelligence sont bien plus réduites que nos
capacités individuelles, c'est un fait vérifié.
C'est même pourquoi on
confie le pouvoir à des individus plutôt qu'à une
impossible démocratie directe permanente dès qu'on n'a
plus affaire à de petits groupes.
Ce n'est pas prétendre pourtant que
la rationalité de l'individu soit suffisante pour se passer
d'intelligence collective, car aussi intelligents que nous
soyons, nous ne le sommes guère plus que l'homme de cro-magnon
et de toutes façons notre information est toujours imparfaite,
notre temps disponible et nos
capacités d'analyse très limitées.
C'est ce que Herbert Simon
appelle notre "rationalité
limitée" (parasitée aussi par nos expériences
passées, nos croyances, nos
émotions, nos passions, notre partialité, notre
narcissisme, etc). C'est d'ailleurs
cette capacité limitée
de traitement de l'information pour tout individu et l'étendue
de notre ignorance qui a pour
conséquence inéluctable la limitation des
capacités de
communication de masse et d'intelligence collective. Ce n'est donc pas
une question de personne, il n'y a pas de sage omniscient. Si on
peut être très compétent dans un domaine
particulier, on ne
peut être spécialiste en tout et même un grand
scientifique sera tout aussi incompétent qu'un autre hors de sa
discipline, ce qui montre toute la difficulté de la
transversalité et donc de la politique qui doit
synthétiser les dimensions multiples de la
diversité sociale. Car cette trop réelle
difficulté ne
diminue
en rien la
nécessité d'une intelligence collective et de mouvements
politiques ou de rétroactions sociales. On exige des citoyens
qu'ils décident de ce qui les dépassent et qu'ils
ignorent le plus souvent, faisant confiance en général
à leurs
organisations pour dire ce qu'il faut en penser. Impossible que tout le
monde fasse le travail pour soi et sur tous les sujets mais, du moins,
il faudrait
reconnaître notre ignorance première et faire preuve de
prudence en
appliquant le principe de précaution (s'informer et
débattre), tout autant que d'audace pour sortir des
préjugés du moment et proposer des solutions nouvelles.
- Il est indispensable de partir de ce constat d'échec.
Contrairement aux espoirs suscitées par ses nouvelles
potentialités, on doit prendre acte de l'échec d'Internet
à constituer spontanément une nouvelle intelligence collective.
Au contraire, après les débuts où le nombre
réduit d'internautes a permis l'émergence étonnement rapide de
nouveaux mouvements et d'élaborations originales, on assiste désormais au renforcement des
médias de masse et de l'homogénéisation, la créativité initiale
étant submergée par le nombre. Ainsi, le PDG de TF1 nous dit que plus il
y aura de télévisions et plus il est assuré de garder la
première place et le monopole du commun. Pire, l'existence d'une "information libre"
théoriquement accessible à tous sur le réseau semble décomplexer les propagandes de Fox News
ou de
Berlusconi dont la force de frappe est sans commune mesure avec
quelques sites alternatifs noyés dans la masse. Au-delà de ces exemples
caricaturaux, il faut
être conscient qu'on a affaire ici à des limites
incontournables de la communication et qu'aucune bonne volonté
ou transformation personnelle ne pourra résoudre. Il y a un véritable mur
de la complexité qui ne peut passer la rampe d'un large public,
de même que nous vivons tous dans une saturation de l'information
qui est bien réelle : impossible de tout lire, de
répondre à tous, de suivre toutes les évolutions en cours. Ce sont
des contraintes cognitives et temporelles qu'il ne sert
à rien de nier mais, s'il faut les reconnaître, ce n'est
pas pour tomber dans le fatalisme ou l'utopie, c'est pour corriger
le tir, surmonter nos échecs, s'organiser en conséquence.
-
La solution de nos limites cognitives, n'est pas la production de
nouvelles informations alors qu'il y a déjà
une telle surproduction, c'est l'organisation
au service de projets collectifs,
comme le savent les entreprises et comme nous l'apprennent la
théorie des systèmes ou la cybernétique : ce sont
les finalités communes qui orientent les flux,
sélectionnent les informations pertinentes et mobilisent les
ressources dans une "direction par objectifs", objectifs impossibles
à atteindre sans cela. Contrairement à l'opinion commune,
les
organisations sont d'abord des structures de traitement de
l'information, constituant une mémoire collective, permettant de
rassembler, stocker, filtrer, valider, répartir l'information et
optimiser son traitement, améliorer les temps de réaction
en fonction de l'objectif commun. Pour cela, les processus cognitifs
consistent à
éliminer les informations inutiles (le bruit), raréfier,
sélectionner, synthétiser et hiérarchiser l'information, amplifier les
événements les plus pertinents. Cela suppose une
division des tâches et une organisation en
niveaux hiérarchiques avec des noeuds de concentration et de
distribution de
l'information, avec des médiateurs, des traducteurs, des
facilitateurs, des "portails" mais aussi des décideurs (positions inévitablement disputées).
Ainsi, pour qu'un projet comme celui de
wikipédia (d'une
encyclopédie libre) puisse fonctionner on est bien obligé
de nommer des responsables
de rubriques. Pour qu'une liste de
discussion soit productive il faut un animateur ou des
"modérateurs"
au moins. La réussite des logiciels libres repose sur ceux qui
coordonnent le projet. On préfèrerait bien sûr que
tout se fasse tout seul mais on ne peut entretenir l'illusion d'un
égal
accès pour tous et n'importe quel délire, d'ailleurs les
processus d'intermédiation se multiplient et même des
systèmes de recherche automatique comme Google proposent (en
anglais) l'assistance de spécialistes de recherche
documentaire. L'indice de popularité permettant de classer les
réponses du moteur de recherche est souvent très utile
mais il ne suffit pas à
garantir la valeur d'un site ou la pertinence de l'information. Dans
tous les domaines, l'égalité d'accès doit
être
construite ; le partage des savoirs est un objectif et non une
situation
de départ, de même que le savoir n'est pas donné
une fois pour toutes mais résulte d'un travail de formation, de
recherche,
d'expérimentation, d'approximations, de modélisation et
de
confrontation de différentes théories à la
réalité selon un processus cumulatif.
L'intelligence de l'individu
est moins dans son vote, ses
appartenances, sa participation au marché, que dans son
expérience, ses savoirs
spécifiques et sa capacité de
dénonciation, de rétroaction, de vérification, de
proposition,
d'intervention sur son environnement et dans la construction de
l'avenir commun. On a moins besoin d'améliorer l'individu (de
son développement personnel, de sa conversion morale voire d'un
mythique
homme nouveau) que de lui permettre de s'exprimer et lui donner
l'occasion de mettre en oeuvre toutes ses capacités. Il s'agit
plutôt de limiter les pertes entre la base et le sommet, entre la
complexité du réel et les représentations sociales
et, donc, entre les objectifs politiques et leur traduction
concrète sur le terrain. L'autonomie de l'individu est
absolument indispensable pour réussir un projet collectif mais
son autonomie réelle ne peut être que le produit d'une
"organisation apprenante", fut-elle tout simplement sa famille,
valorisant la participation de chacun et
favorisant décentralisation, innovation et
diversification. Le développement humain, développement
des capacités de l'individu et de son autonomie, est
inséparable de la participation à l'aventure collective
et de la reconnaissance sociale.
En d'autres
termes, et à l'encontre des idéologies libérales
ou libertaires (des multitudes), il n'y aura pas d'alternative, sans
organisation politique, sans structuration de toutes les
énergies militantes, une forme de "centralisme
démocratique" qu'il vaudrait mieux appeler une "démocratie
cognitive",
avec toutes les difficultés soulevées ici et les
dérives bien réelles qui la menacent effectivement.
Cette intelligence collective qui ne peut procéder
immédiatement de mouvements de masse devra donc s'appuyer sur
des minorités actives (des petits groupes, voire des individus)
mais coordonnées
entre elles et intégrées en réseau dans la
construction d'une
alternative globale, à tous les niveaux du local au
planétaire. On en est loin. Il serait bien temps pourtant
de ne plus se satisfaire de notre
bêtise collective, entre boucs émissaires et beaux
discours, pour expérimenter
cette si difficile organisation d'une véritable intelligence
collective, d'une mise en commun de nos compétences et de nos
savoirs afin de construire un autre monde, plus intelligent et plus
collectif, ouvrant sur un nouveau stade cognitif pour l'humanité
à l'ère de l'information, de la science et de notre
responsabilité écologique envers les
générations futures. Ce n'est pas gagné pour
l'instant, c'est le moins qu'on puisse dire (et ce texte est encore
bien trop long et complexe sans aucun doute, pas assez mobilisateur ni
conforme à l'air du temps...) Tout dépend de nous, ici et
maintenant.
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