Le choix amoureux

Etudes sur l'amour, José Ortega y Gasset (1926), Rivages, 2004
On n'en a jamais fini avec l'amour. Après nous être intéressés à sa phénoménologie, sa sociologie et ses dimensions politiques, c'est la question du choix amoureux sur lequel nous allons nous pencher maintenant, sur la particularité de ce qui nous séduit et nous enchaîne à un autre singulier. Ce sera l'occasion, grâce à ce penseur hétérodoxe, de remuer quelques certitudes qu'on croyait bien établies, en premier lieu sur le fait que la liberté en amour ce serait le règne de l'indifférence, de l'éphémère et de l'illusion.

Pour Jean-Luc Marion le choix de l'amour semblait purement arbitraire, en tout cas hors de son champ d'exploration puisqu'il le prend comme point de départ. On a pu établir qu'il résultait la plupart du temps de signes d'approches mutuelles, d'une boucle de rétroaction positive jusqu'à l'emballement sexuel, mais cela ne dit rien sur ce qui a pu favoriser cette rencontre exceptionnelle. La thèse de Francesco Alberoni est séduisante qui fait d'une surcharge dépressive le signe annonciateur de l'amour, prêt à s'enflammer comme une insurrection pour bouleverser une situation insupportable, reconstituer une nouvelle communauté sur les ruines de l'ancienne. Il ne suffit pourtant pas que deux dépressifs ou révolutionnaires (ou deux exclus) se rencontrent pour tomber amoureux ! La surcharge dépressive favorise sans doute le coup de foudre mais elle ne semble pas absolument nécessaire, encore moins suffisante (ce serait trop beau).

C'est ici que José Ortega y Gasset rejoint la psychanalyse en faisant du choix amoureux un choix profond (p145) entre des caractères et des valeurs qui se complètent, un véritable choix de vie. On n'est donc plus dans le sentimentalisme, l'intensité de l'affect mais dans le sens qu'il porte même s'il est largement inconscient. Mieux, si l'amour est bien un choix résultant de l'accord profond des individualités, il devient impossible de le réduire à une illusion ou un mensonge complaisant, d'où la réfutation de la théorie de la cristallisation défendue par Stendhal (qui n'a connu que des amours imaginaires). L'auteur refuse tout idéalisme qui nous ferait vivre dans un monde illusoire mais s'il y a une réalité de l'amour, si on ne se trompe pas si souvent dans nos choix amoureux, alors la phase initiale de passion perd sa prépondérance au profit de sa véritable destination qui est la constitution d'un foyer voire la naissance de l'enfant. Ce n'est plus le bouleversement qui compte mais bien la fondation d'une nouvelle institution, hypothèse audacieuse de nos jours d'un amour vrai ("amour en soi, amour pur" 29) et de la réalité de l'amour, de sa durée effective.

Cela implique d'abord de distinguer l'amour (qui dure) du désir (qui s'éteint dès que satisfait), mais aussi de "l'état amoureux" initial, lui-même ramené à un état maladif, une sorte d'hébétude ou de frénésie, en tout cas une fixation hypnotique de l'attention, un rétrécissement, une "misère mentale" dont la fonction ne serait que de cimenter l'union future en faisant ressortir par contraste la richesse de la vie commune. Le coup de foudre ce serait ce qui permet de réaliser l'engagement du choix amoureux, mais ce qui ne vaut pas en lui-même.

La liberté de l'amour se situe dans le choix du partenaire plus que dans la transe sexuelle, même si cette liberté est très problématique, relative aux rencontres qu'on fait, en partie inconsciente et impérative, mais toujours revendiquée pourtant comme volontairement assumée, comme un amour libre. L'amour de l'autre ne se réduit pas à la jouissance du corps, ni à l'amour de l'amour alors que c'est le besoin de la présence de l'autre, dans sa différence et sa continuité, c'est l'envie de vivre ensemble. Il ne suffit pas de faire de grandes déclarations, ni de passer des moments exceptionnels, c'est bien dans notre vie quotidienne que nous voulons nous aimer et nous encourager, poursuivre nos échanges sans plus jamais se retrouver seuls au monde.

Seulement, pour durer, il semble bien qu'on soit obligé de faire descendre l'homme et la femme de leur piédestal afin de retrouver la quotidienneté de la vie commune. C'est ce qui les obligerait à rentrer dans la moyenne et l'ordinaire de la routine (il n'y a pas de héros pour son valet de chambre). On voit que la problématique est complètement inversée par rapport aux thèses d'Alberoni. Ce n'est pas la révolution qui compte, les grandes mises en scène, les hauts faits de l'amour mais la vie quotidienne post-révolutionnaire, le projet collectif, la construction de l'avenir. Bien qu'on soit ici dans le cadre d'une stricte monogamie, on est loin d'un amour passionnel et fusionnel qui serait incompatible avec un travail ou les soucis du foyer. Cette vision contractuelle et conventionnelle de l'amour, très proche de la conception chrétienne du mariage, est sans doute un peu trop exclusivement masculine en plus de n'avoir rien de véritablement enthousiasmant, cela ne l'empêche pas de séduire encore une grande majorité d'hommes et de femmes.

Il faut souligner la proximité avec la psychanalyse dans la thèse de l'amour comme choix inconscient, accord entre inconscients, c'est-à-dire comme symptôme qui permet de faire marcher le couple, d'en répartir les rôles, soutenant le narcissisme de chacun et fixant le sens de sa vie (dis-moi avec qui tu es, je te dirais qui tu es). On trouve d'autres échos à la théorie lacanienne avec ce qui relie amour, hypnose et mystique, ramenés ici à des pathologies de l'attention (de la libido). L'opposition avec la psychanalyse est par contre manifeste lorsque le philosophe refuse de constituer le ratage en principe ("Il n'y a pas de rapport sexuel") ou de réduire la réalité au fantasme. Cependant, si le choix inconscient pose effectivement problème, de se réduire à une simple pétition de principe, une justification de ce qui est ("ce qui est bon apparaît, ce qui apparaît est bon"), il faut bien constater que Lacan arrive à peu près au même résultat en faisant de la femme le symptôme de l'homme, en faisant de ce symptôme un lien névrotique, inconscient mais solide, "ce qui supplée au rapport sexuel qu'il n'y a pas". La différence est minime. On doit bien admettre cependant qu'il est tout de même préférable de ne pas en rajouter sur l'harmonie supposée entre les sexes ; on sait que la guerre domine, les combinaisons boiteuses, les mauvaises ententes. Comme dit Georg Simmel, on ne peut identifier "l'amour heureux" avec "l'amour partagé" : "Il existe un amour sans réponse qui fait notre bonheur et un amour partagé qui nous rend misérables" 247 (Philosophie de l'amour, Rivages). On est plus dans le bricolage (faire avec ce qu'on a) que dans une complémentarité parfaite, avec la question légitime de trouver mieux un jour peut-être. Il faut laisser tout ça de traviole même si cela n'empêche pas de vivre et de se reproduire, de se choisir, plus ou moins librement, de s'aimer longtemps parfois.

Mais, s'il y a véritable choix, qu'on suppose être la plupart du temps le bon, ce sont les amours multiples qui demandent une explication alors qu'ils sont la règle, pour les hommes au moins à cette époque. La raison en serait que nous évoluons, qu'il y a différents âges de la vie (Margaret Mead qui s'est mariée 3 fois disait qu'elle avait pris un amant pour ses jeunes années, un père pour ses enfants, puis un compagnon pour sa retraite). On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a tout de même d'autres éléments qui rentrent en jeu, que ce n'est pas si simple, ni facile.

Le mariage et la famille conjoignent, en dépit de leur structure très simple, une foule d'intérêts fort divers - érotiques ou économiques, religieux ou sociaux, intérêts de pouvoir ou de développement individuel - et par là ils montrent sur un exemple transparent, comment tous ces moments, dans leur combinaison et dans la prépondérance alternée de l'un ou de l'autre, agissent sur la vie des hommes ensemble. 35
Georg Simmel, Philosophie de l'amour (1895)

S'il semble bien que se fier aux atomes crochus inconscients c'est donner trop de force au surmoi face à de nouvelles passions qui s'éveillent au fil des rencontres et du temps qui passe, c'est un fait pourtant qu'il y a des symptômes très résistants, de très nombreux couples qui durent, et même quelques uns véritablement heureux. On ne peut balayer cette dimension bien réelle du choix amoureux, du choix de l'élu, d'un compagnon ou d'une compagne pour une tranche de vie au moins. On ne peut ignorer la liberté d'engagement et d'association, dans sa fragilité ou la nostalgie qui nous en reste, même s'il est très récent de laisser ce choix aux mariés (jusqu'alors l'amour résultait plutôt du mariage presque toujours imposé par les familles). Enfin, on ne peut en rester toujours aux commencements, même si le désir ne se repose jamais sur ses lauriers et ne renonce pas un instant à séduire le désir de l'autre, même si les malentendus, les rancoeurs et les déceptions s'accumulent jusqu'à exploser périodiquement, même si tout passe et tout lasse, notre esprit ayant toujours besoin de nouveauté.

C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder ; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions, dont il sent dans son coeur des sources si vives et si profondes.
Pascal, Discours sur les passions de l'amour

En tout cas, ce livre va nous permettre de dissiper les confusions entre amour, désir et passions, entre les inclinations du corps et les décisions de l'esprit, entre la folie du moment et les raisons de faire durer l'amour. "La jouissance de l'Autre, du corps de l'Autre qui le symbolise, n'est pas le signe de l'amour" nous avertit Lacan (dans Encore p11), parole d'homme, car "quand on aime, il ne s'agit pas de sexe" 27.


- Amour, amours, désirs (une passion active)

"Les amours" sont des histoires plus ou moins mouvementées qui se produisent entre hommes et femmes. On y voit intervenir des facteurs innombrables qui compliquent et embrouillent le processus de l'amour au point que, dans la plupart des cas, il y a de tout dans "les amours" sauf ce qui en toute rigueur mérite d'être appelé amour. 29

On aime l'amour et l'aimé n'est, en réalité, qu'un prétexte. 49

Le désir meurt automatiquement quand on obtient la possession ; il s'épuise en se satisfaisant. L'amour en revanche est un éternel insatisfait. le désir a un caractère passif et, en toute rigueur, ce que je désire quand je désire, c'est que l'objet vienne à moi. Je suis un centre de gravitation, où j'attends que les choses viennent tomber. Au contraire, dans l'amour tout est activité, comme nous le verrons. L'amour ne consiste pas en ce que l'objet vienne à moi ; c'est moi qui vais à l'objet et qui suis en lui. Dans l'acte amoureux, la personne sort d'elle-même. 32

L'acte amoureux ne commence qu'après l'excitation extérieure ; mieux, après cette incitation. L'amour surgit par l'ouverture qu'a pratiquée la flèche de l'objet - l'incitation - et se dirige activement vers cet objet : il chemine donc en sens inverse de l'incitation et de tout désir. Il va de l'amant à l'aimé - de moi à l'autre - selon une direction centrifuge. Ce caractère qui consiste à se trouver psychiquement en mouvement, en route vers un objet, cette démarche intime et continue de notre être vers l'être du prochain, est essentiel à l'amour et à la haine. 35 Etre en train d'aimer est ce mouvement constant d'émigration. 36

Selon Spinoza, l'amour serait la joie unie à la connaissance de son agent. Aimer quelque chose ou quelqu'un serait simplement être joyeux et être conscient en même temps que la joie nous vient de ce quelque chose ou de ce quelqu'un. A nouveau, nous trouvons ici l'amour confondu avec ses conséquences possibles. Qui doute que l'amant puisse recevoir de la joie de l'aimé ? Mais il est tout aussi certain que l'amour est parfois triste comme la mort, un tourment souverain et mortel. Mieux encore, le véritable amour se perçoit mieux lui-même et, pour ainsi dire, se mesure et se calcule lui-même dans la douleur et la souffrance dont il est capable. 33

La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu'elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n'est pas simplement être dans un "état", c'est agir vers l'objet aimé. 68

L'amour se prolonge dans le temps : on n'aime pas selon une série d'instants subits, de points qui s'enflamment et s'éteignent comme l'étincelle de la magnéto, on aime l'aimé continûment [...] Ce n'est pas un coup unique, mais un courant. 36

Tout amour traverse des étapes, de température différente, et le langage usuel parle finement d'amours qui se refroidissent, l'amoureux se plaint de la tiédeur ou la froideur de l'aimée. 37

Il est bien connu que l'âme féminine est beaucoup plus unie que celle de l'homme ; c'est-à-dire que dans l'âme féminine les éléments se trouvent moins séparés les uns des autres que chez l'homme. Ainsi la dissociation entre le plaisir sexuel et l'attachement ou la passion est-elle moins fréquente que chez l'homme. Chez la femme, le plaisir sexuel ne s'éveille pas sans la passion, aussi facilement que chez nous. 142


- Vérité ou mensonge de l'amour (la cristallisation)

Notez bien que la théorie de Stendhal, en résumé, qualifie l'amour de fiction constitutive. Ce n'est pas que l'amour soit parfois dans l'erreur, c'est qu'il est, par essence, une erreur. Nous tombons amoureux lorsque notre imagination projette sur une autre personne des perfections inexistantes. Un jour la fantasmagorie s'évanouit et avec elle meurt l'amour [...] La théorie de la "cristallisation" est idéaliste parce qu'elle fait de l'objet extérieur en direction duquel nous vivons une simple projection du sujet. 46

La théorie de la "cristallisation" répond bien plutôt à la préoccupation d'expliquer l'échec de l'amour, la désillusion des passions perdues ; elle explique en somme pourquoi l'on n'est plus amoureux et non pas pourquoi on tombe amoureux. 57

On explique le normal par l'anormal, le supérieur par l'inférieur. Il y a là une étrange obstination à montrer que l'Univers est un quiproquo absolu, une ineptie constitutive. 47

Aimer serait se tromper. J'ai longuement combattu cette théorie, qui a connu une fortune qu'elle ne méritait pas. [...] Il n'est pas vraisemblable qu'une activité normale de l'homme consiste en une erreur essentielle. L'amour se trompe quelquefois, comme les yeux se trompent et les oreilles. Mais, comme pour la perception, sa normalité consiste dans une réussite suffisante. 134

L'idée de Platon est la suivante : en tout amour réside chez l'amant un désir de s'unir à un autre être qui apparaît doué de quelque perfection. C'est donc un mouvement de notre âme vers quelque chose qui en un sens est excellent, meilleur, supérieur.  [...] Tomber amoureux, c'est se sentir immédiatement enchanté par quelque chose, et une chose ne peut enchanter que si elle est ou paraît être la perfection. Je ne veux pas dire que l'être aimé semble totalement parfait - c'est l'erreur de Stendhal. Il suffit qu'il y ait en lui quelque perfection, et, bien évidemment, perfection, dans l'horizon humain, signifie non pas ce qui est bien absolument, mais ce qui est mieux que le reste, ce qui surpasse le reste, dans un certain ordre de qualité ; en somme, l'excellence. C'est le premier point. Le second c'est que cette excellence incite à chercher l'union avec la personne qui la possède. 59

L'homme, bien loin de projeter des perfections préexistant dans son esprit là où elles n'existent pas, trouve soudain dans une femme des qualités d'une espèce jusque-là inconnue de lui. Remarquez qu'il s'agit précisément de qualités féminines. 65

- L'état amoureux (hypnotisé)

Il y a avant tout une erreur monumentale d'observation dans cette théorie. Elle suppose, semble-t-il, que l'état amoureux implique une suractivité de la conscience. La cristallisation stendhalienne semble indiquer un luxe de travail spirituel, un enrichissement et une accumulation. Or, il convient d'affirmer résolument que l'amour, qu'être amoureux, est un état de misère mentale où la vie de notre conscience se rétrécit, s'appauvrit et se paralyse. 66

En un sens large, nous appelons généralement amour "l'état amoureux", un état d'âme très complexe, où l'amour au sens strict joue un rôle secondaire. 70

Tout amour passe par la zone frénétique de "l'état amoureux" ; mais en revanche il existe des "états amoureux" que ne suit aucun amour authentique. Ne confondons pas ainsi la partie avec le tout. 106

Je crois que l'état amoureux est un phénomène de l'attention, un état anormal de l'attention qui se produit chez l'homme normal. 74

Il ne s'agit donc pas d'un enrichissement de notre vie mentale. Tout au contraire. Les choses qui nous occupaient auparavant sont progressivement éliminées. La conscience se rétrécit et ne contient plus qu'un seul objet. L'attention est paralysée : elle ne va plus d'une chose à une autre. Elle est fixe, rigide, prisonnière d'un seul être ("manie divine" disait Platon). L'amoureux, cependant, a l'impression que la vie de sa conscience est plus riche. En se réduisant, son monde se concentre davantage. 75

Oublions les gesticulations romantiques et reconnaissons dans "l'état amoureux" - je répète que je ne parle pas de l'amour stricto sensu - un état d'esprit inférieur, une espèce d'imbécillité transitoire. Sans l'ankylose de l'esprit, sans la réduction de notre monde habituel, nous ne pourrions pas tomber amoureux. 77

Quand nous sommes tombés dans cet état de rétrécissement mental, d'angine psychique qu'est l'état amoureux, nous sommes perdus. Dans les premiers jours, nous pouvons encore lutter; mais lorsque la disproportion entre l'attention prêtée à une femme et celle que nous concédons aux autres et au reste du cosmos passe une certaine mesure, il n'est plus en notre pouvoir d'arrêter le processus. L'attention est l'instrument suprême de la personnalité; c'est l'appareil qui règle notre vie mentale. Si elle est paralysée, elle ne nous laisse plus aucune liberté de mouvement. [...] En conséquence, l'état amoureux tout entier tend automatiquement à la frénésie. Abandonné à lui-même, il se multipliera jusqu'à la limite du possible. C'est ce que savent fort bien les "conquérants" des deux sexes. une fois que l'attention d'une femme se fixe sur un homme, il est très facile à ce dernier de remplir complètement sa préoccupation. Il suffit d'un simple jeu de va-et-vient, de sollicitude et de dédain, de présence et d'absence. Comme le dit si bien l'expression populaire "tourner la tête à quelqu'un". 78-79-80

La maîtresse de maison sait que sa servante est amoureuse quand elle commence à remarquer sa distraction. [...] Cette concentration sur sa propre intériorité donne à l'amoureux l'apparence d'un somnambule, d'un lunatique, d'un individu "ensorcelé". Et, en effet, l'état amoureux est un envoûtement. 83

Ce qui rend amoureux est toujours quelque "charme". [...] Quelles que soient cependant les relations de l'amour et de la magie, il existe, à mon avis, une ressemblance entre l'état amoureux et le mysticisme plus profonde que tout ce qu'on a observé jusqu'ici. 84 Le mysticisme est aussi un phénomène de l'attention. La première chose que nous propose la technique mystique est que nous fixions notre attention sur quelque chose. 87

Les délices de "l'état de grâce", où qu'il se présente, reposent en ce qu'on est hors du monde et hors de soi. C'est ce que signifie, littéralement, le mot "extase" : être hors de soi et du monde. 96 Ainsi l'usage, en mystique comme en amour, de l'image du rapt ou de l'enlèvement n'est-il pas non plus un hasard. 97 On trouve encore un reste de l'enlèvement originel dans le rituel du mariage romain : l'épouse n'entre pas dans la demeure conjugale sur ses propres pieds, l'époux la soulève pour qu'elle n'en foule pas le seuil. 98

Par ailleurs, j'ai toujours pressenti une proximité étrange entre l'hypnotisme et l'état amoureux.  [...] La raison de cette idée se trouve, à mes yeux, en ce que l'hypnotisme aussi me semble un phénomène de l'attention. 98

La femme amoureuse se désespère généralement de n'avoir jamais, lui semble-t-il, devant elle l'homme qu'elle aime dans sa totalité. Elle le trouve toujours un peu distrait comme si, en venant au rendez-vous, il avait laissé se disperser par le monde des provinces de son âme. Et, vice versa, l'homme sensible a plus d'une fois eu honte en se sentant incapable de se livrer radicalement, d'être totalement présent, comme la femme amoureuse. L'homme, pour cette raison, se sait toujours maladroit en amour et inapte à la perfection que la femme parvient à donner à ce sentiment.

En sorte qu'un même principe éclairerait la tendance de la femme au mysticisme, à l'hypnose et à l'état amoureux. 103


- Le choix de l'amour (la distinction)

Dire que l'homme est rationnel et libre me semble une expression bien proche de l'erreur. Parce que nous possédons en effet raison et liberté ; seulement, ces deux puissances ne forment qu'une minuscule pellicule enveloppant le volume de notre être, dont l'intérieur n'est ni rationnel ni libre. 113

A condition de l'entendre avec subtilité, on peut dire que tout individu qui tombe amoureux, tombe amoureux parce qu'il le veut. Tel est ce qui distingue l'état amoureux qui est en définitive, un phénomène normal, de l'obsession qui est un phénomène pathologique. 81

Le fond décisif de notre individualité n'est pas fait du tissu de nos opinions et de nos expériences vitales ; il ne consiste pas en notre tempérament, mais en quelque chose de plus subtil, de plus éthéré et qui est antérieur à tout cela. Nous sommes, avant tout autre chose, un système originel de préférences et de dédains. 107

Il y a des situations, des instants de la vie où, sans y prendre garde, l'être humain avoue de grandes portions de son intimité décisive, de ce qu'il est authentiquement. L'une de ces situations est l'amour. Dans le choix de l'aimée, l'homme révèle son fond secret ; la femme dans le choix de l'homme qu'elle aime, le type d'humanité que nous préférons dans l'autre être dessine le profil de notre coeur. 110 La carte sur laquelle on mise sa vie. 116

C'est une sottise d'affirmer que le véritable amour de l'homme pour la femme, et vice versa, n'a rien de sexuel, mais c'en est une autre de croire que l'amour est la sexualité. Parmi les nombreux traits qui les distinguent, il en est un de fondamental : l'instinct tend à élargir indéfiniment le nombre de ses objets qui le satisfont, alors que l'amour tend à l'exclusivité. [...] L'amour est donc choix, par son essence même. 118

Il vit sous la forme d'une confirmation incessante. (L'amour est monotone, insistant, absolument ennuyeux [...] quand vous n'aimez pas, l'amour qu'on a pour vous vous désespère, vous empoisonne par l'ennui excessif qu'il vous cause). 120

Aimer est quelque chose de plus grave et de plus significatif que se passionner pour les lignes d'un visage et la couleur d'une joue ; c'est se décider pour un certain type d'humanité qui s'annonce symboliquement dans les détails du visage, de la voix et du geste. [...] L'amour implique une adhésion intime à un certain type de vie humaine qui nous semble le meilleur et que nous trouvons préformé, suggéré dans un autre être. 122

L'idée qu'on a habituellement de "l'amour physique" est à mon avis caricatural. Il n'est pas facile, ni si fréquent de sentir une attraction exclusivement physique. 60

Il est faux, absolument faux, que nous voyons "seulement" un corps quand nous voyons devant nous une figure humaine. Comme si, ensuite, par un deuxième acte mental, postérieur, nous ajoutions magiquement, et on ne sait comment, à cet objet matériel un psychisme pris on ne sait où ! C'est tout le contraire qui se passe, nous ne pouvons qu'à grand-peine séparer et abstraire le corps de l'âme, à supposer que nous y parvenions. 139

Cette idée que dans l'amour il y a un choix - un choix beaucoup plus réel que tous ceux qu'on peut faire consciemment, délibérément - et que ce choix n'est pas libre, mais qu'il dépend du caractère radical du sujet, doit paraître évidemment inacceptable à ceux qui en sont restés à une interprétation psychologique de l'homme qui a tendance à exagérer l'intervention du hasard et des contingences mécaniques dans la vie humaine.  134-135

L'amour modèle le destin individuel. [...] L'amour unit les individus dans une coexistence si étroite et si générale qu'elle ne laisse entre eux aucune distance qui permette de percevoir la réforme que chacun produit sur l'autre. Surtout, l'influence de la femme est atmosphérique ; par là-même, elle est partout et invisible. Il n'y a pas moyen de la prévenir ni de l'éviter. 144


- Des amours successifs (évolutions divergentes)

L'homme a presque toujours des amours multiples. Comme nous nous référons aux formes totalement épanouies de ce sentiment, nous excluons la pluralité de coexistence et nous retenons uniquement la pluralité de succession. 123

Si l'on considère ce fait à partir de notre idée, il signifierait que l'être radical de l'homme avait changé d'une époque de sa vie à l'autre. 124

Je dirais que le caractère change si, par ce changement, on entend proprement une évolution. Et cette évolution, comme pour tout organisme, est provoquée et dirigée par des raisons internes, conaturelles à l'être même, innées comme son caractère. 125

La personnalité éprouve dans le cours de sa vie deux ou trois grandes transformations, qui sont comme des stades différents d'une même trajectoire morale. Tout en restant solidaires, et plus encore, radicalement homogènes eu égard à nos sentiments passés, nous remarquons un beau jour que nous sommes entrés dans une nouvelle étape ou une nouvelle modulation de notre caractère. 126

Dans la plupart des cas, il n'y a pas eu d'erreur : la personne qu'on a aimée est telle qu'elle était apparue dès le début, à ceci près que nous souffrons plus tard des conséquences de cette façon d'être ; voilà ce que nous appelons notre erreur. 137


- La vie commune (banalité du quotidien et génie solitaire)

La maison c'est essentiellement la continuité quotidienne, la série indéfinie des minutes identiques, l'air habituel dont les poumons obstinément s'emplissent et se vident. Cette ambiance domestique émane de la mère et enveloppe dès le début la génération des enfants. 147

Le souvent femme varie m'a toujours paru une ânerie hâtivement inventée par l'homme amoureux d'une femme qui se joue de lui. Quand on examine la femme à plus grande distance et d'un oeil calme, avec le regard du zoologiste, on est surpris de voir qu'elle tend au plus haut point à s'attarder dans le présent, à s'enraciner dans la routine, dans l'idée, dans la tâche où elle a été placée ; à faire, en somme, coutume de tout. La mésintelligence qui existe entre les sexes à ce sujet est émouvante : l'homme se dirige vers la femme comme une fête et une folie, comme vers une extase qui rompra la monotonie de l'existence, et il trouve presque toujours un être qui n'est heureux qu'occupé à des tâches quotidiennes, le raccommodage du linge blanc, ou la soirée au dancing. Il en est si bien ainsi que les ethnographes, et c'est une grande surprise assurément, nous apprennent que le travail fut inventé par la femme ; le travail, c'est-à-dire la tâche quotidienne et forcée, face à l'entreprise, à l'effort sportif discontinu et à l'aventure. Aussi est-ce la femme qui crée les métiers : c'est la première agricultrice, le premier moissonneur et le premier potier. 149-150

Disons-le crûment : les génies n'ont jamais intéressé la femme, si ce n'est per accidens, c'est-à-dire quand au génie de l'homme s'ajoutent des caractéristiques peu compatibles avec le génie. Ce qui est sûr c'est que les qualités qu'on estime généralement le plus chez l'homme pour les effets du progrès et de la grandeur humaine n'intéressent en rien la femme du point de vue érotique. Qui peut me dire en quoi il importe à une femme qu'un homme soit un grand mathématicien, un grand physicien, un grand politique ? [...] Le génie n'est pas un "homme intéressant" selon la femme et, vice versa, "l'homme intéressant" n'intéresse pas les hommes. 154-155

On a peine à remarquer l'abandon général, le manque de chaleur féminine dans la vie des pauvres grands hommes. On dirait que le génie donne la chair de poule à la femme. Les exceptions n'en soulignent que mieux la généralité du fait. 156

Un bon nombre d'erreurs dans la psychologie de l'amour viennent de la confusion entre les qualités qui "appellent l'attention" et qui, par conséquent, mettent en valeur l'individu, et les qualités tout autres qui proprement séduisent. La richesse, par exemple, n'est pas ce qu'on aime chez un homme ; mais l'homme riche se détache aux yeux de la femme par sa richesse. Or, un homme célèbre par ses talents a plus de chances de voir la femme lui prêter attention : en sorte que, si elle ne tombe pas amoureuse, l'excuse est difficile. C'est le cas du grand homme qui en général jouit d'une célébrité lumineuse. L'indifférence du sexe féminin à son égard doit donc être multipliée par ce facteur important. La femme dédaigne le grand homme volontairement et non par hasard ou par négligence. 157

Elle tend plutôt à éliminer les individus les meilleurs, selon le point de vue masculin, ceux qui innovent et se lancent dans de hautes entreprises, et elle manifeste une passion décidée pour la médiocrité. [...] Le fait est qu'à prendre la question dans son horizon le plus large, et zoologiquement en quelque sorte, la tendance générale des ardeurs féminines semble décidée à maintenir l'espèce à l'intérieur de limites médiocres, à éviter la sélection dans le sens de l'excellence, à interdire à l'homme d'être jamais un demi-dieu ou un archange. 158-159 (fin)


Bien sûr il y a là sans doute une bonne dose de misogynie, voire de ressentiment, même si Leopardi par exemple confirme Ortega sur ce point (que choquait beaucoup les infidélités de Joséphine et son dédain de Napoléon!). Dès qu'on prétend parler de La femme on la diffame. Cela peut paraître des clichés aussi datés que ceux de "La femme" de Michelet (pour qui "la femme ne vit pas sans l'homme"). Il n'en reste pas moins que les femmes se préoccupent plus que les hommes de ce que Marguerite Duras appelait "la vie matérielle" qui renvoie à la vie maternelle. Ce n'est pas dire, bien sûr, que les femmes seraient inaptes au génie, qui est si rare aussi chez les hommes, mais plutôt qu'elles donnent généralement plus d'importance à la vie quotidienne et au corps, à la chair de la vie. Elles sont en général plus présentes et moins abstraites que les hommes qui sont souvent perdus dans le passé ou l'avenir ; elles sont donc moins prêtes à perdre leur vie pour des idées (il y a des exceptions). C'est une vertu précieuse pour tempérer le fanatisme masculin et certes, vivre avec Einstein ne présente pas un grand intérêt. Le génie n'a pas assez de temps à consacrer à sa femme, c'est la plupart du temps un travailleur obstiné absorbé par sa tâche, on peut dire qu'il a déjà un bon symptôme, qu'il est déjà marié à sa muse (aimer ou créer, il faut choisir) ! Pourtant, on doit constater aussi qu'il y a eu bien des créateurs et de nombreux hommes politiques qui doivent tout au dévouement de leur femme sans laquelle ils n'auraient pas pu se consacrer à une oeuvre trop exigeante. Le prix qu'elles doivent payer, de leur plus ou moins complet dévouement, peut paraître exorbitant, comme en témoigne la révolte de Clara Malraux ("Je m'apercevais que vivre avec André était un cadeau royal que je payais de ma propre disparition" 1973). C'est effectivement invivable si on ne fait pas vraiment cause commune (et, bien sûr, il est aussi difficile dans l'autre sens d'aimer une femme de génie).

J'ai toujours été plus que méfiant envers les tentatives "essentialistes" de différenciation des sexes, battant en brèche l'universalisme des êtres parlants au nom de leurs deux natures sexuelles. On sait pourtant que l'opposition entre mâle et femelle (actif et passif, extérieur et intérieur) constitue une des bases de la culture (du langage, des classifications mythiques), il est donc inévitable qu'on y répète des préjugés culturels. Ainsi, on attribuerait bien aux femmes un talent particulier pour la douceur de vivre, comme autrefois on la disait "née pour la souffrance" (Michelet). Il n'empêche que la différence des sexes est une question qui nous préoccupe depuis l'enfance et qu'il y a bien des prédispositions corporelles, des différences biologiques et des destins différenciés (de mère ou de père notamment), des obstacles différents à surmonter, sans compter toutes les différenciations sociales qui peuvent s'y surajouter (et qui évoluent plus rapidement désormais).

On est à l'évidence sur un terrain bien fragile, surtout que c'est presque toujours un point de vue mâle. Il n'est pas question de justifier en quoi que ce soit les inégalités entre les hommes et les femmes, ni de s'en servir d'excuse pour restreindre leurs libertés, mais il n'est pas absurde de penser que statistiquement l'audace et la prudence s'équilibrent dans la répartition des rôles (comme entre les jumeaux, il n'y a rien là de biologique), tout en laissant de grandes marges de manoeuvre aux individus des deux sexes. L'idée intéressante amenée par l'auteur, est celle de moyenne, contredisant la vulgate darwinienne qui ferait de la sélection naturelle ou de la compétition sociale un processus d'amélioration de la race (ce qui devrait ne laisser que des gorilles de plus en plus forts, voire de terribles dinosaures, pas des hommes fragiles et sans défenses). La focalisation sur une moyenne paraît bien plus conforme à la réalité de la stabilité des espèces (si ce n'est à un esprit démocratique!) Il s'agirait donc plutôt de garder le "juste milieu" d'Aristote et non de produire des surhommes, une race de génies (d'un homme sans corps qui se réduirait à son cerveau). C'est une leçon à retenir au moment où les biotechnologies promettent une amélioration de la race, sorte d'eugénisme libéral comme l'appelle Habermas. Grande nouvelle pour la multitude, les femmes préféreraient les hommes normaux ! (pour les hommes c'est moins sûr).

Enfin, il faut garder toujours à l'esprit l'analogie entre révolution et coup de foudre. Sur ce plan, il s'agirait donc de dépasser le romantisme révolutionnaire pour rétablir que ce qui compte, ce n'est pas la révolution (nécessaire) et ses explosions de joies trop longtemps contenues, mais bien les institutions à construire dans leur imperfection, leur caractère transitoire et précipité. La question de la durabilité est absolument essentielle au-delà de son aspect écologique qui est celle de notre responsabilité collective. On ne peut tout faire dépendre de nos caprices, ni se résoudre à l'échec ou l'impuissance. D'un autre côté, cela ne peut signifier se faire une raison du caractère oppresseur et stérilisant des institutions, ni des ravages du volontarisme, mais au contraire tenter d'y remédier, inventer de nouveaux dispositifs permettant un véritable développement humain. Il s'agit de passer enfin de l'histoire subie à l'histoire conçue, se réapproprier sa propre histoire, lutter ensemble contre les morsures du temps et l'entropie universelle, debout au milieu de la tempête et des vents mauvais, dressés fièrement contre tout ce qui nous renie et nous condamne d'avance, puisque tout a une fin, l'amour et la vie aussi ; sans que cela nous empêche de vivre et d'aimer, de continuer l'aventure humaine et de rêver à des amours meilleurs.

Ce n'est pas tellement de liberté qu'on a besoin, mais de n'être enchaîné que par ce qu'on aime. P. Reverdy

Quand on est amoureux, on sent quel homme on doit être. A. Tchékhov

Le signe d'un grand amour consiste non pas à
tenir mais à entretenir une promesse divine. Thibon

Jean Zin 25/04/04
http://jeanzin.fr/ecorevo/psy/ortega.htm


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