La Recherche no 361, février 2003
Nous ne reparlerons pas ici de
l'antimatière
qui a fait l'objet du texte précédent et prend une grande place
dans ce numéro consacré au bilan des découvertes scientifiques
de l'année passée.
- De l'ADN à l'ARN, le hasard fait bien les choses, page 14-15
L'assemblage d'un complexe de transcription
complet est globalement peu efficace, car il dépend du hasard des
rencontres entre les différents constituants. "L'ARN
polymérase est un édifice vacillant qui se reconstruit sans
cesse. En d'autres termes, il est instable. Rien à voir avec une chaîne
de montage au mécanisme bien huilé. Je préfère
dire que la machinerie marche par tâtonnements, fait des essais et
se trompe". "L'assemblage se fait tôt
ou tard, c'est juste une question de rapidité. Dans le noyau, la concentration
en sous-unités est si élevée qu'il y en aura toujours
une pour interagir avec les autres et former un complexe".
- Théorie informationnelle de l'évolution de Yves Coppens, page 77
"On a de la peine à croire aux sacro-saintes
mutations au hasard que la sélection va retenir parce que, par chance,
elles sont justement meilleures pour la survie de l'espèce. Et on
se prend à imaginer dans les caryotypes mêmes, un mécanisme
subtil qui serait capable de recevoir l'information du milieu qui change
et de s'en servir, en toute connaissance de cause, pour provoquer, dans la
bonne direction, lesdites mutations" (Le Genou de Lucy)
Cette méfiance envers la vulgate évolutionniste remonte, selon
Yves Coppens, à son expérience en Éthiopie, à dix ans
de terrain. "Je me suis trouvé devant une faune importante, une
bonne centaine d'espèces, confrontée à un changement
climatique progressif, allant dans le sens d'une réduction de l'humidité.
On voit des espèces s'éteindre, d'autres migrer, d'autres encore
arriver, mais il y en a aussi beaucoup qui restent sur place et s'adaptent
au changement. Or, ces transformations se font comme par hasard, dans le
bon sens. Je suis surpris que tant d'espèces aient juste le bon truc
pour réagir de la bonne manière, et je me demande s'il n'y
avait pas une action du milieu sur le gène, ou un bout de gène.
Ce qui fait que, au final, l'adaptation devient génétique.
Si le gène est capable de recevoir l'information du milieu et de susciter
une transformation qui va dans le bon sens, cela facilite l'adaptation...
J'ai raconté cela une fois à l'Académie. François
Jacob a bondi en disant : "ça cent le soufre ici!" C'est en effet très
peu orthodoxe, mais il ne s'agit pas non plus de revenir à Lamarck
!".
- Aphorismes sur l'évolution, Jorge Wagensberg (physicien), page 112
Un être vivant est une partie du monde qui s'efforce de maintenir
une identité indépendante de l'incertitude de l'environnement.
La grande question de tout être vivant est axée sur comment
maintenir son identité lorsque l'incertitude guette de partout.
La solution ultime, lorsque l'incertitude guette de partout, n'est pas de
conserver son identité mais de conserver sa tendance à la conserver.
Et, pour ce faire, il convient parfois de changer d'identité.
La complexité augmente lorsque l'incertitude se fait plus forte (évolution
verticale), et la diversité augmente (évolution horizontale)
lorsque l'incertitude faiblit.
Le véritable moteur de l'évolution, c'est l'incertitude. Et la sélection naturelle est son conducteur.
Progresser, c'est gagner en indépendance sur l'incertitude de l'environnement.
L'intelligence est une capacité à anticiper sur l'incertitude.
Le plaisir de l'esprit se trouve dans la prévision (un peu avant)
et dans la surprise (un peu après) de toutes sortes de changements.
Stimulus : concept favorisé par la sélection naturelle pour
réussir à ce que faire soit plus probable que ne pas faire.
Je n'ajouterais qu'une chose pour comprendre que l'évolution ne se
fait pas au hasard, c'est l'idée de Bateson qu'il n'y a pas seulement
une stratégie d'adaptation mais une stratégie d'apprentissage,
et pas seulement une stratégie d'apprentissage mais aussi une stratégie
pour apprendre à apprendre...
Pour la Science, no 304, février 2003
De ce numéro bien terne, je ne retiendrais que la conclusion d'un
article sur la théorie des jeux et la rationalité humaine,
page 102, et qui met en évidence notre passion de l'égalité
(qu'Aristote analysait déjà dans le Rhétorique des passions)
:
Homo complexicus : La réalité montre que le sujet
à modéliser par l'économiste n'est pas - comme l'usage
l'a longtemps supposé - un parfait logicien conscient de son intérêt
et ajustant au mieux ses actes selon les canons du raisonnement mathématique,
mais qu'il est au contraire limité (la profondeur de son raisonnement
est faible) et qu'il est soumis aux impératifs de l'équité,
de l'envie et de la jalousie.
Post Scriptum
J'achève donc, avec ma mission au GRIT,
ces recherches téméraires que j'ai essayé de mener dans
ce cadre et qui n'auront pas trouvé d'écho, me laissant bien
seul dans cette entreprise risquée d'exploration de l'inconnu qui
n'a pas su trouver un public, puisque rien ou presque n'a pu en être
repris dans Transversales.
Je ne considère pas que cette tentative ait
été complètement vaine pourtant, ayant produit plusieurs
résultats qui m'ont semblé importants de "
l'improbable miracle d'exister" à
la théorie de l'information. Cela m'a permis de
m'aventurer bien au-delà de mes compétences
avec l'illusion que les spécialistes corrigeraient mes erreurs les
plus grossières et je suis étonné de tout ce que j'ai osé
dire auquel il ne faudrait pas trop se fier et qui aurait besoin d'être approfondi, retravaillé, corrigé.
Mon ambition n'est pas de prétendre tout savoir
mais au contraire de montrer toute l'étendue de notre ignorance et
mettre en question le savoir, fragiliser nos certitudes et l'évidence
de l'idéologie dominante du moment. S'il faut se servir de la science
ce n'est pas pour construire de nouveaux dogmes, de nouvelles dominations.
La science d'aujourd'hui, confrontée à ses limites, est la
meilleure critique de ses anciens dogmes, du scientisme et du réductionnisme. Il faut se
servir de la science en train de se faire pour défaire nos préjugés
les plus ancrés et miner les autorités usurpées, sans
tomber dans un scepticisme de façade ou dans le relativisme des vainqueurs
mais revenir aux réalités pratiques dans leur vécu effectif.
Les concepts d'information et de vie nous engagent à l'action, ne
pas nous laisser faire, réagir. Les sciences et les techniques nous
permettent de savoir ce qu'on peut faire à notre époque, quelle
est notre puissance réelle et quels sont nos outils, l'état
du monde et les conséquences de nos actes. Reste à le faire
savoir, organiser la communication même si ce n'est pas une question
de nombre.
La transversalité est très difficile et risquée
nous écrasant de tout ce qu'on ignore, toujours exposés à
dire des bêtises, voire à délirer, jamais assuré
qu'une apparente résolution ne soit pas qu'imaginaire et sans rapport
avec une connaissance effective. C'est pourtant une ignorance que nous partageons
tous, même les plus savants, donnée politique de base. Cette
créativité incertaine sera sans doute de plus en plus valorisée
et nécessaire dans une société du savoir et de la communication.
La création n'est pas naturelle et demande beaucoup de travail et
d'échecs. Elle reste exceptionnelle. Il y a beaucoup de perte. Il
faut s'y résoudre même si on se heurte à la capacité
d'attention et d'absorption de chacun, à la masse des informations,
au bruit qui nous submerge. Il faut sans doute se limiter à de petits
groupes de travail pour permettre un délire contrôlé
mais il faut aussi des médiateurs, une diffusion, pour partager ces
recherches dans leur dimension politique et les mettre en réseau,
organiser leur critique et leur sélection. Rien de plus difficile,
les moyens manquent et sont à conquérir.
Les certitudes les plus simplistes auront toujours plus de succès
qu'une fragile inquiétude et de longues études, mais seule la vérité est
révolutionnaire. "La vérité ici ne peut
s’imposer qu’en devenant force pratique. Elle manifeste seulement qu’elle
est vérité en ceci qu’elle n’a besoin que des moindres forces
pratiques pour mettre en déroute de bien plus grandes." (Debord VS-38)
La démocratie d'opinion n'a pas d'avenir, seule une démocratie
cognitive peut construire un monde durable, permettre la réappropriation
de nos vies et nous rendre notre liberté avec notre responsabilité
de citoyen, "principe des futurs". Il faut encore trouver la manière
et l'occasion, "le lieu et la formule".