L'improbable miracle d'exister
- Le miracle permanent
Il y a déjà longtemps que la théorie quantique et les lois du chaos (
Prigogine) ont introduit l'indéterminisme
dans la physique. Cela n'en constitue
pas moins une anomalie dans une conception entièrement déterministe
du monde. La liberté semble impossible dans ce monde de la science,
tout comme dans le monde divin d'ailleurs. Lorsque la causalité règne,
la fin est donnée en même temps que l'origine, et lorsque la finalité est
toute puissante rien ne fait obstacle à sa réalisation, le temps n'existe pas. Les
théories de l'histoire semblent ainsi contradictoires sous ces formes
désincarnées. Bergson a montré pourtant que nous n'appartenons
ni au monde prévisible de la science, ni au monde arbitraire des dieux. Notre monde, le monde de
la vie, c'est celui de la
durée c'est-à-dire d'un temps
incertain livré à la surprise et à l'attente, monde
d'événements, d'imprévus, d'essais et d'erreurs dont
nous essayons de tirer enseignement. Ce que je voudrais montrer, c'est que,
loin que ce soit du à un défaut de la science, il n'y a pas
d'autre monde pensable qu'improbable, contingent, impossible même. L'existence
est un miracle sauvé du néant, la liberté et l'indétermination
sont une donnée plus originaire de notre temporalité que le
déterminisme des lois physiques, biologiques ou sociales.
Basarab Nicolescu définit le miracle de façon
suggestive comme l'intervention d'un niveau dans un autre niveau. C'est aussi
la définition du stress et des catastrophes mais il n'y aurait
ni stress, ni catastrophe, s'il n'y avait d'abord le miracle d'exister (y
aurait-il une théorie des miracles, sorte de théorie de la gouvernance,
comme il y a une théorie des catastrophes?). Il y a donc à
la fois miracles et catastrophes, aubaines et injustices plutôt que
l'application morne de la Loi. C'est ce qui fait le caractère d'indétermination
de notre monde. Mieux, c'est à mesure même que les lois du monde
sont incertaines qu'elles nous concernent et nous préoccupent. Seules
nous intéressent les questions qui nous résistent. Si on ne
connaissait pas l'injustice, on ne se soucierait pas de justice, comme le
disait déjà Héraclite. Le ratage est premier : c'est
le péché originel, il n'y a pas d'harmonie préalable.
Non seulement nous sommes dans un univers de lois imparfaites, d'une indétermination
relative, mais il ne peut y en avoir d'autre parce que, comme nous le verrons,
l'improbabilité c'est non seulement la durée mais c'est aussi
l'information, la matière, la vie et la liberté. Nous vivons
dans un monde imparfait, miraculeux et catastrophique à la fois,
qui dépend largement de nous, de notre action.
- La singularité physique
On ne peut pas dire que les physiciens rendent compte
de l'existence du monde que leurs expériences supposent toujours comme
point de départ. A l'origine du big bang, on nous parle d'une singularité ou d'une instabilité, ce
qui veut dire simplement que ça ne devrait pas exister. Le monde commence
par une anomalie inexplicable qui est déjà celle de l'être.
Ensuite il semble que le déterminisme retrouve ses droits, permettant
de remonter aux premières secondes de l'univers. Sauf que ces lois
prévoyant la création d'autant d'anti-matière que de
matière, encore une fois rien ne devrait exister. Il faut que l'instabilité
originelle se répercute en léger déséquilibre
en faveur de la matière pour qu'il y ait quelque chose plutôt
que rien. Bien sûr la physique peut enregistrer cette création
de matière, l'intégrer dans ses équations, elle ne l'aura
en aucun cas justifiée. De même ces équations dessineront
à partir de là un univers homogène alors que, s'il y
a une histoire de l'univers c'est que de très légères
différences de densité vont s'accentuer sous l'effet de la
gravitation. Voilà encore ce que les calculs ne peuvent expliquer vraiment,
encore moins prévoir, sinon réintroduire dans leur formule
le fait d'une différenciation, d'une brisure de symétrie. A
chaque fois, il faut reproduire le geste de création du monde, de son évolution, de
ses composants qui ne sont pas déduits mais
mesurés et réajustés. Là où, pour les équations, il ne devrait
y avoir rien, nous devons constater qu'il y a quelque chose, impossible mais
bien réel et pris désormais dans des lois implacables.
Derrière l'illusion d'un déterminisme
total, la physique se constitue donc par intégration de niveaux d'indéterminations
constatées empiriquement. C'est l'acquis des théories du Chaos,
il me semble (temps de Lyapounov au-delà duquel on change d'échelle,
les divergences deviennent exponentielles, "sensibles aux conditions initiales").
En tout cas, on peut dire que le résultat est là, malgré
le déterminisme des lois physiques, l'univers est un milieu d'indétermination,
de différenciations et de changements (cycliques, continus, exceptionnels),
ce n'est pas un univers d'équations, ce n'est pas un univers homogène
où il ne se passe rien. Au contraire, toutes sortes de combinaisons
se produisent introduisant un plus haut niveau d'indétermination au fur et à mesure.
Toute existence semble se glisser entre les mailles des lois physiques, les
transitions entre niveaux d'organisation, leurs marges. On peut dire que
l'indétermination initiale s'est transmise au niveau phénoménal
mais il faut souligner, qu'à chaque fois, c'est le caractère
improbable de l'être qui le constitue en phénomène, en
objet pour la physique qui en cherche les lois. Ce n'est jamais le déterminisme
ou le calcul qui peuvent fonder une existence quelconque, mais l'événement
dans sa singularité aussi singulière que la naissance du monde.
Toute existence fait exception, présence étonnée
d'une absence. C'est ce qu'on peut faire dire à la formule de Thomas
d'Aquin "Dieu est l'acte même d'exister", chaque existence est un miracle,
le monde est en perpétuelle création, mais un tel Dieu se réduit
aux caprices du hasard, il ne porte aucune intention et n'est pas de ceux
qu'on peut prier ou fléchir.
Le hasard et l'indétermination, l'imprévisibilité
de l'univers font partie intégrante de la physique, pas seulement
dans les constantes de l'univers mais dans tout ce qui donne durée
à ses phénomènes. Il ne s'agit en aucun cas de mettre
en doute l'universalité des lois de la physique mais de constater
qu'elles sont la conséquence d'un "défaut dans l'être",
comme on peut qualifier la matière de façon assez gnostique. L'indétermination est première.
J'ai même tenté l'hypothèse que les fermions (électrons, quarks), qui forment
la matière, ne sont qu'un défaut de transmission de l'énergie, son inertie,
l'ombre de la lumière (ce qu'exprime littéralement la formule E=mC2). La matière ne serait qu'impair, ratage, singularité, instabilité. On n'explique
jamais son existence elle-même,
seulement ses causes à rebours et ses conséquences rigoureuses.
On ne déduit pas l'existence des planètes, on constate leur
présence. C'est d'ailleurs ce qui fait le caractère expérimental
de la physique. Aristote disait déjà qu'il serait bien ridicule
de vouloir prouver la nature dont nous provenons, mais à la prendre
pour un fait préalable avec notre présence de sujet connaissant
(principe anthropique), il faut admettre qu'il y a beaucoup de faits indéductibles
que nous devons prendre en compte à tous les niveaux et qui forment
presque autant de disciplines séparées. Le monde matériel
est vraiment façonné par des quasi-hasards en une exubérance
de formes, condition de sa diversification et de la vie.
- Qu'est-ce que la vie
La vie ne serait ainsi que l'effet en retour de l'improbabilité
du monde, miracle qui répond au miracle. Effet de l'indétermination
créé par l'univers physique et qui, devenu affect d'un corps,
suscite des stratégies d'adaptations et d'apprentissage se modelant
sur les fluctuations matérielles et les flux d'énergie, prolongation des structures dissipatives. En
tout cas, c'est un fait, la vie est une forme qui se conserve, se renforce,
se reproduit contre l'entropie "naturelle" en s'adaptant au milieu, faisant
face à l'imprévu avec une grande part d'indétermination constituant son dynamisme même, sa générosité.
Il faut souvent des milliers d'oeufs pour avoir quelques poissons ou quelques
tortues qui arrivent à l'âge adulte. Si tout était tout
le temps pareil, rien ne bougerait, il n'y aurait pas de vie. S'il n'y
avait aucune loi, rien ne pourrait durer. La vie produit un foisonnement
de formes qui durent dans un monde qui possède une certaine stabilité
mais qui est aussi habité d'indéterminations et de mouvements, de hasards
que la vie ne fait que multiplier. La vie est la durée comme telle, affrontant un avenir imprévisible.
La vie est un phénomène complexe tellement improbable,
la cellule échappant à tout réductionnisme, qu'on sait
bien qu'il n'y a pas de génération spontanée : la vie
est toujours produite par la vie. Il faut y insister pourtant, ce n'est
pas la vie qui introduit l'indétermination de l'être, elle se
construit plutôt dessus (ou tout contre), identité qui se reproduit dans le changement, ce qui constitue sa durée. Cette durée de la vie
s'installe dans une temporalité déjà constituée
par une évolution planétaire chaotique, le miracle de la vie
répond au miracle de la Terre, son destin singulier. L'histoire de la vie est l'histoire de
la planète avec ses cataclysmes, ses bouleversements climatiques, ses
marées, les cycles lunaires et les cycles des saisons. L'improbabilité
de la vie est une réponse à l'improbabilité du monde
physique, une tentative d'y répondre au moins et dont la persistance
signe une réussite certaine. Le miracle de la vie a résisté
jusqu'ici à toutes les catastrophes. Ce qu'il faut comprendre c'est
qu'on passe de la dérive des lois physiques, leur indétermination
réelle (et non pas formelle) à un processus vital qui se confronte
à cette indétermination pour tenter de s'y soustraire en se multipliant et en essayant de maintenir,
face aux aléas de la vie, une homéostasie intérieure
(homéostasie relative car un dynamisme doit être préservé)
par régulation, plasticité et prévoyance impliquant
les différentes façons de se maintenir identique dans le changement. La vie est la
nostalgie de l'unité déchirée par la contingence de
l'être.
La vie prend l'indétermination à revers,
si l'on peut dire, par ce qu'on appelle l'adaptation qui tente d'y répondre,
réduire l'indétermination en ne se laissant pas faire, réagir
plutôt que subir. Toutes les stratégies d'adaptations ne sont
pas viables, mais la vie ne sera jamais la mort inerte. Il n'y a pas de vie
passive, sans pour-soi, sans activité,
sans dynamisme, sans une sorte de liberté même. Toute vie s'inscrivant
dans un cycle plus large, comme la plante de la graine à la fleur
et au fruit, c'est la stratégie globale qui compte. Ce processus sous-jacent
devient avec le passage à l'animalité une finalité plus
explicite puisqu'on peut dire, qu'au moins lorsqu'il y a proie, la vie est
ce qui pose un objectif pour l'atteindre (désir, exploration, apprentissage).
Pour faire face à l'indétermination,
aux hasards des changements d'environnement, la vie se caractérise
d'abord par la sensibilité c'est-à-dire par une présence/absence
qui fait sens interne, rapport à l'extérieur, sa variabilité, dont la contrepartie
est un sentiment du propre et du non-propre, constituant l'irritation. Sans
la reproduction, la régénération (et la sexualité),
la vie ne durerait pas longtemps. Ainsi, la vie ne se comprend qu'à
être tournée vers un extérieur (sensibilité, irritation, reproduction), qui n'est pas toujours
pareil. La vie est attentive à des événements
imprévus, temporalité vécue dans son indétermination,
sa durée éphémère.
Pour Hegel sensibilité, irritation et reproduction
ont bien pour caractère de se prendre soi-même comme fin. Pour
qu'il y ait vie, il faut que l'unité vitale se fasse désir,
ce qui ne va pas sans réflexion. "La réflexion dans l'action
ou dans la réaction et l'action ou la réaction dans la réflexion
sont justement ce dont l'unité constitue l'organique". C'est, par avance, l'unité de la conscience de soi, déjà présente primitivement dans le feed back, la
rétroaction comme premier niveau de "réflexion" et donc
de finalité et de conscience. Bien sûr, il y aura d'autres
stades à franchir avant que cela se manifeste vraiment comme tel.
Il n'empêche qu'il n'y a pas de vie sans finalité ni forme
de conscience, au moins dans toute forme de prédation (sélective)
où le manque se projette en désir, en exploration, en recherche
orientée. Il ne devrait pas être si difficile d'admettre l'émergence
de la finalité comme propriété de la vie. La finalité
a une cause, un affect, mais elle introduit un autre ordre de causalité,
subjective, l'action des idées, de la mémoire dont la cybernétique
et la théorie des systèmes sont la formalisation.
Le problème des finalités, c'est plutôt qu'il y en a plusieurs ! L'unité
de la vie fait problème, divisée en vie universelle du genre
ou de l'espèce et vie universelle comme singulier ou individu universel,
marqué par la différence et la finitude, dans une temporalité
et un apprentissage spécifique. Cette individuation de la vie est
inséparable de l'imprévisibilité de l'avenir qui fait
de chacun le veilleur de l'humanité, mais nous divise entre pour-soi et pour-nous.
La question n'est pas de savoir si on est déterminé
par mille choses, ce qui est évident, mais qu'un effet biologique
autant qu'émotionnel, un affect, engendre des causes finales, rebondit
en tentatives de revenir à l'équilibre qui enclenchent une
série de conséquences, de stratégies apprises, effet
d'une liberté tâtonnante. Réponse à l'indétermination,
la vie est créatrice d'indéterminations bien supérieures
encore, ce qui ne veut pas dire sans causes ou arbitraires. Malgré
tous les déterminismes, la vie consiste dans une finalité
particulière opposée au monde des causes, sujet opposé
à l'objet, prédateur à sa proie dans une lutte indécise.
On vit dans un monde d'événements, une durée limitée,
l'incertitude de l'avenir et de notre fin. C'est à cela que la vie
doit faire face par un apprentissage qui dépend de chacun, et donc
aussi la signification que prend l'expérience commune.
- Information et improbabilité
Pour
Rossi
"
la vie est une qualité de la matière qui surgit du contenu
informationnel inhérent à l'improbabilité de la forme". C'est une autre façon de définir la vie comme apprentissage
de l'imprévisibilité, réactions conditionnelles (sortes
de transistors chimiques) mais en introduisant le concept d'information
c'est une nouvelle radicalisation de l'importance donnée à
l'improbable. En effet, nous avons vu qu'il n'y a pas d'univers sans indéterminations
et que le miracle de la vie répondait à l'improbabilité
du monde, mais le concept d'information se réduit à cette
improbabilité
même. Physiquement, ce qui fait une information (un bit) c'est une
"redondance improbable" qui permet d'identifier un signal, le détacher
du bruit de fond. Sémantiquement surtout, ce qui fait la valeur d'une
information c'est son caractère improbable, exceptionnel, capable
de causer un changement de comportement et non pas un caractère répétitif
et monotone. D'ailleurs au niveau du cerveau, les signaux répétitifs
sont en général ignorés. L'information c'est l'écart
par rapport aux habitudes, c'est la nouveauté, l'exception et non
la règle. Ce n'est pas seulement pour les médias que l'information
c'est la singularité, l'événement, les catastrophes, et non
pas les trains qui arrivent à l'heure. L'objet de la théorie
de l'information ou de l'informatique, c'est l'erreur, le bug, l'imprévu.
Le caractère d'exception de l'information rend simplement explicite
le caractère d'exception de toute existence au-delà de la matière et de l'énergie.
Ce qui définit l'information c'est de réduire
l'incertitude, ce qui suppose une incertitude préalable et généralisée.
Dans un monde déterministe, il n'y a pas d'information ni de vie,
ni d'histoire, seulement des processus continus se poursuivant à
l'infini. Il n'y a pas d'information dans un monde lisse, de lois implacables
sur lesquels nous n'aurions pas de prise. L'information s'oppose à
l'entropie comme un système ouvert s'oppose à un système
fermé, l'organisation active à la désorganisation subie. L'information
sur l'état du monde se mesure à ce que peut en faire le destinataire
pour sauver sa peau, passer entre les gouttes, s'adapter ou résister.
L'information s'adresse à une liberté, c'est-à-dire
à une réaction
imprévisible car ne pouvant répondre à la nouveauté
qu'en appliquant des analogies apprises, et qui sont donc changeantes selon
les individus et leur histoire. Certes, ce n'est pas une version glorieuse
de la liberté que ce tâtonnement à l'aveuglette qui
n'a rien de la parcelle de puissance divine, constituant ce que Herbert
Simon appelle plutôt une "rationalité limitée" (ni pur
calcul ni caprice) mais l'apprentissage est difficilement réductible
à un quelconque déterminisme, cette durée vécue
n'a rien du temps insensible et froid de la physique. Pas d'existence, pas
de matière, pas de vie, pas d'information sans cette création
d'improbables miracles, d'oscillateurs chaotiques, de bifurcations, de centres
de décisions et d'apprentissage. De même que l'analogie nous
aide et nous trompe à la fois, de même, nous n'aurions pu vivre
dans un monde qui ne soit d'un déterminisme imparfait et donc inquiétant.
L'information est l'autre face de notre fragilité, notre dépendance
d'un réel extérieur qui nous échappe et qu'on essaie
de comprendre et d'apprivoiser. L'information, c'est tout ce qu'on ne sait
pas de l'existence, tout ce qui nous étonne, nous menace ou nous
sauve, c'est l'énigme du monde.
- Donner sens
Comme l'intervention de notre liberté est gagnée
sur notre ignorance du monde ou son caractère imprévisible,
comme on voudra, le sens est gagné sur le non-sens du monde, finalités
humaines opposées aux causalités des choses. Le sens des mots s'oppose à l'indétermination
du monde pour le comprendre, le domestiquer et l'orienter,
négativité active de la vie. Causalité et finalité
sont les deux faces de l'objet et du sujet, du réel et de la vie comme
introjection et projection. Le sens ne peut donc être objectif, déterministe,
extérieur alors qu'il est conquête de la liberté et du savoir sur l'improbabilité
de l'être, il ne peut s'imposer, cela ne veut pas dire que ce pourrait
être n'importe quoi. Le sens est une forme de résistance à
l'information, de persistance dans l'être, de mémoire, d'apprentissage, d'intégration des
événements qui nous surprennent. Construction improbable et
pourtant essentielle d'un univers culturel, d'un langage commun.
La notion d'instinct s'identifie à la fonction
vitale, le savoir impliqué par notre survie, mais n'explique absolument
rien, pure constatation extérieure. En introduisant la nécessité
de l'étayage de la pulsion, Freud aborde le côté
subjectif des réponses instinctuelles vitales et leur décalage
plus ou moins grand avec leur utilité reproductrice qu'elles ne visent
pas directement. Il ne suffit pas de vivre ni même de jouir, il faut
faire sens avec le jouis, y mettre les formes (symboliques). Le désir
qui permet d'internaliser la finalité vitale et reproductrice, de
l'assumer, a une fonction de leurre par rapport à la causalité
biologique. Cela n'empêche pas que le monde du sens dès lors
qu'il émerge a une dignité ontologique qui n'est pas inférieure
à celle de la vie et de ses lois, pas plus que la vie serait moins
digne d'attention que les lois physiques immuables dont elle est dépendante.
Pour être entièrement subjectif, le monde du sens n'en est pas
moins entièrement objectif aussi, bien qu'il soit plus encore le règne
de l'exception et de l'impossible.
Que le niveau individuel soit un niveau essentiel,
pour nous, ne peut supprimer l'évidence qu'il n'y a pas de corps solitaire,
encore moins d'être parlant isolé des autres. L'opérateur
de socialisation ne fait pas mystère, on n'a même pas
à se demander ce qui pourrait nous attacher aux autres, impossible
de s'en détacher, pris dans le langage, le sens commun, la mode du
moment, jusqu'à notre désir comme désir de reconnaissance,
dépendance insistante du niveau supérieur, du sens commun.
"Penser est le commun" (Héraclite). Ce qui n'empêche pas, bien
au contraire, que nous devons nous singulariser par des insignes, des attitudes,
des apprentissages spécifiques à chacun. De Rimbaud à
Lacan, la question de l'Autre a été enfin réglée
comme nous constituant de part en part, même et surtout dans nos rivalités,
notre narcissisme, un amour qui n'est pas aussi propre qu'on le dit ! L'humanité
chevauche l'animalité par le langage qui l'universalise, ouvre l'individu
au commun, à la mémoire collective, au flux ininterrompu d'informations,
à "un autre monde", celui de la culture qui s'oppose à la nature,
du symbolique qui n'est pas réel, monde virtuel, inconsistant sans
existence sensible, ce qui ne l'empêche pas de peser de tout son poids.
Notre existence dans ce monde du sens n'est pas donnée,
ni la reconnaissance. Le "sens de l'existence" n'est encore une fois qu'un
improbable miracle, l'intervention d'une liberté, de l'au-delà,
de finalités humaines opposées au non-sens des causes comme
aux incertitudes de l'avenir, point de résistance au monde tel qu'il
va. Toute individuation est dans cette activité, cette exception à
la passivité ou à la norme. Il ne suffit pas de suivre pour
exister. Le dynamisme de la vie c'est "construire un rêve qui résiste aux assauts du dehors comme
à ceux du dedans. Chacun le fait puisqu'il persiste à vivre" dit merveilleusement François Favre, et, citant une alpiniste, "si j'ai de quoi être fier, c'est du choix
de mes rêves, pas de leur réalisation" car il ne s'agit alors que d'un travail qui a toutes les chances de réussir
s'il est mené résolument. Nous sommes responsables de nos
finalités, de nos désirs, de la dignité de notre existence,
sens revendiqué contre le néant qui nous entoure.
Pris dans l'individualisme comme idéologie collective,
on s'imagine encore la mort comme apothéose héroïque et
la vie comme un récit romanesque. Réaliser son désir, ce serait
le réaliser à la fin, faire coïncider la finalité
et l'être, finir en beauté (pourquoi pas en se faisant exploser),
être justifié de sa vie, avoir rempli son rôle, avoir
été responsable et voir s'ouvrir les portes du paradis. Mais
le désir ne se réalise jamais, il ne trouve de satisfaction
que momentanée et partielle. Le salut n'est pas individuel et il y
aura toujours des problèmes à résoudre. Le but final
n'est pas dans un avenir lointain, une société idéale,
une gloire éternelle. Il s'agit toujours de risquer sa vie pour relever
l'humanité de sa chute, de son désastre actuel, par notre attitude,
notre lutte constante, notre constante vigilance. Le miracle doit être
à chaque fois renouvelé qui ne deviendra jamais l'ordre des
choses même s'il a marqué nos mémoires et engage l'avenir.
Pour donner un sens à notre vie, il faut se donner le temps lui-même,
s'inscrire dans une histoire
collective, une succession de miracles sans doute mais bien plus encore de massacres, un long apprentissage
de l'inconnu. Il ne peut s'agir de progressisme passif mais seulement d'une
opposition active au cours des choses, à leur dérive. Le but
est déjà présent dans le rapport actuel à la
totalité du monde et de l'histoire, à la signification qu'on
y porte, l'affirmation de notre souveraineté pour le temps
qu'il nous reste, garder la flamme d'une exception qui dure et ravive la
mémoire des miracles passés.
Il n'y a pas d'apothéose de la vie, de but qu'il faudrait atteindre
à la fin. Il n'y a pas de désir réalisé sur lequel il n'y
aurait plus qu'à se reposer. La durée reste improbable, imprévisible,
le sens exceptionnel. Temps qu'il reste à vivre. La vie est toujours
devant soi. La vie continue, miracle permanent malgré la cruauté
des temps, malgré tout, de ce qui pourrait ne pas être et auquel
nous donnons encore une chance devant l'éternité.
- Politique et liberté
Ce n'est donc ni une caractéristique de la politique
ou des sciences sociales, ni une caractéristique de notre temps, de
vivre dans un monde incertain où notre intervention est décisive.
En tout cas, si les miracles de la politique, pour être trop rares,
ne sont pas plus étonnants que ceux de l'amour, chacun sait qu'ils
ne se feront pas sans nous. Il n'y a aucun sens de l'histoire sans notre action
décidée, notre révolte, notre résistance aux
dérives spontanées, notre inventivité, notre lutte contre
les évolutions qui nous menacent. C'est pourquoi les théories
de l'histoire ne sont pas absurdes (l'avenir n'est que partiellement déterminé
par un passé qui nous engage) et qu'on peut dire notre liberté réellement effective,
bien que limitée à faire ce qu'il faudrait, agir au bon moment,
aider au meilleur, éviter le pire. Comme individualité dans
une aventure commune, notre rôle peut être crucial et faire basculer
le monde, transformer nos défaites en victoires, nos faiblesses en
forces. L'avenir n'est pas écrit et dépend de nous. Certes,
nous ne pouvons pas choisir notre position ni notre passé, ni même
inventer ce qu'il faut faire, et qu'il faut apprendre. Nous ne pouvons qu'empêcher
que ne meure tout-à-fait la flamme de l'esprit et de la liberté,
de la générosité de la vie et de son intelligence, pour
la transmettre à un avenir tout aussi improbable et fragile.
La liberté c'est l'homme même, c'est la parole donnée
et c'est la vie. Liberté trop contraignante sans doute, qui ne se
prouve qu'en acte. L'homme est impossible, trop invraisemblable, déterminé
par ses intérêts, ses instincts, sa logique... Il ne surgira
pas du sommeil ou de nos complaisances, mais soudain, de la résistance
de celui qui se dresse et dénonce. Parfois, le miracle se produit de
l'indignation partagée qui nous voit de nouveau tous dans les rues
à battre tambour pour la République. Peuple surgit de nulle
part et qui retourne à son absence ne laissant derrière lui
qu'un mirage qui continuera d'entretenir nos souvenirs et nos rêves, peuple qui manque trop souvent.
L'indétermination du monde nous menace toujours pourtant.
Nous scrutons le ciel comme les marins la mer pour en éviter les écueils
à venir, autant que nous pouvons. Ne ferons nous rien contre d'autres menaces,
qu'on pourrait penser plus simples à résoudre puisque nous
les produisons nous-mêmes : catastrophes climatiques et nucléaires,
violences et misères, folies boursières ou politiques. C'est
l'autre face du miracle de la liberté et de l'ignorance qui se retournent
en désastres et en terreurs. Le principe de précaution
consiste donc à nous appliquer collectivement les principes de notre
survie individuelle, puisque vivre c'est être responsable de son ignorance,
se confronter à l'inconnu, explorer son environnement, évaluer
les possibles. Devenir responsables de ce que nous faisons c'est accéder
à une liberté réflexive au niveau collectif, sans laquelle
il n'y a pas de liberté individuelle effective, de possibilité
de choisir son avenir. On sait à quel point c'est improbable, ce n'est
pas une raison, on l'a vu, pour y renoncer et sauver ce qui peut l'être.
La politique en tant que mobilisation collective a
une fonction vitale, écologique, cognitive. La collectivité
est un rempart contre la menace extérieure en même temps qu'unité
de représentation, langage partagé. Cette dimension cognitive
de la politique dans la construction de l'avenir, implique désormais
un rapport transversal aux sciences qui est déjà épistémologie
et philosophie, soupçon sur le savoir, reconnaissance de la part
d'ignorance et d'idéologie qu'il garde en son coeur mais aussi de
la fragilité du monde. Tout savoir étant construit socialement,
pris dans le paradigme de l'époque, il y a une question sociale de
la science qui doit être discutée publiquement et faire l'objet
d'un débat politique, d'une contre-expertise. La nécessaire
construction d'une démocratie cognitive exige à la fois d'apporter
à la démocratie le savoir disponible, son effectivité,
et de débattre démocratiquement (donc philosophiquement) des
objectifs des techno-sciences et de leur signification humaine.
On est
là encore dans le domaine de l'impossible, et donc d'une existence
qui insiste. Il faudrait abandonner en effet la passion de l'ignorance, du refoulement, du nihilisme, du scepticisme, du relativisme qui voudraient
nous faire croire comme vérité qu'on ne sait rien du tout, même
ce qui crève les yeux ! que la misère n'est pas la misère,
que le capitalisme n'y est pour rien ni dans la dégradation du climat
! Au contraire, nous avons besoin d'une "docte ignorance" toute de prudence
et de précaution, ne renonçant pas à savoir concrètement
ce qui se passe, interrogeant les sciences, mais découvrant toujours
plus l'étendue de son ignorance à mesure même qu'elle
progresse dans la compréhension concrète et détaillée
de la situation, plages d'inconnu qui se découvrent entre les connaissances
établies, contrées inexplorées, possibilités
insoupçonnées qui nous attendent encore.
Nous n'avons
pas le choix, nous sommes libres et nous avons les yeux ouverts.
Il nous faut passer de l'histoire subie, avec son cortège de catastrophes,
à l'histoire conçue préservant l'avenir en faisant
face à l'indétermination du monde et aux conséquences
de notre industrie avec notre fragilité, notre improbable prétention
d'humanité, cause aussi de tant de ravages (ce serait un nouveau crime
de l'oublier). Nous devons apprendre à apprendre, prendre beaucoup
de précautions, mais rapidement face à ce qui n'est plus hélas
improbable des conséquences de notre mode de production et de notre
puissance déchaînée. Tout phénomène laissé
à lui-même va à sa perte selon les lois de l'entropie
universelle. C'est ce monde imparfait et fragile qui est dans nos mains et
auquel nous devons redonner sens, manifester notre liberté vivante en
le sauvant de sa destruction, le rendre plus durable pour continuer l'aventure humaine.
Nous devrons faire des miracles à hauteur des catastrophes annoncées.
Question d'humanité, question d'honneur, de coeur et de raison.
16/09/02
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